Proverbes dramatiques/Les Deux Filous

Explication du Proverbe :


LES
DEUX FILOUX.

QUATRE-VINGT-TROISIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


LE MARQUIS DE DROUVILLE.
VUIDE-POCHE, Filoux.
L’HAMEÇON,
BERNARDY, Coureur du Marquis.


La Scene est dans un Café du Boulevard.

Scène premiere.

L’HAMEÇON, VUIDE-POCHE.
VUIDE-POCHE.

L’Hameçon ?

L’HAMEÇON.

Qui m’appelle ?

VUIDE-POCHE.

C’est moi ; par ici.

L’HAMEÇON.

Ah ! c’est toi Vuide-poche ?

VUIDE-POCHE.

Oui, viens donc.

L’HAMEÇON.

Eh bien, qu’est-ce que tu as à me dire ?

VUIDE-POCHE.

Mais c’est que la journée s’avance.

L’HAMEÇON.

Je le sais bien.

VUIDE-POCHE.

Et nous n’avons encore rien fait d’aujourd’hui.

L’HAMEÇON.

C’est à quoi je pense.

VUIDE-POCHE.

J’ai bien eu envie de prendre la tabatiere de cette Demoiselle qui travaille en filet à la porte du Café.

L’HAMEÇON.

Eh bien, qui t’a arrêté ?

VUIDE-POCHE.

C’est qu’elle étoit d’argent.

L’HAMEÇON.

Tu as raison, cela ne vaut pas la peine de risquer d’aller à Bicêtre.

VUIDE-POCHE.

Sans doute, il faut prendre quelque chose de plus considérable.

L’HAMEÇON.

Moi, j’ai été bien tenté d’une bague, qui nous auroit beaucoup valu.

VUIDE-POCHE.

Et qui l’avoit ?

L’HAMEÇON.

Une Demoiselle de l’Opéra, à qui la Bouquetiere vendoit des bouquets à la portiere de son carrosse.

VUIDE-POCHE.

Il falloit la prendre ; à une fille cela étoit facile. Il y avoit peut-être des jeunes gens à l’autre portiere.

L’HAMEÇON.

Sans doute ; c’est ce qui m’en a donné envie ; car elle crioit, & elle avoit la main presque dehors du carrosse.

VUIDE-POCHE.

C’étoit bien aisé.

L’HAMEÇON.

Oui, mais c’est Mademoiselle Fripe-tout ; elle a pour amant un homme… Ah ! tu sais bien… là… qui a déjà fait pendre un de mes amis.

VUIDE-POCHE.

Ah diable ! c’est sans doute de ces Messieurs qui ne badinent pas, quand il est question de leurs intérêts.

L’HAMEÇON.

Le chevalier Vâ-Tout m’a bien tenté aussi.

VUIDE-POCHE.

Qui, ce gros joueur ?

L’HAMEÇON.

Oui. Il comptoit son argent dans le Café d’ici à côté, & il avoit plus de cent-cinquante louis.

VUIDE-POCHE.

Qu’il perdra peut-être ce soir.

L’HAMEÇON.

Oui, & je lui aurois évité ce chagrin-là.

VUIDE-POCHE.

C’est donc à quoi tu pensois, quand je t’ai appellé ?

L’HAMEÇON.

Non, c’est à une aventure qui vient d’arriver.

VUIDE-POCHE.

A qui ?

L’HAMEÇON.

Au Marquis de Drouville, qui se croit si beau.

VUIDE-POCHE.

Celui qui a tant de bijoux ?

L’HAMEÇON.

Lui-même. Il a une montre garnie de diamants, qui me tente depuis long-temps, & il vient de la tirer tout-à-l’heure.

VUIDE-POCHE.

C’est une aventure toute ordinaire de tirer sa montre.

L’HAMEÇON.

Ce n’est pas cela.

VUIDE-POCHE.

Qu’est-ce que c’est donc ?

L’HAMEÇON.

C’est que sa voiture vient de se rompre là, vis-à-vis.

VUIDE-POCHE.

S’il pouvoit venir ici.

L’HAMEÇON.

C’est ce que je regardois.

VUIDE-POCHE.

Tiens. N’est-ce pas lui qui entre ?

L’HAMEÇON.

C’est lui-même ; il y vient peut-être attendre une autre voiture. Viens avec moi, j’ai une bonne idée ; nous reviendrons.

VUIDE-POCHE.

Allons, allons.

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Scène II.

LE MARQUIS, BERNARDY.
LE MARQUIS.

Eh, Bernardy.

BERNARDY.

Monsieur le Marquis ?

LE MARQUIS.

Pendant qu’on m’est allé chercher une voitute, va-t’en chez la Présidente de Longs-nerfs.

BERNARDY.

Où demeure-t-elle ?

LE MARQUIS.

Quelque part du côté de la rue Boucherat, ici près.

BERNARDY.

Ah ! c’est cette dame du chevalier Sous-tirant ?

LE MARQUIS.

Oui.

BERNARDY.

Elle n’est pas à Paris ; car il est avec elle à la campagne, à ce que m’a dit son cocher.

LE MARQUIS.

Eh parbleu ; cela est vrai ; je l’avois oublié.

BERNARDY.

Monsieur le Marquis, si vous voulez aller quelque part ici près.

LE MARQUIS.

Eh bien ?

BERNARDY.

Vous avez Madame de Plantemere.

LE MARQUIS.

Je ne puis la souffrir ; elle a envie d’être savante. Il faudroit lire avec elle tous les ouvrages nouveaux.

BERNARDY.

Et Madame de Rocmare ?

LE MARQUIS.

Elle joue toujours & elle est avare, hors pour le jeu.

BERNARDY.

Et Madame la comtesse de la Villanfores.

LE MARQUIS.

Je l’ai eue plus de six mois. Va-t’en voir si Mademoiselle de Sotiny est chez elle.

BERNARDY.

Je ne vous conseille pas d’y aller.

LE MARQUIS.

Pourquoi donc ? Tout ce que nous avons de mieux de nos jeunes gens y passent leur vie.

BERNARDY.

Cela est bon pour des gens sans expérience ; des étrangers, par exemple.

LE MARQUIS.

C’est une fille charmante !

BERNARDY.

Je la connois bien.

LE MARQUIS.

Pourquoi ne veux-tu pas que j’y aille ?

BERNARDY.

C’est qu’on ne sait pas ce qui peut arriver.

LE MARQUIS.

Comment ?

BERNARDY.

Vous vous portez bien, n’est-ce pas ?

LE MARQUIS.

Mais, je crois que oui.

BERNARDY.

Eh bien, restez tranquille, Monsieur le Marquis.

LE MARQUIS.

Voilà de vos propos, à vous autres, quand vous n’aimez pas une fille, vous la décriez.

BERNARDY.

Moi, je l’aime beaucoup ; & j’ai des raisons pour cela.

LE MARQUIS.

Comment ?

BERNARDY.

Je ne veux pas lui faire tort ; mais je ne peux dire cela à Monsieur le Marquis.

LE MARQUIS.

Quoi ?

BERNARDY.

C’est moi qui l’ai enlevée à Marseille, d’où je l’ai menée à Aix.

LE MARQUIS.

Toi ?

BERNARDY.

Oui, d’homme d’honneur. En revenant d’Italie, je devins amoureux d’elle, je l’épousai ; au bout de six mois je la plantai là ; mais elle est venue à Paris me trouver : je lui ai conseillé de chercher fortune, & elle a réussi, comme vous voyez.

LE MARQUIS.

Elle est ta femme ?

BERNARDY.

Oui, Monsieur le Marquis.

LE MARQUIS.

Tu en es peut-être jaloux ?

BERNARDY.

Ah ! Monsieur le Marquis sait bien que nous ne pensons pas comme cela, nous autres, & puis je ne la vois plus.

LE MARQUIS.

Va voir si ma voiture se raccommode, ou si l’autre revient. (Le coureur sort).

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Scène III.

LE MARQUIS, L’HAMEÇON déguisé en peintre en miniature.
L’HAMEÇON, faisant la révérence.

Je viens d’apprendre, Monsieur le Marquis, qu’il vous est arrivé un malheur à l’instant, qui seroit bien heureux pour moi, si vous le vouliez.

LE MARQUIS.

Qui êtes-vous ?

L’HAMEÇON.

Je m’appelle Rajeuni, & je suis peintre en miniature.

LE MARQUIS.

Eh bien, qu’est-ce que vous me voulez ?

L’HAMEÇON.

C’est qu’il ne tient qu’à Monsieur le Marquis de me faire gagner, en un quart-d’heure, cinquante louis.

LE MARQUIS.

Et comment cela ?

L’HAMEÇON.

Une Dame de grande distinction me les a promis, si je puis lui rapporter de Monsieur le Marquis un portrait fort ressemblant.

LE MARQUIS.

Ah, ah ; c’est cela ?

L’HAMEÇON.

Oui vraiment ; car elle vous aime si fort, qu’elle m’en donneroit peut-être cent, si je réussissois.

LE MARQUIS.

C’est peut-être une vieille femme.

L’HAMEÇON.

Non, vraiment, elle est jeune, & fort jolie.

LE MARQUIS.

Je ne l’ai donc jamais trouvée nulle part ?

L’HAMEÇON.

Je ne sais pas ; mais elle ne pense qu’à vous ; elle ne parle que de vous.

LE MARQUIS.

Monsieur Rajeuni, vous me direz son nom ?

L’HAMEÇON.

Je ne le sais pas.

LE MARQUIS.

Sa demeure ?

L’HAMEÇON.

Elle est venue chez moi, & elle y revient tous les deux jours, pour voir si j’ai réussi. Il y a un mois que je suis Monsieur le Marquis à tous les spectacles, aux promenades, au rempart ; je commence bien mon portrait ; mais comme vous ne tenez pas en place, je ne saurois l’achever.

LE MARQUIS.

Vous avez donc fait quelque chose ? montrez-moi.

L’HAMEÇON.

Je ne l’ai pas ici ; mais si Monsieur le Marquis vouloit se tenir là, un petit quart-d’heure seulement, cela suffiroit ; & comme j’en ferois sûrement beaucoup de copies ; parce que je connois mille femmes qui voudroient en avoir, ma fortune seroit faite.

LE MARQUIS.

Eh bien, j’y consens, à condition que vous ferez tout ce qu’il vous sera possible pour savoir quelle est la Dame.

L’HAMEÇON, faisant semblant de travailler.

Je vous le promets.

LE MARQUIS.

Où demeurez-vous ?

L’HAMEÇON.

Monsieur le Marquis sait-il la rue du Ponceau ?

LE MARQUIS.

Non ; mais mes gens la trouveront.

L’HAMEÇON.

Ils n’auront qu’à demander Rajeuni, peintre en miniature, chez un Tabletier.

LE MARQUIS.

Cela est bon.

L’HAMEÇON.

Monsieur le Marquis, si vous vouliez bien vous tourner un peu de mon côté.

LE MARQUIS.

Comme cela ?

L’HAMEÇON.

Oui. Fort bien. Je ne suis pas étonné si toutes les Dames sont amoureuses de vous ; vous avez des traits nobles, enchanteurs ; tout cela n’est pas aisé à rendre.

LE MARQUIS.

On m’a toujours manqué.

L’HAMEÇON.

Vous n’êtes pas comme cela, vous, Monsieur le Marquis, vous êtes sûr des coups que vous portez dans le cœur des Dames. Aussi avec des yeux comme les vôtres, cela n’est pas étonnant.

LE MARQUIS.

Pouvez-vous rendre bien les yeux ?

L’HAMEÇON.

Ecoutez donc, je n’en ai guère fait comme ceux-là.

LE MARQUIS.

Vous êtes honnête, Monsieur Rajeuni.

L’HAMEÇON.

Monsieur le Marquis, c’est l’état de la profession.

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Scène IV.

LE MARQUIS, L’HAMEÇON, VUIDE-POCHE,
en pauvre honteux, avec une béquille.
VUIDE-POCHE.

Eh ! Messieurs, ayez pitié d’un pauvre homme qui n’a jamais demandé l’aumône de sa vie.

LE MARQUIS.

Paix donc.

VUIDE-POCHE.

Eh ! Monsieur, par charité.

L’HAMEÇON.

Allons, laissez-moi donc ; vous voyez que j’ai affaire.

VUIDE-POCHE.

Eh ! Monsieur, je vous demande bien pardon.

L’HAMEÇON.

Allons, c’est bon, allez-vous en.

VUIDE-POCHE.

Monseigneur, si c’étoit votre bonté de me donner quelque chose.

LE MARQUIS.

Tais-toi.

VUIDE-POCHE.

Monseigneur, vous voyez un pauvre fermier dont tous les biens ont été brûlés.

LE MARQUIS.

Comment cela ?

VUIDE-POCHE.

Je m’en vais vous le dire, Monseigneur.

LE MARQUIS.

Ces coquins-là font toujours des histoires.

L’HAMEÇON.

Ne l’écoutez pas, Monsieur le Marquis, & ne remuez pas ; parce que j’en suis aux yeux, & c’est là le difficile.

LE MARQUIS.

Cela sera-t-il bientôt fait ?

L’HAMEÇON.

Oui, si vous ne remuez pas.

VUIDE-POCHE.

Eh ! Monseigneur !…

LE MARQUIS.

Eh bien, comment as-tu été brûlé ? voyons.

VUIDE-POCHE.

Eh ! Monseigneur, c’est par une fusée d’artifice d’un feu que le Seigneur de notre village donnoit à sa maîtresse dans son château, le jour qu’il avoit vendu sa terre pour lui acheter des diamans, & lui meubler une maison.

LE MARQUIS.

Allons, cela n’est pas vrai.

VUIDE-POCHE.

Eh ! Monseigneur, cela est si vrai, que la ferme a été brûlée ; j’étois malade dans mon lit ; il m’est tombé une poutre qui m’a cassé la cuisse tout en haut à cet endroit-là. Il lui prend la montre, & la fait voir par derriere lui à l’Hameçon.

LE MARQUIS.

Eh ! finis donc. Eh bien, Monsieur Rajeuni, cela sera-t-il long encore ?

L’HAMEÇON.

Non, Monsieur le Marquis ; vous êtes attrapé.

VUIDE-POCHE.

Monseigneur…

LE MARQUIS.

Allons, va-t-en.

VUIDE-POCHE.

Allons, Monseigneur, je m’en vais vous obéir. (Il s’enfuit.)

LE MARQUIS.

Voyons, voyons, Monsieur Rajeuni.

L’HAMEÇON.

Oh ! non, Monsieur, cela n’est pas fini, vous ne le trouveriez pas assez beau.

LE MARQUIS.

Eh bien, j’irai chez vous après demsin, cela sera-t-il fait ?

L’HAMEÇON.

Oui, Monsieur le Marquis, tout sera fini. Je vous remercierai bien.

LE MARQUIS.

Vous me direz la Dame ?

L’HAMEÇON.

Monsieur le Marquis, quand vous la connoîtrez, vous serez bien heureux.

LE MARQUIS.

Je l’espère. (L’Hameçon sort).

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Scène derniere.

LE MARQUIS, BERNARDY.
LE MARQUIS.

Eh bien, Bernardy ?

BERNARDY.

Monsieur le Marquis ?

LE MARQUIS.

Ma voiture ?

BERNARDY.

Elle vient.

LE MARQUIS.

Quelle heure est-il ?

BERNARDY.

Je ne sais pas.

LE MARQUIS.

N’as-tu pas ma montre ?

BERNARDY.

Non, Monsieur, je ne la porte point aujourd’hui.

LE MARQUIS.

Je l’ai oubliée apparemment.

BERNARDY.

Non, je vous l’ai donnée ce matin, dès que vous avez été habillé.

LE MARQUIS.

Cela ne se peut pas.

BERNARDY.

J’en suis sûr.

LE MARQUIS.

Mais je ne l’ai point.

BERNARDY.

Vous l’avez donc perdue.

MARQUIS.

Il faut qu’on me l’ait prise.

BERNARDY.

Et qui ?

LE MARQUIS.

Deux coquins qui sont venus ici tout-à-l’heure.

BERNARDY.

Et qui sont-ils.

LE MARQUIS.

L’un s’est dit peintre en miniature ; il demeure rue du Ponceau, chez, chez un Tabletier.

BERNARDY.

Cela n’est pas vrai ; je connois tout ce qui demeure dans cette rue-là. Et l’autre ?

LE MARQUIS.

C’est un pauvre, avec une béquille.

BERNARDY.

Avec une béquille ?

LE MARQUIS.

Oui, vraiment.

BERNARDY.

Vous ne reverrez jamais votre montre.

LE MARQUIS.

Pourquoi donc ?

BERNARDY.

C’est que j’ai rencontré un homme qui couroit aussi-bien que moi, avec une béquille à la main ; c’est surement votre voleur.

LE MARQUIS.

Parbleu, voilà deux grands marauts ; il faut avouer que je suis bien malheureux aujourd’hui !

BERNARDY.

Ah ! tout cela se réparera ; quelque dame vous rendra tout cela.

LE MARQUIS.

Allons, fais avancer ma voiture. (Ils s’en vont).

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83. Tout Flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.