Protagoras et Démocrite
III
PROTAGORAS ET DÉMOCRITE
Le sens de la célèbre formule de Protagoras (Platon, Théét., 152, A : πάντων χρημάτων μέτρον ἄνθρωπον εἶναι, τῶν μὲν ὄντων, ὡς ἔστι, τῶν δὲ μὴ ὄντων, ὡς οὐκ ἔστιν), après tant de travaux, paraît aujourd’hui bien établi : c’est une formule sensualiste et sceptique : elle exprime la relativité de toute connaissance. En vain d’ingénieux critiques ont-ils essayé d’en étendre la portée, et imaginé que par ἄνθρωπος Protagoras entendait, non pas l’homme individuel, non pas la sensibilité de chacun, mais l’homme en général, considéré comme être intelligent. On peut dire que la belle étude de Natorp (Forsch. zur Gesch. des Erkenntnissproblems im Alterthum) a fait justice de cette hypothèse, à l’appui de laquelle on ne saurait citer aucun texte précis. Natorp a prouvé par un examen minutieux, et avec un grand luxe d’arguments — ce qui paraissait évident à première vue pour tout lecteur non prévenu — que Platon a été dans le Théétète un interprète fidèle, un adversaire loyal, d’une bonne foi scrupuleuse, et attaché toujours, sinon à la lettre, du moins à l’esprit de la doctrine qu’il expose avec tant de profondeur avant de la critiquer avec tant de subtilité. Par suite, l’origine héraclitéenne de la thèse de Protagoras ne saurait être plus douteuse que la signification de la formule.
Toutefois, s’il nous semble incontestable que la doctrine de Protagoras est, dans son ensemble, relativiste et sceptique, il ne nous parait pas que sa vraie et propre signification ait toujours été suffisamment mise en lumière. Sur un point au moins nous croyons que l’interprétation admise par la plupart des critiques est en défaut. On considère généralement cette doctrine comme signifiant qu’aux yeux de Protagoras les choses sont de simples apparences subjectives, et qu’il n’y a point de vérité objective. Les qualités des corps, les choses mêmes, ou ce qu’on appelle ainsi, connues uniquement par les modifications de la sensibilité, et n’existant que par elles, seraient de simples états du sujet sentant. Bref, Protagoras, devançant la critique moderne, se serait fait des qualités des corps une idée analogue à celle d’un Berkeley ou d’un Hume. Sa philosophie serait un relativisme subjectif. Surfout il n’y aurait pas de différence essentielle entre sa conception et celle de Démocrite, qui, lui, sans aucun doute, considère au moins certaines qualités des corps comme de simples états passifs du sujet sentant.
Tout autre est, selon nous, la véritable pensée de Protagoras. Si nous ne nous trompons, il a considéré les choses comme véritablement existantes hors de l’esprit, aussi longtemps du moins qu’elles sont en rapport avec lui. Le chaud, le froid, la couleur auraient une existence distincte de la sensation : ces qualités ne seraient pas en nous, mais hors de nous. Quoiqu’elles ne puissent ni être, ni être connues en dehors de la représentation, elles seraient cependant distinctes de cette représentation qui nous les fait connaître, non pas comme ayant une réalité durable et permanente, non pas en tant que choses ou êtres en soi, mais comme ayant, une réalité passagère et fugitive, pour autant que l’esprit les aperçoit. Par suite, la thèse relativiste serait maintenue dans toute son intégrité : et pourtant ce ne serait pas le pur subjectivisme. Il y aurait deux phénomènes distincts et inséparables : la sensation et la chose sentie ; donc il y aurait encore de l’objectivité dans cette philosophie, une objectivité réduite au minimum. Protagoras serait fidèle au principe proclamé par les philosophes antérieurs, et respecté encore par Platon : on ne pense pas ce qui n’est pas. Seulement, dans son système sensualiste, la pensée étant réduite à la sensation, la réalité de l’objet, mesurée, comme l’exige le principe, sur celle de la pensée, serait éphémère et passagère comme elle. La sensation changeant sans cesse, la réalité changerait avec elle ; mais le parallélisme, l’harmonie constante de la pensée et de l’être seraient rigoureusement maintenus.
Cette interprétation s’imposerait d’elle-même s’il fallait s’en rapporter au texte de Sextus Empiricus, qui la suggère naturellement. Hyp. pyr., I, 217 : φησὶν οὖν ὁ ἀνὴρ τὴν ὕλην ῥευστὴν εἶναι, ῥεούσης δὲ αὐτῆς συνεχῶς προσθέσεις ἀντὶ τῶν ἀποφορήσεων γίγνεσθαι καὶ τὰς αἰσθήσεις μετακοσμεῖσθαί τε καὶ ἀλλοιοῦσθαι παρά τε ἡλικίας καὶ παρὰ τὰς ἄλλας κατασκευὰς τῶν σωμάτων· λέγει δὲ καὶ τοὺς λόγους πάντων τῶν φαινομένων ὑποκεῖσθαι ἐν τῇ ὕλῃ, ὡς δύνασθαι τὴν ὕλην ὅσον ἐφ’ ἑαυτῇ πάντα εἶναι ὅσα πᾶσι φαίνεται, τοὺς δὲ ἀνθρώπους ἄλλοτε ἄλλων ἀντιλαμϐάνεσθαι παρὰ τὰς διαφόρους αὐτῶν διαθέσεις… 219 : πάντα γὰρ τὰ φαινόμενα τοῖς ἀνθρώποις καὶ ἔστιν, τὰ δὲ μηδενὶ τῶν ἀνθρώπων φαινόμενα οὐδὲ ἔστιν.
On voit là clairement que la matière, inconnue en son essence, non seulement revêt à nos yeux les diverses formes sous lesquelles elle nous apparaît, mais les prend réellement ; ces apparences sont en elle aussi bien que les sensations en nous : le phénomène est quelque chose qui existe en dehors de l’esprit qui l’aperçoit : il est l’état, la manière d’être de l’objet : le paraître et l’être, tout en demeurant distincts, ne vont pas l’un sans l’autre. Nous choisissons, ou plutôt nous abstrayons, selon nos dispositions, telle ou telle propriété des corps : mais cette propriété, en l’apercevant, nous ne la créons pas, nous la trouvons préexistante, ou du moins existante en même temps que notre sensation. La matière, la chose, est tout ce qu’elle paraît être.
Il est vrai que ce texte, si clair en lui-même, n’a pas paru décisif à tout le monde. Natorp le récuse (Forsch., p. 57). Il y voit une interprétation arbitraire imaginée par je ne sais quel péripatéticien, et que Sextus aurait admise inconsidérément parce qu’elle lui est commode au moment où il s’attache à marquer les différences entre le Pyrrhonisme et la thèse de Protagoras.
Il faut avouer toutefois que ce procédé de critique paraît lui-même assez arbitraire. En général, les témoignages de Sextus ne sont pas de ceux qu’on doive tenir pour suspects. Pour la question qui nous occupe, nous voyons que Sextus cite, ailleurs il est vrai (M. VII, 60), les Καταϐάλλοντες dont nous ne connaissons le titre que par lui. Il a peut-être eu ce livre sous les yeux : tout au moins l’écrivain dont il s’inspire l’avait lu, et il semble bien que le développement qui suit soit emprunté à ce même ouvrage. En tout cas, nous sommes ici en présence d’une source distincte de Platon et d’Aristote, puisque ni l’un ni l’autre ne nomme les Καταϐάλλοντες. De quel droit supposer que l’écrivain très intelligent et très judicieux, qu’on avoue être bien informé dans un de ses ouvrages, se soit laissé aller, dans un autre livre, pour les besoins de sa cause (qui pouvait fort bien être défendue sans recourir à cet expédient), à accueillir une interprétation suspecte et fausse ? Une telle exclusion ne serait légitime que si les deux passages des Hypotyposeis et de l’Adversus Mathematicos se contredisaient formellement : mais si notre interprétation est exacte, ils se confirment l’un l’autre.
Toutefois, quelque incertitude pourrait subsister si le témoignage de Sextus était isolé. Mais il est confirmé par un texte de Platon. Qu’on veuille bien lire attentivement le passage du Théétète, 156, A, et l’on se convaincra aisément qu’il exprime la même pensée qu’on lit dans Sextus. Il s’agit du mouvement actif, venu de l’objet, du mouvement passif, qui est celui de l’organe du sens : de la rencontre ou de la simultanéité de ces mouvements naît la sensation. Platon ajoute : ἐκ τῆς τούτων ὁμιλίας τε καὶ τρίψεως πρὸς ἄλληλα γίγνεται ἔκγονα πλήθει μὲν ἄπειρα, δίδυμα δέ, τὸ μὲν αἰσθητόν, τὸ δὲ αἴσθησις, ἀεὶ συνεκπίπτουσα καὶ γεννωμένη μετὰ τοῦ αἰσθητοῦ· αἱ μὲν οὖν αἰσθήσεις… παμπληθεῖς δὲ αἱ ὠνομασμέναι, τὸ δ’ αὖ αἰσθητὸν γένος τούτων ἑκάσταις ὁμόγονον, ὄψεσι μὲν χρώματα παντοδαπαῖς παντοδαπά, ἀκοαῖς δὲ ὡσαύτως φωναί, καὶ ταῖς ἄλλαις αἰσθήσεσι τὰ ἄλλα αἰσθητὰ ξυγγενῆ γιγνόμενα. — Et plus loin : ἐπειδὰν οὖν ὄμμα καὶ ἄλλο τι τῶν τούτῳ ξυμμέτρων πλησιάσαν γεννήσῃ τὴν λευκότητά τε καὶ αἴσθησιν αὐτῇ ξύμφυτον, ἃ οὐκ ἄν ποτε ἐγένετο ἑκατέρου ἐκείνων πρὸς ἄλλο ἐλθόντος, τότε δὴ μεταξὺ φερομένων τῆς μὲν ὄψεως πρὸς τῶν ὀφθαλμῶν, τῆς δὲ λευκότητος πρὸς τοῦ συναποτίκτοντος τὸ χρῶμα, ὁ μὲν ὀφθαλμὸς ἄρα ὄψεως ἔμπλεως ἐγένετο καὶ ὁρᾷ δὴ τότε, καὶ ἐγένετο οὔ τι ὄψις ἀλλα ὀφθαλμὸς ὁρῶν, τὸ δὲ ξυγγεννῆσαν τὸ χρῶμα λευκότητος περιεπλήσθη, καὶ ἐγένετο οὐ λευκότης αὖ ἀλλὰ λευκὸν… καὶ τἆλλα δὴ οὕτω, σκληρὸν καὶ θερμὸν… 159, D : ἐγέννησε γὰρ δὴ ἐκ τῶν προειρημένων τό τε ποιοῦν καὶ τὸ πάσχον γλυκύτητά τε καὶ αἴσθησιν, ἅμα φερόμενα ἀμφότερα, καὶ ἡ μὲν αἴσθησις πρὸς τοῦ πάσχοντος οὖσα αἰσθανομένην τὴν γλῶσσαν ἀπειργάσατο, ἡ δὲ γλυκύτης πρὸς τοῦ οἴνου περὶ αὐτὸν φερομένη γλυκὺν τὸν οἶνον τῇ ὑγιαινούσῃ γλώττῃ ἐποίησε καὶ εἶναι καὶ φαίνεσθαι.
Il résulte très clairement de ce texte que les qualités sensibles sans distinction (σχληρόν, θερμόν, χρῶμα) sont produites réellement en même temps que la sensation, et durent aussi longtemps qu’elle. Elles appartiennent à la matière, définie comme la cause qui les provoque (το ξυγγεννῆσαν) aussi bien que la sensation appartient à l’esprit. Elles ont une essence, en mouvement, il est vrai, mais qui mérite pourtant de s’appeler οὐσία, 177, C : φερομένη οὐσία ; 159, E : γιγνομένην καὶ φερομένην πικρότητα. Le ποιοῦν est toujours ποιόν (182, A). Elles sont dans l’intervalle (μεταξύ) qui sépare l’esprit et les choses, et ne se confondent nullement avec les sensations elles-mêmes. Il reste vrai d’ailleurs que l’œil est aveugle tant qu’il n’y a pas d’objet qui le frappe ; et l’objet est incolore tant qu’il n’y a point d’œil pour le voir. Rien n’est ou ne devient en soi et par soi, mais seulement par rapport au sujet qui perçoit : on peut donc dire, 157, A : οὐδὲν εἶναι ἓν αὐτὸ κάθ’ αὑτό, ἀλλά τινι ἀεὶ γίγνεσθαι, ou encore (Arist., Métaph., IX, 3, 1047 A) : αἰσθητὸν οὐδὲν εἶναι μὴ αἰσθανόμενον. Il reste pourtant que cette existence du sensible, si fugitive qu’elle soit, est une existence : elle est autre chose et plus qu’une simple apparence subjective. C’est la matière qui, réellement et pour un moment, a pris telle forme, est devenue et est telle chose.
Ainsi s’explique la présence, dans la formule de Protagoras, des mots ὡς ἔστι ὡς et οὐκ ἔστι. Il serait étrange, si elle avait la signification purement subjective qu’on lui a si souvent prêtée, qu’on y vît figurés les mots être et ne pas être. Si, au contraire, le mot être a un sens indépendamment de la représentation, si peu de chose que soit d’ailleurs cette réalité, on comprend l’insistance avec laquelle Protagoras introduit ces mots dans sa formule. Il veut rester d’accord avec le sens commun : il affirme une réalité objective. Si l’homme mesure tout, il n’est pas tout. Il y a de l’être hors de lui.
Ainsi s’explique encore une autre singularité assez choquante. Dans le Théétète, la sensation est à chaque instant donnée comme vraie : le titre même de l’ouvrage de Protagoras que Platon a eu sous les yeux paraît être la vérité. 161 : ἀρχομένος τῆς ἀληθείας. Cf. 162, A ; 170, E ; 171, C. Comment comprendre l’emploi si fréquent de ce mot, si, dans la pensée de Protagoras, il n’y a que des apparences subjectives ? Démocrite, dans une circonstance analogue, disait au moins que la vérité est profondément cachée. Zeller suppose que le titre de ἀλήθεια pourrait bien être de l’invention de Platon : il croit aussi que Protagoras avait pu déclarer à plusieurs reprises et avec force qu’il se proposait de faire connaître la vérité sur les choses par opposition à l’opinion vulgaire. Ces deux suppositions sont inutiles si notre interprétation est exacte. Il est rigoureusement juste de dire que la sensation est vraie, puisqu’elle a un objet hors de nous, et Protagoras avait bien le droit d’intituler son livre : la vérité, puisque, à chaque instant, nos sensations correspondent exactement à des changements, qui d’ailleurs ne se produiraient pas sans elle. Et de même, le mot vérité ne s’appliquerait pas à la thèse de Protagoras prise dans son ensemble, et dans son opposition à l’opinion vulgaire : il s’agirait de la nature même de la vérité prise en elle-même. Il y a de la vérité comme il y a de l’être dans le système de Protagoras. Rien n’empêche d’ailleurs que Protagoras oppose cette vérité à celle des Éléates, avec laquelle elle forme un parfait contraste. Il se peut aussi, comme on le croit généralement, que le livre appelé ἀλήθεια soit le même que Sextus appelle καταβάλλοντες. Enfin remarquons que Platon, s’il a peut-être modifié l’expression de la pensée de Protagoras (152, A : τρόπον τινα ἄλλον) en disant que l’αἴσθησις est l’ἐπιστήμη, n’en a pas du moins changé la véritable signification, puisque l’αἴσθησις est l’ἀλήθεια (152, C : αἴσθησις ἄρα τοῦ ὄντος ἀεί ἐστι καὶ ἀψευδὴς, et 171, A : τὰ ὄντα δοξάζειν ἅπαντας) : et d’ἀλήθεια à ἐπιστήμη la distance à coup sûr n’est pas grande. Par suite, on peut dire avec Schuster et contre Zeller que, selon Protagoras, il y a une science, au moins une vérité, et que cette vérité coïncide avec l’αἴσθησις : et il faut prendre comme traduisant la véritable pensée de Protagoras les expressions analogues de Platon.
Aristote dit (Métaph., IV, 4, 1007 B) que Protagoras supprime le principe de contradiction. Il se peut, comme le conjecture Zeller, que cette expression abstraite ne soit pas du langage de Protagoras : mais la chose même qu’elle exprime est certainement dans sa pensée, et il s’agit ici d’une conséquence qu’il est impossible que Protagoras n’ait pas vue. Il proclamait la réalité objective des contraires à la manière d’Héraclite (Sextus, Hyp. pyr., II, 63 : Δημόκριτος ἔφη μήτε γλυκὺ αὐτὸ εἶναι μήτε πικρὸν, ὁ δὲ Ἡράκλειτος ἀμφότερα). La matière est, en même temps, quoique sous des rapports différents, tout ce qu’elle paraît être à tous les hommes. Elle confond en elle les déterminations les plus opposées et les plus contradictoires. Et c’est pourquoi, comme le disait expressément Protagoras (Diog., IX, 51), il y a toujours sur toute question deux thèses opposées l’une à l’autre. Il faut se souvenir enfin que le titre de l’ouvrage : Καταβάλλοντες, désigne le choc dialectique des diverses opinions opposées sur chaque sujet.
L’argumentation de Protagoras nous apparaît donc comme dominée par le principe commun à toutes les philosophies antérieures à Platon, et qu’on retrouve même chez Platon : on ne pense pas (ou on ne sent pas, on ne se représente pas) ce qui n’est pas. C’est d’ailleurs ce qui nous est formellement attesté dans le Théétète, 160, A : αἰσθανόμενον γὰρ, μηδενὸς δὲ αἰσθανόμενον, ἀδύνατον γίγνεσθαι. Et plus loin, dans le discours que Platon place dans la bouche de Protagoras, 167, A : οὐ τὰ μὴ ὄντα δυνατὸν δοξάσαι.
La doctrine de Protagoras est donc un relativisme objectif ou réaliste. Aussi bien, il est aisé de voir par le Théétète que la relation de l’objet au sujet est un cas particulier de la relation de toutes choses entre elles. (Zeller, Philos. d. Griechen, Bd. I, p. 980, 1.)
Ce n’est donc pas Protagoras qui a le premier, comme on le croit communément, considéré les choses, les qualités des corps, comme de pures apparences subjectives. Le premier en date des philosophes subjectivistes fut Démocrite.
La critique de Protagoras était, en un sens, décisive : il fallait faire droit à ses principaux arguments. La connaissance sensible est essentiellement relative : voilà ce qu’il avait établi, reprenant et fortifiant une thèse que tous les philosophes antésocratiques avaient plus ou moins entrevue.
Il résulte de là qu’il n’y a point de vérité, sinon cette vérité passagère et fuyante que nous venons de définir, et qui ne mérite pas son nom : l’entendre ainsi, c’est, au fond, jouer sur les mots. Démocrite ne voulut pas se contenter d’une conception qui, en fin de compte, ruinait la science. Il chercha la vérité ailleurs, et crut la trouver : il reconnut seulement qu’elle n’est pas aussi facile à atteindre que l’avait pensé Protagoras, qu’elle n’apparaît pas du premier coup à la surface des choses, mais qu’elle est profondément cachée. C’est probablement ce que signifiait sa formule si souvent répétée (Diog., IX, 72) : ἐν βυθῷ ἡ ἀλήθεια. On aura pris pour un aveu de scepticisme ce qui était plutôt le programme d’un dogmatisme qui se cherchait encore, et voulait l’établir en face de la critique négative de Protagoras.
Il n’y avait qu’un moyen d’atteindre cette vérité, puisque les sensations sont relatives : c’était de refuser toute valeur objective aux sensations sans distinction, de faire rentrer pour ainsi dire dans le sujet ces qualités que Protagoras avait laissées en face des sensations, avec lesquelles elles faisaient en quelque manière double emploi, et de les remplacer par d’autres toutes différentes, unies cependant aux sensations par un rapport autre que celui de la ressemblance, si bien qu’il fût également vrai de dire que les sensations nous cachent la vérité et qu’elles nous la révèlent. C’est ce que fit Démocrite, au témoignage de Théophraste et de Sextus. De Sensu, 60 (Diels, p. 516) : Δημόϰριτος ἀποστερῶν τῶν αἰσθητῶν τὴν φύσιν. — Hyp. pyr., II, 63, M., VI, 50. — VII, 135. — VII, 369. — VIII, 6 : μηδὲν ὑποϰεῖσθαι αἰσθητόν. — VIII, 56. — VIII, 184. — VIII, 355. Désormais, les sensations, au lieu d’être l’expression de réalités extérieures semblables à elles, ne sont plus que des états du sujet, πάθη τῆς αἰσθήσεως (Theoph.), des états vides, et Sextus exprime clairement cette doctrine en disant (VIII, 184) : Δημόϰριτος μηδὲν ὑποκεῖσθαι φησιν τῶν αἰσθήτῶν, ἀλλὰ ϰενοπαθείας τινὰς εἶναι τὰς ἀντιλήψεις αὐτῶν, ϰαὶ οὔτε γλυϰύ τι περὶ τοῖς ἐϰτὸς ὑπάρχειν, οὐ πιϰρὸν ἢ θερμὸν ἢ ψυχρὸν ἢ λευϰὸν ἢ μέλαν, οὐϰ ἄλλο τι τῶν πᾶσι φαινομένων· παθῶν γὰρ ἡμετέρων ἧν ὀνόματα ταῦτα. Pour la première fois, le lien qui unissait l’être à la pensée, la réalité à la représentation, était rompu : c’est un moment décisif dans l’histoire de la philosophie.
Briser ce lien était à la vérité une grande hardiesse : c’était une sorte de scandale logique : cela signifiait qu’on peut penser ce qui n’est pas. Une telle audace est peut-être moins étonnante chez un philosophe qui proclamait ouvertement la réalité du non-être ou du vide, du μηδέν aussi bien que du δέν ; il y a du vide aussi dans la pensée (ϰενοπάθεια). En tout cas, il est peut-être curieux de remarquer que le sujet a été pour la première fois posé en opposition avec l’objet par un philosophe qui voulait échapper aux conséquences mises en lumière par Protagoras. C’est un dogmatiste qui a rompu l’unité de l’être et de la pensée : c’est pour se défendre contre les négations du sophiste que le dogmatisme a forgé l’arme que le scepticisme devait tant de fois retourner contre lui. — Il y a une lointaine ressemblance entre Démocrite, inventant la théorie de la distinction des qualités primaires et secondaires, pour vaincre le phénoménisme de Protagoras, et Thomas Reid, reprenant cette même distinction pour échapper au phénoménisme de Hume.
Si la sensation, comme nous venons de le voir, était déclarée insuffisante, il fallait bien y joindre un autre procédé de connaissance : ce fut le raisonnement, le même λόγος dont les philosophies antérieures avaient aussi fait usage sans le définir exactement. Démocrite fit comme eux, et ne parvint peut-être pas à concilier cette théorie, nécessaire pour son système, avec son explication physique de la connaissance (Natorp, Forsch., p. 164, et Archiv f. G. d. Phil., p. 348). Quoi qu’il en soit, Démocrite affirma l’existence réelle ἐτεῇ de deux choses : l’atome et le vide (Sext., Hyp. pyr., I, 214 : ἐτεῇ δὲ ἄτομα ϰαὶ ϰενόν· ἐτεῇ μὲν γὰρ λέγει ἀντὶ τοῦ ἀληθείᾳ. Quant au mouvement, Démocrite n’avait pas besoin ici d’en affirmer l’existence, puisqu’elle était reconnue par l’adversaire qu’il combattait. Il montra seulement que le mouvement ne suffisait pas, comme le croyaient Héraclite et Protagoras, à tout expliquer : il fallait y joindre un principe de stabilité, l’atome, et une condition également indispensable pour la conception de l’atome et celle du mouvement, le vide. Dès lors, ce qu’on a appelé plus tard les qualités primaires des corps, propriétés essentielles des atomes, connues non par les sens, mais au fond pures conceptions mathématiques, la grandeur et la forme, suffisaient à expliquer toutes les propriétés apparentes des objets réels (Théoph., l. c.)
On dira peut-être que cette interprétation rencontre une difficulté dans les textes qui nous montrent Protagoras disciple de Démocrite (Gal., Hist. ph., 3 ; Diels p. 601. — Stob., Ecl., I, 50 ; Diels, p. 396. — Clém. Alex., Strom., I, 14, 353. — Hermias, Irr. Gent. Phil., 9 ; Diels, p. 613. — Diog., IX, 50. — Aristocl. ap. Euseb., Praep. ev. XIV, 19, 5). Mais Zeller a déjà montré qu’en dépit de leur nombre ces témoignages doivent être récusés. Tous les historiens s’accordent à faire naître Démocrite environ 20 ans après Protagoras : et ainsi la chronologie confirme ce que l’analyse des doctrines avait montré : la philosophie de Démocrite marque un progrès sur celle de Protagoras.
D’ailleurs nous savons que Démocrite avait écrit un livre contre Protagoras (Plut., Adv. Col., 4. Sext., M., VII, 389). Il ne nous a pas été conservé une ligne de cet ouvrage : Plutarque dit seulement : τοσοῦτόν γε Δημόϰριτος ἀποδεῖ τοῦ νομίζειν μὴ μᾶλλον εἶναι τοῖον ἢ τοῖον τῶν πραγμάτων ἕϰαστον, ὥστε Πρωταγόρᾳ τῷ σοφιστῇ τοῦτο εἰπόντι μεμαχῆσθαι, ϰαὶ γεγραφέναι πολλὰ ϰαὶ πιθανὰ πρὸς αὐτόν. Sextus dit de son côté : πᾶσαν μὲν οὖν φαντασίαν οὐϰ εἴποι τις ἀληθῆ διὰ τὴν περιτροπρὴν ϰαθὼς ὅ τε Δημόϰριτος ϰαὶ ὁ Πλάτων ἀντιλέγοντες τῷ Πρωταγόρᾳ ἐδίδασϰον — Est-il téméraire de conjecturer que cet ouvrage de Démocrite avait pour objet précisément la question qui nous occupe ? Démocrite y démontrait probablement que la réalité, véritable et absolue, si elle est difficile à atteindre, n’est cependant pas entièrement hors de nos prises ; l’existence des atomes et du vide peut être connue avec certitude. Ainsi se trouvait maintenue la légitimité de la science, la réalité de l’ἀλήθεια, non pas au sens de Protagoras, qui ne l’évoquait que pour la faire évanouir aussitôt, mais au sens plein et entier du mot, tel que l’exige l’esprit humain, et que le réclame la science.
Ainsi envisagé, le livre inconnu du vieux philosophe fait pendant au Théétète : et dans sa théorie de la connaissance, l’œuvre de Démocrite présente de grandes analogies avec celle de Platon. C’est ce que disait déjà Théophraste, l. c. : Δημόϰριτος ϰαὶ Πλάτων ἐπὶ πλεῖστόν εἰσιν ἡμμένοι : et si différentes que soient leurs autres conceptions, quelque hostilité peut-être qu’il y ait eu entre eux, les noms des deux penseurs, en tant qu’ils s’opposent à Protagoras, sont souvent cités ensemble (Sext., M., VII, 389. — VI, 50. — VII, 116. — VII, 389. — VIII, 6. — VIII, 56). Tous deux, en effet, ont poursuivi le même but : maintenir contre la critique négative du sophiste les droits de la science. Dans cette œuvre commune, ils ont dû nécessairement se rencontrer en bien des points : tous deux ont, en effet, diminué la valeur du témoignage des sens; tous deux ont invoqué une faculté de connaître distincte de l’expérience sensible. Bien plus, tous deux, pour expliquer, soit l’erreur, soit le caractère subjectif des apparences sensibles, ont dû admettre la réalité du non-être : à ce point de vue encore il y a une étroite parenté entre le Sophiste et l’œuvre de Démocrite. Mais là s’arrêtent les ressemblances. Au témoignage de Théophraste (l. c.), Platon n’a pas dépouillé les corps de leurs qualités aussi hardiment que Démocrite a osé le faire. La réalité que le philosophe d’Abdère reconnaît au delà des phénomènes est toute matérielle, et c’est des Idées que Platon prétend démontrer l’existence. La faculté de raisonner qu’invoque Démocrite n’est pas l’intuition intellectuelle de Platon. Enfin, tandis que le non-être de Platon parait n’avoir qu’une existence toute relative dans le domaine des Idées, Démocrite fait du non-être ou du vide une réalité, une sorte d’absolu. Mais en dépit de ces différences et d’autres encore, les deux philosophies n’apparaissent pas moins comme ayant le même rapport à la thèse de Protagoras : elles sont la protestation du dogmatisme, idéaliste ou matérialiste, contre le relativisme réaliste de Protagoras.