L’œuvre de Socrate

Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 34-45).

IV

L’ŒUVRE DE SOCRATE



On a beaucoup écrit sur Socrate, et, à ne compter que les ouvrages publiés en divers pays de notre temps, sans avoir égard aux livres antérieurs ni à ceux de l’antiquité, longue serait la liste des livres, mémoires ou opuscules, consacrés à la vie ou à l’œuvre du penseur athénien. Il est probable qu’il en sera encore de même à l’avenir. La physionomie de Socrate, en raison même de l’incertitude et de l’insuffisance de nos moyens de connaissance, ne cessera pas d’avoir pour tous les chercheurs l’attrait d’une énigme à déchiffrer ; et sans doute le dernier mot sur cette question ne sera jamais dit. Dans les pages qui vont suivre nous ne nous proposerons ni de revenir sur la vie du philosophe, ni d’étudier son caractère, ni de déterminer l’influence qu’il a exercée sur le développement de la pensée grecque et sur la philosophie en général. Nous voudrions seulement essayer de déterminer quelle a été son œuvre proprement philosophique, quelles idées nouvelles il a introduites dans le monde, quelle part il a eue dans la formation de la morale grecque qui devait, grâce aux travaux de ses disciples, Platon et Aristote, devenir une partie si considérable de la philosophie et une science qui mérite encore aujourd’hui d’être proposée à l’admiration et peut-être à l’imitation des penseurs modernes.

Pour simplifier cette recherche il semble que nous puissions, après le beau chapitre consacré à Socrate par Ed. Zeller et la très savante et profonde étude de M. Boutroux sur « Socrate, fondateur de la science morale », considérer comme acquis les trois points suivants :

1° Socrate a été le véritable fondateur de la science morale ; avant lui on peut bien trouver chez les poètes, chez les auteurs de sentences, chez les philosophes même, un certain nombre de maximes profondes et ingénieuses sur la vie ; on ne rencontre pas encore un corps de doctrine formant un tout, un système dont toutes les parties s’inspirent d’une idée commune et soient étroitement reliées entre elles. C’est sans doute pour répondre aux objections des sophistes et mettre les croyances traditionnelles à l’abri de leurs objections que Socrate a été amené à chercher des principes solides et à constituer une science qui donnât satisfaction à la fois aux exigences de la raison et aux vieilles traditions en ce qu’elles avaient de respectable et de nécessaire.

2° Cette science fondée par Socrate a uniquement pour objet la détermination des concepts, c’est-à-dire la formation d’idées générales obtenues par induction et déterminées par les procédés qu’on a si souvent décrits.

3° Les concepts qui sont selon Socrate l’objet de la science sont uniquement les concepts d’ordre pratique. Il faut écarter la thèse si brillamment soutenue par M. Fouillée, d’après laquelle Socrate aurait été un métaphysicien en même temps qu’un moraliste. Un témoignage d’Aristote ne laisse aucun doute à cet égard : Metaph.., , vi : « Σωϰράτους δὲ περὶ μὲν τὰ ἠθιϰὰ πραγματευομένου, περὶ δὲ τῆς ὅλης φύσεως οὐθέν ». Cf. De part. anim., I, 1. Socrate s’est toujours borné à l’étude des choses humaines. Le « γνῶθι σεαυτόν » doit être pris au pied de la lettre : c’est l’homme seul considéré dans ses actions et dans sa vie morale qui est l’objet de ses réflexions. Il s’agit maintenant de savoir jusqu’où il a poussé cette science et quels résultats il a obtenus.

La science telle que l’entend Socrate, ayant pour objet les concepts, doit nécessairement aboutir à des définitions, c’est ce qui est évident par soi-même et ce qui nous est expressément attesté à la fois par tous les témoignages. Xénophon nous dit que Socrate se proposait de déterminer l’essence de tous les êtres : « τί ἕϰαστον ἔιη τῶν ὄντων » (Memor. ; IV{4, vi, 1). Aristote dit aussi qu’il voulait « ὁρίσασθαι τὴν οὐσιάν » (De part. an., I, 1), et ailleurs : « δύο ἐστιν ἅ τις ἂν ἀποδοίη Σωϰράτει διϰαίως, τούς τ’ ἐπαϰτιϰοὺς λόγους ϰαὶ τὸ ὁρίζεσθαι ϰαθόλου ». Cela posé, il est naturel de se demander à quelle définition Socrate a été conduit, c’est-à-dire comment il a atteint le but qu’il se proposait. Or si nous cherchons d’abord, comme il est naturel, dans les témoignages de Xénophon des renseignements relatifs à cette question, nous ne trouvons rien ou presque rien. Nous apprenons par exemple que Socrate a défini la justice : l’observation des lois établies (τὰ νόμιμα), ou que la piété consistait d’après lui à rendre aux dieux les honneurs qui leur sont dus. On conviendra que ces définitions ne présentent pas un caractère très scientifique et qu’elles ne sauraient être considérées comme appartenant en propre à Socrate. Si de Xénophon nous passons à Platon, et si nous essayons de découvrir dans l’œuvre de ce philosophe des définitions dont on puisse dire qu’elles appartiennent sûrement à Socrate, nous n’en trouvons aucune. Dans les grands dialogues tels que la République et le Philèbe, c’est évidemment sa propre pensée que Platon exprime et non celle de son maître. Pour reconnaître celle-ci, il faudrait plutôt la rechercher dans les petits dialogues souvent appelés socratiques, qui datent vraisemblablement de la jeunesse de Platon et qui présentent ce caractère distinctif qu’il n’y est encore fait aucune mention de la théorie des Idées. Or, si nous lisons attentivement ces dialogues, nous y voyons que le philosophe expose et discute avec beaucoup de pénétration et parfois de subtilité plusieurs définitions, mais n’en propose aucune pour conclure. Ainsi, dans le Lâchès, plusieurs définitions du courage sont examinées et rejetées ; il en est de même dans le premier Hippias pour les définitions du Beau. Tous ces dialogues sont purement critiques. Le Protagoras laisse aussi en suspens des problèmes qu’il a proposés. Même dans le Théétète, où Platon cependant dépasse visiblement la pensée de son maître, la conclusion est encore négative.

Aristote ne nous offre pas non plus d’exemples de définitions proprement dites formulées par Socrate. Il nous dit bien que le maître de Platon cherchait à donner des définitions générales, il ne nous dit pas qu’il y ait réussi, surtout il ne nous montre pas comment il y avait réussi.

De ces divers témoignages il semble donc résulter que si Socrate a conçu nettement ce que devait être la science, il n’a pas réussi à réaliser entièrement l’idée qu’il s’en était faite. Il a bien déterminé le cadre ou la forme de la science, il n’a pu en déterminer le contenu. Cette impression, donnée par le témoignage de ses disciples, est encore confirmée, semble-t-il, par le témoignage de Socrate lui-même. Il paraît avoir eu conscience de son impuissance à réaliser la science telle qu’il la concevait. C’est ainsi que, dans l’Apologie, Platon lui fait dire qu’ayant cherché pourquoi l’oracle de Delphes l’avait appelé le plus sage des hommes, il avait fini par comprendre que, ne sachant rien, pas plus que les autres savants, il leur était du moins supérieur en ce qu’il ne croyait pas savoir ce qu’il ignorait. En toute occasion Socrate répète que ce qu’il sait le mieux, c’est qu’il ne sait rien. Dans le Théétète il déclare en propres termes qu’il est incapable d’engendrer aucune connaissance « ἄγονος εἰμὶ τῆς σοφίας » (Théétète, 157 C), et, d’après la célèbre définition de la maïeutique contenue dans ce dialogue, la méthode de Socrate consiste précisément à examiner, à mettre à l’épreuve (βασανίζειν, ἐξετάζειν, σϰήπτεσθαι, σϰοπεῖν) les idées des autres, c’est-à-dire les définitions proposées par autrui, mais non pas à proposer lui-même des idées ou des définitions. À plusieurs reprises il nous est dit qu’il excelle seulement à mettre les autres dans l’embarras : « ἀπορεῖν ποιεῖν τοὺς ἄλλους ». Dans divers dialogues, serré de près par ses adversaires, il se refuse à formuler lui-même aucune doctrine, il se borne toujours à critiquer celle des autres. Il refuse même de se soumettre aux procédés d’interrogation que lui-même fait subir à ses interlocuteurs. Socrate, dit Aristote, interrogeait, mais ne répondait pas : « Σωϰράτης ἠρώτα, ἀλλ’ οὐϰ ἀπεϰρίνετο » (Soph. elench., 183, B, 7).

On peut sans doute supposer qu’il y a quelque ironie dans cette prudence constamment observée par Socrate, et que, s’il s’obstinait à ne faire aucune réponse, il n’en avait pas moins par devers lui des opinions arrêtées et des idées de derrière la tête. Mais ce n’est là, après tout, qu’une supposition ; il est plus probable, et c’est une interprétation plus conforme aux textes, qu’il s’est reconnu lui-même impuissant à constituer la science idéale, telle qu’il l’avait conçue. Rien n’interdit de supposer qu’on doive prendre au pied de la lettre les réticences et les négations si fréquentes attribuées à Socrate par Xénophon et par Platon.

On arrive à la même conclusion si, laissant de côté les témoignages, on examine attentivement quelques-unes des propositions qui paraissent constituer le fond même de l’enseignement de Socrate. La principale de ses thèses était certainement celle de l’identité de la science et de la vertu. Pour être vertueux il faut savoir, et il suffit de posséder la science pour être vertueux. Xénophon le dit expressément et nous en trouvons la confirmation dans le Protagoras de Platon (Protagoras, p. 361 sq.). Enfin Aristote, dont le témoignage en ces questions a une si haute autorité, attribue expressément à Socrate cette même théorie : « Σωϰράτης μὲν οὖν λόγους τὰς ἀρετὰς ᾤετο εἶναι, ἐπιστήμας γὰρ εἶναι πάσας » (Éth. Nicom., VI, 13, 1144, B, 17) ; et il a consacré même à la réfuter le VIe livre de l’Éthique à Nicomaque. Cette thèse signifie que personne n’est méchant volontairement, qu’on ne peut pas vouloir son mal quand on sait de science certaine quel est le bien, ou encore, en d’autres termes, que si, avec le vulgaire on entend par intempérance (ἀϰρασία) l’impossibilité pour un homme qui sait ce qui est bien de résister à ses passions, l’intempérance n’existe pas (ἀϰρασίας οὐϰ οὔσης), et sans doute la contradiction qui existe entre ce passage d’Aristote et celui de Xénophon (Mémorables, IV, ch. 5) où Socrate parle de l’ἀϰρασία, n’est qu’apparente, le mot ἀϰρασία étant pris dans ce dernier témoignage dans son sens large et habituel.

Cependant il ne suffit pas de dire que la vertu est la science, il faut encore indiquer quel est l’objet de cette science. Évidemment, chez Socrate, uniquement préoccupé des choses humaines, comme on l’a vu ci-dessus, il ne s’agit pas de la science en général, mais de la science relative à la conduite de la vie, en d’autres termes de la science du bien. Reste à savoir en quoi consiste le bien et quelle définition Socrate en a donnée. La réponse de Socrate à cette question est formelle : le bien, d’après les Mémorables, c’est l’utile. Il suffit de lire cet ouvrage pour se rendre compte que cette définition du bien par l’utile est toujours présente à la pensée de Socrate. Et, il ne faut pas s’y tromper, il ne donne pas à ce mot d’utile cette signification très générale suivant laquelle, dans toute doctrine morale, le bien et l’utile, s’ils ne se confondent pas, se touchent inévitablement. Car dans quel système pourrait-on concevoir que le bien ne soit pas utile à quelque degré ou en quelque façon ? Comment pourrait-on dire d’une chose qu’elle est bonne, si elle ne procurait pas quelque avantage à celui qui la possède ? L’idée du bien implique donc nécessairement, en un sens, l’idée de l’utile : pour toute morale, le bien, c’est, peut-on dire, l’utilité suprême. Mais il faut bien prendre garde qu’il n’y a rien de tel chez Socrate. Quand il dit que le bien, c’est l’utile, il prend ce mot dans l’acception courante, il lui donne la signification qu’on lui attribue vulgairement. Socrate est donc un utilitaire, dans le sens strict et précis du mot. De sorte que, dans sa doctrine, le bien, défini par l’utile, ne diffère pas beaucoup du plaisir ou de l’agréable. C’est ainsi que, dans les Mémorables (III, 8), Socrate, à une question qu’Aristippe lui posait pour l’embarrasser, répond : « Qu’entends-tu par bon ? Si tu entends par là, non pas ce qui est bon en vue de telle ou telle chose, mais ce qui n’est bon à rien (c’est-à-dire le bien en soi), je ne le connais pas, et je n’ai pas besoin de le connaître » (Ἐι γ’ ἐρῶτας με εἴ τι ἀγαθόν ἐστιν, οὔτ’ οἶδα οὔτε δέομαι.). Et la suite de l’entretien nous montre clairement qu’aux yeux de Socrate, le bien, c’est ce qui est approprié à une certaine fin. Cela nous est, du reste, très nettement confirmé par la façon dont Socrate parle des différentes vertus, et par les indications que nous trouvons à ce sujet dans les Mémorables. Le courage est utile, car il est la connaissance des choses qu’il faut craindre et de celles qu’il faut éviter. De même, dans le Protagoras, le courage est défini comme un moyen des plus efficaces pour s’assurer certains avantages et pour préserver sa vie. La justice, à son tour, n’est pas considérée par Socrate comme ayant une valeur propre, mais comme étant un moyen de gagner la confiance et l’estime de ses contemporains ; l’amitié n’est pas louée pour ce qu’elle peut avoir de noble et d’élevé, mais pour l’avantage qu’elle présente, en tant qu’elle nous donne un allié, un protecteur fidèle, qui travaille à notre bonheur. La maîtrise de soi, elle-même, nous est représentée comme offrant certains avantages : car, si nous sommes habituellement tempérants, nous n’en éprouvons que plus de jouissance lorsque nous satisfaisons nos appétits, tandis qu’au contraire les plaisirs fréquemment répétés amènent la satiété et émoussent nos sens. Le beau lui-même n’est pas défini autrement que par l’utile : une armure est belle si elle est solide et commode, un panier à fumier est beau s’il est bien adapté à sa fin. La même idée se retrouve sous une forme plaisante dans le Banquet de Xénophon : Socrate s’en sert pour prouver que son nez camus et largement ouvert est très beau, parce qu’il est plus apte, à cause de ses dimensions, à recueillir plus d’odeurs ; ses yeux à fleur de tête sont beaux, eux aussi, parce qu’ils offrent une plus grande surface aux rayons lumineux. Il paraît difficile de croire cependant qu’un homme tel que Socrate en soit resté à une conception aussi terre-à-terre de la moralité, et l’on est tenté de supposer que Xénophon a interprété inexactement sa pensée. Tout de même il est curieux de remarquer qu’on retrouve à peu près la même doctrine dans le Protagoras de Platon, exposée, cette fois, avec toute la précision et la netteté qu’on doit attendre d’un vrai philosophe. Il s’agit de cette thèse indiquée plus haut, d’après laquelle la vertu est identique à la science ou, comme dit Platon (Protagoras, p. 361 sqq.) : La science ne peut être vaincue par les plaisirs ou par tout autre mobile. Ce qui signifie qu’il est impossible qu’un homme, sachant de science certaine où est le bien, se porte vers le mal. Pour le démontrer, Socrate établit d’abord cette proposition singulière, mais essentielle, qu’il n’y a pas de différence radicale entre le bien et l’agréable, que nous appelons bon ce qui est agréable et mauvais ce qui est désagréable. Cela étant, dire qu’un homme qui connaît le bien cède à l’attrait du plaisir, cela revient à dire qu’il est vaincu par le bien. Or cela ne peut signifier que ceci : qu’il choisit un plaisir moindre quand il pourrait en choisir un plus grand. De même, dire d’un homme qu’il préfère ce qui est mauvais à ce qui est bon, c’est dire qu’il préfère le désagréable. — En d’autres termes, du moment qu’on ne fait pas de différence entre le bien et l’agréable, le mal et le désagréable, il faudra dire que si l’on penche de tel ou tel côté, c’est qu’on croit y trouver une plus grande somme de plaisirs ; car, si les mobiles en présence sont de même nature, c’est une prédominance de quantité qui, seule, pourra assurer la victoire à l’un d’eux. Il est vrai qu’on peut supposer que nous nous trompons dans l’évaluation des plaisirs, parce que leur proximité ou leur éloignement peuvent nous faire illusion, de la même façon que la distance nous fait porter des appréciations erronées sur les dimensions réelles des objets. À cela Socrate répond que, dans ce dernier cas, nous avons un moyen d’éviter toute erreur : c’est de recourir à la mesure. De même quand il s’agit d’évaluer les plaisirs, c’est-à-dire de déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, nous devons les mesurer : c’est précisément en cela que consiste la science. Grâce à elle, c’est toujours l’action la plus agréable qui l’emporte, et la science, c’est-à-dire la connaissance de la quantité réelle de plaisir, ne peut-être vaincue. Si nous cédons à l’attrait du mal, c’est donc, en réalité, parce que nous sommes dans l’ignorance ; celle-ci étant supprimée, comme nous voulons toujours notre plus grand bien, c’est-à-dire notre plus grand plaisir, nous irons toujours vers lui, si nous savons où il est. — Cette curieuse démonstration, on le voit, repose sur deux principes : d’abord, que le bien c’est l’agréable ; ensuite, qu’il s’agit d’un même être dans lequel on ne distingue pas plusieurs fonctions ou natures ; c’est-à-dire qu’elle suppose l’unité et dans les motifs d’action et dans l’agent. On n’a pu y échapper qu’en établissant, au sein de ces deux principes, des distinctions que Socrate n’avait pas faites.

Sans contester la valeur de témoignages aussi formels, Ed. Zeller a cru pouvoir trouver dans les textes relatifs à Socrate quelques vues un peu plus élevées et des conceptions moins grossières. Il relève avec complaisance certains textes de Xénophon, d’où il semble ressortir que, tout en professant la théorie de la relativité du bien, Socrate soutenait que certaines choses sont bonnes par elles-mêmes, et contribuent par elles-mêmes à notre perfection intérieure. Ed. Zeller ajoute que ces indications sont très importantes à recueillir, venant de Xénophon, qui était un homme très pratique et un peu terre-à-terre. En somme Ed. Zeller estime que Socrate s’est contredit, puisque d’un côté il aurait professé l’utilitarisme, et que de l’autre il aurait ébauché la théorie que développera Platon, théorie d’après laquelle certaines choses sont bonnes par elles-mêmes, indépendamment des avantages matériels que nous pouvons en retirer, et même si elles ne nous procurent pas ces avantages : « Assurément, il y a contradiction à professer que la vertu est la fin suprême de la vie, et à la recommander en même temps à cause des avantages qu’elle procure, et Platon, en effet, reconnaissant là une contradiction, l’a évitée. » (Trad. Boutroux, t. III, p. 145.) Ed. Zeller ajoute qu’on aurait tort de reprocher gravement à Socrate ces contradictions, car il est arrivé à tous les philosophes, y compris Kant lui-même, de se contredire. Cette dernière remarque est fort juste, et nous n’aurions aucune hésitation ni aucun scrupule à absoudre Socrate, si les textes nous obligeaient vraiment à relever dans sa doctrine la contradiction dont l’accuse Ed. Zeller. Or, c’est justement ce que je ne crois pas. Je ne trouve rien, en effet, qui puisse nous autoriser à attribuer à Socrate les idées qu’on lui prête. Ed. Zeller cite un passage de l’Apologie (29 D) où Socrate recommande à ses disciples de perfectionner leur âme et de subordonner tout le reste à cette fin ; de plus quelques lignes de Xénophon semblent aussi montrer que, pour Socrate, l’âme humaine vaut par elle-même. Mais il faut comprendre ce qu’il entend par là. Il y a un texte de Xénophon qui paraît bien de nature à nous enlever toutes les illusions que nous pourrions avoir sur ce point (Mémorables, liv. I, ch. iv). Il y est dit en effet qu’il n’est rien de préférable à l’âme humaine pour éviter le chaud et le froid, pour chercher et trouver ce qui est nécessaire à la satisfaction de la faim et des autres besoins de l’organisme, etc. Telle est donc la pensée de Socrate, quand il affirme l’excellence de l’âme : elle est un organe merveilleusement approprié aux fins profitables à la vie de l’individu, elle est d’une utilité capitale pour la conservation du corps et pour son bien-être ; en un mot, il considère l’âme non pas comme étant une fin en elle-même, mais comme un moyen, un instrument, un organe admirablement adapté à sa fonction, qui est d’assurer à l’homme la plus grande somme possible d’avantages matériels. Dans toute cette discussion, il semble bien que Socrate se soit trouvé en présence d’une difficulté qu’il n’est pas parvenu à surmonter. D’une part, son bon sens et sa grande sagesse pratique lui font sentir qu’il doit y avoir un principe d’action supérieur à l’agréable ou au plaisir immédiat ; d’autre part, quand il s’efforce de déterminer ce principe lui-même, il ne parvient pas à le distinguer de l’utile, et l’utile lui-même ne diffère pas essentiellement de l’agréable. Ainsi, c’est faute d’avoir trouvé une définition du bien, ce qui était pourtant l’objet principal de ses recherches, que Socrate s’embarrasse dans d’inextricables contradictions. C’est ce que confirme le passage du Protagoras déjà cité ci-dessus, où Socrate ramène expressément le bien et le mal au plaisir et à la peine, ἡδὺ ϰαὶ ἀνία.

Cela est si vrai que, dans un entretien avec le sophiste Antiphon (Mémorables, liv. I, chap. vi), celui-ci lui objecte que tout en cherchant le bien ou l’utile, lui, Socrate, n’arrive, en somme, qu’à des résultats médiocres, puisque, mal nourri, mal vêtu, privé de tous les plaisirs, il vit comme un malheureux. À cela Socrate répond qu’en effet il est pauvre, que sa nourriture est grossière, qu’il porte le même vêtement l’hiver et l’été, qu’il marche pieds nus ; mais il ajoute qu’il est libre, sobre, endurant, sans besoins, qu’il ne dépend de personne, qu’il n’est pas l’esclave de son propre corps. 11 énumère ainsi un certain nombre de vertus. Ces vertus, d’après sa théorie, sont bonnes, parce qu’elles pourraient lui procurer certains avantages, mais, en réalité, il n’en retire jamais aucun profit, aucune jouissance. Il y a donc ici une difficulté, et même une contradiction, mais différente de celle que Zeller reproche à Socrate, et qui consiste en ceci : Socrate recommande de pratiquer les diverses vertus à cause des avantages matériels qu’elles sont susceptibles de nous procurer ; mais ces avantages, il n’en jouit jamais.

En résumé Socrate a défini la vertu par la science ; mais cette définition toute formelle ne pouvait suffire. Il aurait fallu déterminer l’objet de cette science, c’est-à-dire le bien, mais comme Socrate n’avait à sa disposition que des notions assez vagues de l’utile ou de l’agréable, telles que les conçoit le sens commun, il ne pouvait résoudre la difficulté. Ici encore, en ce qui concerne le problème capital de sa philosophie, il n’a pas su découvrir une définition.

Pour achever de comprendre pourquoi Socrate, malgré la force de son esprit et la subtilité de sa dialectique, s’est trouvé impuissant, il n’est pas sans intérêt d’examiner comment ses successeurs Platon et Aristote sont parvenus à résoudre le problème qui l’avait arrêté. L’un et l’autre prennent pour point de départ la proposition essentielle du socratisme ; ils admettent que la science a pour objet des notions générales et qu’il n’y a point de vertu sans la science. Ils sont les vrais continuateurs de Socrate, mais d’abord si la vertu suppose la science, elle ne se ramène pas tout entière à la science. Pour être vertueux il faut savoir, mais il ne suffit pas de savoir. En d’autre termes, la vertu ne dépend pas de l’intelligence ou de la raison toute seule, et c’est pourquoi on ne peut l’enseigner. Il y a dans l’âme une autre partie, une partie irrationnelle dont il faut tenir compte pour définir la vertu. Mais pour justifier cette thèse Platon étudie directement la nature de l’âme où il distingue trois parties. On sait par quel détour, dans les premiers livres de la République, il arrive à cette conclusion après avoir comparé l’âme humaine à une cité et distingué dans la cité humaine trois castes différentes. Aristote arrive à une conclusion toute semblable par un autre chemin et par des considérations, non plus psychologiques, mais métaphysiques, en observant la hiérarchie des êtres et la subordination des formes inférieures aux formes supérieures de l’être.

En second lieu les successeurs de Socrate ne se bornent pas à signaler une différence entre la science et la vertu, ils donnent encore des définitions séparées de la vertu et du bien. C’est Platon qui donne le premier cette définition de la vertu, qui sera conservée par toute la philosophie grecque : la vertu est la fonction propre de chaque être « οἰϰεῖον ἔργον » (Rep., liv. I, fin). La vertu de l’homme est l’exercice de la raison. Cette définition sera reprise et complétée par Aristote. D’autre part le bien est pour Platon soit l’idée du bien, le bien en soi (Rep., liv. VI), objet immuable de la raison, soit, au point de vue purement humain, le bien tel qu’il est défini à la fin du Philèbe à l’aide de cinq éléments différents : le beau, le symétrique, l’intelligence, la science avec l’opinion vraie, les plaisirs purs. Aristote envisage le bien tout autrement. Il le définit par le bonheur, réductible lui-même à l’action conforme à la raison. Et dans l’un et l’autre cas les deux philosophes ont dû briser le cercle étroit du « γνῶθι σεαυτόν », s’élever au-dessus de la considération des choses purement humaines et pénétrer plus avant dans la connaissance psychologique et métaphysique de l’être. C’est précisément ce que Socrate ne pouvait ou ne voulait pas faire, et c’est pourquoi son œuvre devait rester incomplète. Il y avait contradiction entre l’idée que Socrate s’était faite de la science et les moyens dont il disposait pour constituer cette science.

Mais si Socrate a, en dernière analyse, partiellement échoué dans l’œuvre qu’il avait entreprise, ce n’est pas pour lui un mince honneur d’avoir le premier compris ce que devait être la science morale et d’avoir posé les premières pierres de l’édifice que ses glorieux disciples devaient achever. Ainsi s’explique et se justifie la grande place que Socrate occupe dans l’histoire de l’esprit humain, et l’admiration que tant de générations successives lui ont témoignée.