Proverbes dramatiques/Les Deux Auteurs

Explication du Proverbe :


LES
DEUX AUTEURS.

QUATRE-VINGT-CINQUIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


LE NAIN, Auteurs.
LE GRIS,


La Scene est dans le jardin de l’Infante, à Paris.

PROLOGUE.

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M. LE GRIS, M. LE NAIN.
M. LE GRIS.

Bon jour, Monsieur le Nain.

M. LE NAIN.

Bon jour, Monsieur le Nain.Bon jour, Monsieur le Gris.

M. LE GRIS.

Savez-vous du nouveau ?

LE NAIN.

Savez-vous du nouveau ? N’avez-vous rien appris ?

M. LE GRIS.

Il a paru, je crois, une platte brochure.

M. LE NAIN.

Il faut faire du bon, quelque chose qui dure.
Je crois l’avoir trouvé : faites-moi compliment.

M. LE GRIS.

Hâtez-vous de parler : que dites-vous ? comment !

M. LE NAIN.

J’avois toujours été très-peu recommandable ;
Mais je viens de finir un ouvrage admirable.

M. LE GRIS, ironiquement.

Je crois, sortant de vous, qu’il doit être excellent,
Et personne jamais n’eut un pareil talent.

M. LE NAIN.

Vous changerez de ton, voyant ma tragédie.

M. LE GRIS.

C’est là cet ouvrage…

M. LE NAIN.

C’est là cet ouvrage…Oui.

M. LE GRIS.

C’est là cet ouvrage… Oui.Mais il faut du génie.

M. LE NAIN.

Je conviens avec vous que je n’en eus jamais.

M. LE GRIS.

Qui peut donc vous donner l’espoir d’un grand succès ?

M. LE NAIN.

Vous n’en pourrez prévoir la pleine réussite
Qu’en sachant mon projet, qu’en voyant ma conduite.

M. LE GRIS.

Mais il faudroit avoir de l’esprit & du goût.

M. LE NAIN.

Vous verrez, par mon plan, qu’il n’en faut point du tout.
J’exerçois vainement l’art divin de la rime ;
Car c’est du temps perdu, lorsque l’on s’en escrime
Sans avoir un bon fond ; soyez-en convaincu.

M. LE GRIS.

J’ai, pour nier cela, je pense, assez vécu.
C’étoit bon autrefois ; cette vieille méthode,
Dans ce siecle d’esprit, a bien changé de mode.
Lorsque l’on sait écrire, a-t-on besoin d’autre art ?

M. LE NAIN.

Quand la nature est belle, il ne faut point de fard,
Et sous la draperie, on sent que dans l’antique
C’est à montrer le nud que l’artiste s’applique ;
Mais revenons au fond : sans lui, point d’intérêt.

M. LE GRIS.

Et sans lui la musique a-t-elle moins d’effet ?

M. LE NAIN.

Je crois qu’elle en auroit encore davantage,
Puisqu’il augmenteroit le charme de l’ouvrage.

M. LE GRIS.

Laissons aux amateurs à traiter ce sujet.

M. LE NAIN.

Oui, vous avez raison : reprenons notre objet ;
Car je dois vous prouver que pour ma tragédie

Je n’ai pas eu besoin d’esprit, ni de génie.
D’une piece bien faite, en s’emparant du plan,
On en peut faire trois, d’un genre différent ;
Mais il faut bien choisir, chez un auteur habile,
Toujours très-applaudi : le reste est très-facile.

M. LE GRIS.

Et si le genre est bas ?

M. LE NAIN.

Et si le genre est bas ? Il faudra l’ennoblir.

M. LE GRIS.

Je ne vois pas comment vous pourrez réussir.

M. LE NAIN.

En prenant mon sujet à l’opéra-comique.

M. LE GRIS.

Ah ! votre tragédie est donc mise en musique ?

M. LE NAIN.

Point du tout, en grands vers, qu’on doit crier très-fort.

M. LE GRIS.

Des poumons de l’Acteur dépendra votre sort ?

M. LE NAIN.

Non, non.

M. LE GRIS

Non, non.De plus en plus ceci toujours m’étonne.

M. LE NAIN.

Apprenez mon secret ; la recette est fort bonne.

M. LE GRIS.

A l’opéra-comique aller prendre un sujet !

M. LE NAIN.

Mais puisqu’on l’y choisit pour en faire un ballet,
Je peux bien m’en saisir pour une tragédie.

M. LE GRIS, ironiquement.

Et moi, je le prendrai pour une comédie.

M. LE NAIN.

Pourquoi non ? C’est à quoi je n’avois pas pensé.

M. LE GRIS.

Pour prendre un tel moyen il faut être insensé !

M. LE NAIN.

Il faut prendre où l’on peut.

M. LE GRIS.

Il faut prendre où l’on peut.N’avez-vous point de honte ?

M. LE NAIN.

Non, car j’ai bien choisi ; c’est un très joli conte.
Quand j’ai vu qu’en suivant pas à pas un sujet,
D’un opéra-comique on fait un bon ballet,
J’ai dit, suivant ce plan jusqu’à la moindre scene,
J’en puis faire un bon drame, & sans beaucoup de peine.

M. LE GRIS.

Supposant qu’il soit bon, on le reconnoîtra.

M. LE NAIN.

Et le public charmé, trois fois bravo criera.

M. LE GRIS.

Ah ! si vous le croyez, je vous en félicite.

M. LE NAIN.

Mais pour être applaudi faut-il tant de mérite ?

M. LE GRIS.

Quel conte avez-vous pris ?

M. LE NAIN.

Quel conte avez-vous pris ? C’est Annette & Lubin.

Et mon ouvrage, à moi, c’est Ulzette & Zaskin,
En cinq actes bien pleins, hormis le quatrieme,
Qui, foible d’action, fait briller le cinquieme.

M. LE GRIS.

Mais Annette & Lubin…

M. LE NAIN.

Mais Annette & Lubin…Est un sujet charmant !
Le Bailli n’est-il pas un jaloux, un tyran,
Un ministre cruel, respirant la vengeance,
Toujours persécutant la vertu, l’innocence ?
Le Seigneur généreux, l’image d’un bon Roi,
Qui suit plutôt son cœur qu’une cruelle loi ?

M. LE GRIS.

Et comment amener un dénouement tragique ?

M. LE NAIN.

Ah ! rien n’est plus facile, & le conte l’indique.
Dans mon drame je fais triompher la vertu,
Par elle on voit le vice à ses pieds abbatu.

M. LE GRIS.

Mais il faut de beaux vers.

M. LE NAIN.

Mais il faut de beaux vers.J’en ai d’assez aimables,
Plusieurs sont très-heureux ; mais les plus admirables,
Et que je fais toujours pour être surprenants,
Sont ceux qui sont obscurs ; ils sont éblouissants.

M. LE GRIS, ironiquement.

Vous répondez à tout, & sans soins & sans veilles,
Vous avez le secret de faire des merveilles.

M. LE NAIN.

Je ne me cache point, on pourra m’imiter.
Les Auteurs tels que moi pourront en profiter :
Arrachant les lauriers des mains de Melpomene,
On les verra briller tour à tour sur la scene.

M. LE GRIS.

Mais pour répondre mieux d’un si brillant succès,
Il auroit fallu faire au moins quelques essais ;
A quelques gens d’esprit, de goût, vous faire entendre.

M. LE NAIN.

Je m’en suis bien gardé ; je veux brusquer, surprendre,
Enlever les bravo, & cela dès ce soir ;
Vous y pouvez compter.

M. LE GRIS.

Vous y pouvez compter.Mais je voudrois le voir.

M. LE NAIN.

Venez, & vous verrez, en écartant l’envie,
Ce qu’on fera de mieux en fait de Tragédie.

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85. On fait ce qu’on peut, & non pas ce qu’on veut.