Les Prétendus sophismes de Zénon d’Élée
LES PRÉTENDUS SOPHISMES
DE ZÉNON D’ÉLÉE
Il faut peut-être quelque courage pour oser revenir encore sur la question si rebattue des arguments de Zénon d’Élée, surtout lorsqu’on s’est déjà une première fois essayé à en éclaircir quelques parties. Mais, d’une part, le nombre toujours croissant des livres, mémoires ou articles consacrés à ce problème par des mathématiciens ou des philosophes atteste que, loin d’avoir perdu de son intérêt, il passionne plus que jamais les esprits : pour être vieux de plus de deux mille ans, il n’en a pas moins une véritable actualité. D’autre part, certaines études, telles que le remarquable article publié par M. G. Noël dans la Revue de métaphysique et de morale sur le Mouvement et les arguments de Zénon d’Élée (1893, p. 107-125), prouvent que la discussion n’est pas inutile. Elle a fait un progrès : il y a des points que quelques-uns du moins considèrent comme acquis. En tout cas, justice a été faite de certaines interprétations manifestement erronées, surtout de certaines réfutations véritablement enfantines, et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles passaient à côté de la difficulté sans la voir. Espérons qu’on n’osera plus les reproduire, et croyons — sans toutefois nous repaître de trop d’illusions ! — qu’un jour viendra où les hommes compétents seront d’accord sur le sens et la portée de ces antiques arguments. Enfin, si j’avais besoin d’une excuse pour revenir sur le problème, je la trouverais dans ce fait que j’ai été pris à partie moi-même dans l’article, d’ailleurs si intéressant, de M. Milhaud sur le Concept du nombre chez les pythagoriciens. Je voudrais rétablir ma pensée, qui n’a pas été bien comprise par l’auteur de l’article, et en même temps signaler quelques difficultés, insurmontables à mes yeux, qui s’opposent à l’interprétation qu’il défend.
« D’abord, selon M. Milhaud, M. Brochard a bien voulu supprimer la distinction classique des arguments contre la pluralité et des arguments contre le mouvement. C’est à ses yeux parce que Zénon nie la pluralité qu’il nie le mouvement. Mais son interprétation laisse toujours supposer que la négation du mouvement est le but d’une partie de sa dialectique au lieu d’être un moyen. » Il est bien vrai que, selon moi, Zénon nie le mouvement parce qu’il nie la pluralité, et j’ajoute qu’il nie la pluralité parce qu’il nie le non-être. Mais en établissant un lien logique entre ces différentes thèses, je n’ai jamais voulu les confondre ou les absorber en une seule. C’est bien le mouvement en lui-même que nie Zénon , le mouvement sous toutes ses formes, le mouvement des phénomènes élémentaires aussi bien que le mouvement de l’Univers pris dans son ensemble. C’est l’interprétation classique de la théorie éléatique, et je m’y tiens. L’interprétation proposée par M. Tannery et reprise par M. Milhaud, selon laquelle l’immobilité de l’être, affirmée par Parménide, serait affirmée de l’Univers pris dans son ensemble, du monde, qui, selon l’expression de l’Éléate, a la forme d’une masse sphérique, arrondie de tous côtés, me paraît tout à fait inadmissible. Elle est contraire à l’opinion de toute l’antiquité : ce n’est pas la négation de la révolution diurne que Diogène le Cynique prétendait réfuter en marchant. Mais surtout elle est contredite par les textes de Platon dont il ne me semble pas que M. Tannery et M. Milhaud aient tenu un compte suffisant, et qui ont incontestablement, dans la question qui nous occupe, la valeur d’une source de premier ordre. Dans le Sophiste (248, A), quand Platon revendique pour l’être absolu (τω παντεως οντι)le mouvement , la vie et la pensée, il ne s’agit apparemment pas de la rotation de l’Univers. Et si ce passage vise surtout les Mégariques, on sait assez que, sur la question du mouvement, Mégariques et Éléates étaient d’accord : il y a d’ailleurs dans le contexte un passage qui semble bien se rapporter à la méthode de Zénon (246, B : τὰ δὲ ἐκείνων σώματα ... κατὰ σμικρὰ διαθραύοντες ἐν τοῖς λόγοις ). Mais surtout dans le Théétèle (180, D), nous voyons Platon opposer à la théorie de Parménide et des Éléates, comme son contraire, la doctrine d’Heraclite et de Protagoras. Or, quand Heraclite et ses disciples soutiennent que rien n’est en repos, que tout est en mouvement, il ne s’agit pas du mouvement de l’Univers pris dans son ensemble, mais bien, comme le prouve toute la discussion, du mouvement des parties élémentaires, de la sensation, des qualités des corps, de tous les êtres, et de tout ce qui devient (Théét., 152, D : ἐκ δὲ δὴ φορᾶς τε καὶ κινήσεως καὶ κράσεως πρὸς ἄλληλα γίγνεται πάντα. Cf. 181, B). À cette affirmation que tout est mouvement (156, A :τὸ πᾶν κίνησις ἦν καὶ ἄλλο παρὰ τοῦτο οὐδέν, τῆς δὲ κινήσεως δύο εἴδη) s’oppose absolument cette autre affirmation que rien ne se meut (180, E : ἕν τε πάντα ἐστὶ καὶ ἕστηκεν αὐτὸ ἐν αὑτῷ), et il s’agit évidemment du mouvement ou plutôt du changement sous toutes ses formes, aussi bien de la forme qualitative que de la forme quantitative. Et la raison de cette négation est indiquée par Platon, et confirmée par Aristote (Phys., IV, 6, 213) : c’est qu’il n’y a pas de vide, c’est-à-dire de non-être. Comme plus tard les Épicuriens, les Eléates considèrent le mouvement comme inexplicable sans le vide. Or il n’y a pas de vide, qui serait un non-être : c’est leur thèse métaphysique. C’est pourquoi il n’y a pas de mouvement, d’aucune sorte. Par où l’on voit qu’ils sont des métaphysiciens, ou, si l’on veut, des dialecticiens beaucoup plus que des physiciens ou des mathématiciens.
Reste la question de la pluralité. Selon M. Milhaud, ce que
j’entends par la pluralité, combattue par Zenon, « c’est la
décomposition possible et illimitée du continu en parties ».
Et il oppose cette pluralité à la pluralité réalisée, en acte.
Mais je n’ai jamais songé à cette pluralité abstraite du
continu. Je sais trop que, pour les Éléates, précisément parce
qu’ils sont des métaphysiciens, comme aussi pour tous les
philosophes de cette époque, quand on parle de l’être, on
veut entendre la réalité en soi et en acte, dans ce qu’elle a de
plus concret. Si l’Être en acte est composé de parties (ce
qu’ils nient), il faut que ces parties existent en acte, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature. Aucune difficulté n’est possible
sur ce point.
« Il nous apparaît, continue M. Milhaud, comme beaucoup plus clair et beaucoup plus probable, après la lecture du chapitre consacré par M. Tannery à Zenon, que la pluralité combattue est la pluralité réalisée, en acte, celle qui s’accorde avec L’idée pythagoricienne, celle qui seule permet de dire que la chose multiple a un nombre, ou est un nombre. Ainsi compris, tous les arguments de Zénon présentent une unité de vue parfaite. » — Pas si parfaite que cela cependant. Il s’agit ici de la théorie selon laquelle, d’après Pythagore, les corps seraient composés de points ou unités indivisibles. Or, selon M. Milhaud, qui se sépare en cela de M. Tannery, les deux derniers arguments de Zénon, la flèche et le stade, seraient seuls dirigés contre l’hypothèse des indivisibles. Les deux premiers ne s’attaqueraient pas, directement du moins, à cette conception. « Jusqu’ici il est question, dans la dialectique de Zénon, de parties d’espace et de temps, diminuant sans doute, et indéfiniment, mais aussi indéfiniment divisibles. » M. Tannery, plus conséquent avec lui-même, et plus rigoureux, avait admis que les distances, par exemple celle qui sépare Achille de la tortue, sont représentées par un nombre infini de points. À cette condition seulement, il y aurait dans les thèses de Zénon une unité de vue parfaite.
Il est vrai qu’il resterait à prouver que telle était bien la pensée de Zénon. Or les textes ne disent rien de semblable. Dans le passage d’Arisfole où ces arguments sont rapportés, il n’est question que de distances, d’intervalles, de grandeurs sans autre détermination. Or, si l’on songe que les arguments contre la pluralité (Simplie., Phys., 30, A) reposent, sur la divisibilité à l’infini de la matière (επ απειρον τομη), il restera beaucoup plus vraisemblable que les deux premiers arguments contre le mouvement, la Dichotomie et l’Achille. sont dirigés aussi contre l’hypothèse de la divisibilité à l’infini, el que, par suite, ils forment avec les deux derniers les deux branches d’un dilemme, ainsi que M. Renouvier le premier l’a reconnu. Au surplus cette interprétation, ingénieuse d’ailleurs, qui considère les arguments de Zénon comme dirigés uniquement contre la théorie pythagoricienne selon laquelle les corps ne sont que des sommes de points, aurait besoin d’être appuyée sur des textes. Il n’y en a pas un. C’est une pure conjecture. Et cette conjecture est ici encore contredite par les textes de Platon. Dans le Sophiste (242, D), Platon oppose la thèse de Parménide et des Éléates non pas aux Pythagoriciens, mais aux Muses ioniennes et siliciennes : et le contexte prouve qu’il s’agit d’Heraclite et d’Empédocle. De plus, la thèse est entendue ici en un sens tout métaphysique; il s’agit non de telle ou telle théorie sur la composition des corps, mais de l’unité de l’être en général. Toute la discussion qui suit en fait foi. S’il en est ainsi, et si, comme l’atteste encore Platon (Parm., 128, C), Zénon n’a fait que défendre les thèses de son maître contre ceux qui les tournaient en ridicule, il faut conclure que les arguments de l’Eléate étaient dirigés contre ceux qui affirmaient la multiplicité de l’Être, de quelque manière qu’on l’entende. Comme pour les Ioniens, l’Être était la matière qui tombe sous les sens, Zénon avait absolument le droit de dire : si cet être est composé de parties, il est divisible à l’infini, ou formé d’indivisibles : et il prouvait que l’un et l’autre terme de l’alternative est absurde. L’argument portait donc contre l’idée de la pluralité en général. C’est une thèse toute métaphysique, et non pas physique ou mathématique.
On peut bien dire après cela que les Éléates ont introduit dans la philosophie le concept du continu : mais encore faut- il remarquer qu’ils n’en ont fait aucun usage scientifique. Le continu pour eux est indivisible : il n’a pas de parties; il ne diffère pas de l’unité absolue. Quant au concept du nombre, il est bien vrai qu’ils l’ont retiré des choses, mais il ne parait pas que ce fût pour le considérer à part et lui faire subir une élaboration savante, « pour lui restituer son caractère de concept utilisable à volonté et indéfiniment ». C’était pour n’en faire aucun usage. Ils l’ont retiré des choses, mais ils ne l’ont replacé nulle part : ils en ont interdit tout emploi. Le nombre est pour eux pure apparence et illusion, puisque nulle part il n’y a de multiplicité réelle. Ont-ils néanmoins contribué, par leur négation, à en rendre plus facile l’application aux choses? Ce ne serait en tout cas que d’une manière singulièrement indirecte et éloignée, non seulement à leur insu, mais plutôt contre leur gré. Et nous ne voyons pas que cette élaboration soit fort avancée, même au temps de Platon qui, dans la dernière partie de sa vie, revient aux vues de Pythagore, replace le nombre dans les choses, et en fait la substance ou la matière même des Idées.
Quoi qu’il en soit de ces divergences entre l’interprétation que nous défendons ici et celle de M. Milhaud, on voit que nous sommes loin du temps où les arguments de Zénon étaient considérés comme de simples sophismes. Au point de vue où M. Milhaud suppose que Zénon s’est placé, tous ses arguments sont valables et décisifs : c’est, selon lui, une excellente réfutation par l’absurde de la thèse pythagoricienne. M. Noël paraît traiter moins favorablement les arguments du vieil Éléate. Les deux derniers lui semblent irréprochables : mais il fait des réserves sur les premiers, non toutefois sans reconnaître qu’au point de vue ontologique où se plaçait Zénon, celui de la réalité substantielle de l’étendue, ils sont loin d’être sans valeur. Il y a là cependant, selon lui, un paralogisme, lequel est une pétition de principe, et finalement M. Noël appelle encore des sophismes les deux premiers arguments de Zénon. Je sais bien que cela veut seulement dire que M. Noël est d’un autre avis que Zénon sur le continu et le mouvement, et je ne prends pas cette expression plus au tragique qu’il ne convient. Elle me semble cependant un peu injuste. Au point de vue de Zénon, point de vue qui lui est commun avec ses adversaires, il n’y a pas l’ombre de sophisme. En effet, comme j’ai essayé de le montrer, ce n’est pas contre l’existence, mais contre la composition du continu que sont dirigés les arguments de l’Éléate. Si, dit-il, l’Etre est multiple, c’est-à-dire s’il est réellement composé de parties, le mouvement (tel que nos sens nous le montrent et que l’affirment les Ioniens) est impossible : et il le prouve. Que fait M. Noël pour répondre à cet argument? Il substitue à l’idée du mouvement, considéré comme déplacement dans l’espace, un concept tout différent : il suppose des quantités qui ne sont données ni dans leur totalité, ni par parties successives; il introduit la notion de puissance; il fait du mouvement une idée rationnelle; il considère le mouvement, ainsi que la vitesse, comme un état, une manière d’être intrinsèque et inhérente au mobile. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette savante et profonde théorie, ni de rechercher si M. Noël a jugé à propos de lui donner tout le développement désirable : il s’agit encore moins d’ouvrir une discussion sur les mérites comparés du mécanisme et du dynamisme. Je me contente de remarquer qu’en raisonnant ainsi, M. Noël abandonne le terrain commun à Zénon et à ses adversaires; il dépasse le monde des apparences; il reconnaît implicitement qu’au point de vue où se place Zénon, il n’y a rien à lui répondre. Il n’y a donc point de sophisme. Mais n’y a-t-il point quelque injustice à répéter ce mot de sophisme à propos d’un honnête vieux philosophe, précisément au moment où on lui accorde tout ce qu’il veut?
En effet, en substituant une idée rationnelle au concept vulgaire du mouvement, M. Noël fait exactement, quoique d’une tout autre manière, ce que fait Zénon. Zénon n’est pas un sceptique : M. Milhaud et M. Noël sont ici d’accord. C’est encore un point qui semble acquis au débat. La thèse, qui lui est commune avec Parménide, c’est que l’Être, et très probablement il entend par là le monde étendu et fini, est un et continu, qu’il n’a pas de parties, qu’il est radicalement indivisible. C’est une doctrine à laquelle assurément on peut ne pas souscrire, mais qui n’a rien de sophistique : c’est la doctrine d’un dialecticien qui raisonne dans l’absolu, et développe intrépidement le contenu de son idée. J’ai déjà eu l’occasion de rapprocher cette conception de celle de Spinoza, dont la philosophie présente avec l’Éléatisme plus d’un point de ressemblance. « Si, dit Spinoza (Eth., I, 15, schol.), nous considérons la quantité telle que l’imagination nous la donne, ce qui est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, nous jugerons qu’elle est finie, divisible et composée de parties; mais si nous la concevons à l’aide de l’entendement, si nous la considérons en tant que substance, chose très difficile à la vérité, elle nous apparaîtra, ainsi que nous l’avons assez prouvé, comme infinie, unique et indivisible. C’est ce qui sera évident pour quiconque est capable de distinguer entre l’imagination et l’entendement, surtout si l’on veut remarquer en même temps que la matière est partout la même, et qu’il n’y a en elle de distinction de parties qu’en tant qu’on la conçoit comme affectée de diverses manières ; d’où il suit qu’il n’existe entre ces parties qu’une distinction modale, et non pas une distinction réelle. » Il ne viendrait à l’esprit de personne d’appeler Spinoza un sophiste pour avoir soutenu cette doctrine, quelque difficulté qu’elle présente d’ailleurs. De même il conviendrait peut-être de ne plus parler des sophismes, mais des arguments de Zénon d’Élée.