Les Mythes dans la philosophie de Platon
LES MYTHES
DANS LA PHILOSOPHIE DE PLATON
Parmi les questions préjudicielles que doit nécessairement résoudre quiconque veut pénétrer un peu avant dans la philosophie de Platon se trouve au premier rang celle de la valeur des mythes. Il est certain que Platon a souvent présenté ses doctrines sous forme poétique ou allégorique. Il s’est complu dans la fiction, et il n’est presque pas de dialogue où l’on ne puisse, en cherchant bien, découvrir des mythes plus ou moins développés. Il semble que ce soit surtout sur les questions essentielles, celles de Dieu, de l’âme, de la vie future, que le philosophe ait pris plaisir à présenter sa pensée sous la forme la plus opposée à sa méthode ordinaire qui est la dialectique. Certains dialogues, tels que le Timée, le plus considérable à la fois par l’étendue et l’importance des questions qu’ils traitent, puisqu’il s’agit de la formation du monde, de l’origine des dieux et des âmes, paraissent mythiques d’un bout à l’autre. Que faut-il penser de cette intervention perpétuelle de l’imagination dans l’exposé des doctrines platoniciennes ? Doit-on rejeter impitoyablement et considérer comme étranger à la philosophie de Platon ce qui est présenté sous forme poétique ou paraît entaché de mythologie ? Peut-on au contraire admettre que les mythes renferment au moins une part de vérité et que, à certains égards et dans une mesure qui reste à déterminer, ils font partie intégrante de la philosophie platonicienne ? La première de ces solutions, la plus simple et la plus radicale, celle aussi qui, à certains égards, convient le mieux à la doctrine d’un véritable philosophe, devait séduire beaucoup de bons esprits. Elle a été défendue avec une force singulière dans un travail remarquable, très approfondi et très documenté, publié par M. Louis Couturat sous forme de thèse latine : De Mythis platonicis. Et il faut convenir que les raisons que le jeune et savant auteur met en avant méritent une sérieuse considération.
Personne, peut-être parmi les philosophes anciens, n’a eu plus que Platon l’idée nette de ce que doit être la science et de la différence qui la sépare des autres modes d’affirmation. L’objet de la science ne comporte aucun changement, demeure toujours identique à soi-même ; la raison seule, soit par l’intuition, soit par la démonstration, peut l’atteindre. L’opinion, au contraire, est infiniment variable et changeante. La vraisemblance présente une infinité de degrés. Elle est essentiellement fuyante et mobile. On sait le jugement de Platon sur les poètes et comment il traite Homère dans sa République. Il est plein d’admiration pour eux, mais les considère comme dangereux et se défie de leurs inventions. Comment supposer qu’un pareil philosophe ait pu, dans l’exposé de ses propres doctrines, recourir à un procédé d’exposition si éloigné de sa manière habituelle de raisonner, et peut-on voir autre chose qu’un jeu dans les fictions où il se complaît quelquefois, parce que c’est la mode de son temps, et que, d’ailleurs, le tour naturel de son esprit l’y inclinait peut-être ? Mais il ne semble pas possible qu’il ait jamais présenté sous la forme poétique une doctrine qu’il aurait prise au sérieux ou quelque proposition qu’il aurait eu à cœur de défendre.
C’était l’usage, au temps de Platon, d’invoquer les anciens poètes et principalement Homère, Hésiode ou Simonide, en toute circonstance et à tout propos. Les ouvrages d’Homère et d’Hésiode étaient pour l’antiquité ce que les livres saints ont été longtemps pour les modernes, et il faut se souvenir qu’alors on n’avait guère d’autres livres. C’est là qu’on allait chercher de beaux exemples, des préceptes et des règles de conduite. On voit, par les dialogues mêmes, dans le Protagoras notamment, que c’était un exercice favori des sophistes de choisir quelque pensée dans un vieux poète, de la développer, de la commenter et d’en tirer souvent les conséquences les plus singulières et les applications les plus inattendues. Or contre ces jeux d’esprit alors si répandus et si fréquents Platon s’élève sans cesse avec la plus grande énergie. On sent tout son mépris pour ces vaines divagations. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire entre autres le Phèdre et le Protagoras. Comment croire que Platon soit tombé précisément dans le défaut qu’il reproche à ses contemporains et qu’il ait revêtu ses propres pensées de cette forme poétique qu’il proscrit partout où il la retrouve, et qui lui semble, à elle seule, une marque d’erreur et de fausseté ? Il faut donc que partout où le caprice de Platon s’est joué à quelque vision poétique, nous soyons avertis que ce n’est là qu’un jeu, et on doit écarter de sa philosophie, si l’on veut la saisir en elle-même, tout ce qui n’est pas sévèrement démontré et rigoureusement établi. L’imagination est suspecte partout où elle se manifeste. En procédant avec cette rigueur, on arrive, comme l’a montré M. Couturat, à écarter comme sans valeur une grande partie de la philosophie de Platon. La théorie de Dieu est un mythe ; il en est de même de celle de l’âme et de la doctrine relative à l’immortalité. L’explication de l’univers, telle qu’elle est présentée dans le Timée, n’a rien de platonicien. Seules la théorie des Idées et la théorie des Idées-Nombres qui s’y rattache, et peut-être en fait la suite, méritent considération. Il ne reste que peu de chose du Platonisme, mais au moins ce que nous en avons est solide, démontré, et, comme il est exempt de toute fantaisie, digne du nom de la science.
Cette opinion si simple et si plausible ne parait pas cependant à l’abri de toute contestation, et je serais disposé, pour ma part, à faire les réserves les plus expresses. Je crois bien qu’il faut accorder à M. Couturat que, dans Platon, les théories de Dieu, de l’âme et de l’immortalité, l’explication de la genèse du monde sont mythiques. Mais la question est de savoir si tout ce qui est mythique est, par là même, suspect, et doit être rejeté. Il faudrait s’entendre sur la signification exacte du mot « mythe », et je suis porté à croire que certains mythes expriment la pensée la plus intime de Platon, et que, malgré leur forme mythique, la plupart des grandes théories qui viennent d’être nommées font partie intégrante du système au même titre que la théorie des Idées.
D’abord, si on élimine du Platonisme toutes ces grandes théories, que restera-t-il ? À vrai dire, la théorie des Idées et peut-être aussi celle des Idées-Nombres sont seules, on vient de le voir, à trouver grâce devant une critique trop impitoyable. Mais comment croire que Platon s’en soit tenu là, et qu’il se soit borné à poser les principes, sans chercher à en déduire les conséquences et les applications, qu’il ait renoncé à expliquer le monde, l’âme et Dieu ? Le Platonisme, ainsi réduit, ressemble vraiment trop à l’Éléatisme. Comment croire surtout que, si tel était le Platonisme véritable et authentique, Aristote et les anciens s’y soient trompés, et qu’Aristote nous parle souvent des théories du Timée sur l’âme et sur la matière en les prenant fort au sérieux ?
Il est certain que Platon blâme souvent l’interprétation des poètes telle qu’elle était pratiquée par les sophistes et qu’il se montre fort sévère pour certaines fictions poétiques. Mais, d’un autre côté, comment comprendre que lui-même se soit si souvent abandonné à sa fantaisie et qu’il ait introduit tant de fictions et de poésie dans son œuvre. Un philosophe ennemi absolu des mythes ne fait pas tant de mythes. Enfin, en lisant les mythes les plus considérables, notamment ceux du Gorgias, du Phédon, de la République, qui ont trait à la vie future, on a le sentiment très net qu’il ne s’agit pas là pour Platon d’un simple amusement. Il est impossible de n’être pas frappé du ton grave et presque religieux qu’il prend naturellement quand il s’explique sur ces grands sujets. Sans doute sa pensée est un peu incertaine et flottante, et il est facile de signaler, d’un dialogue à l’autre, de nombreuses et importantes différences de détail. Mais il semble aussi impossible de contester qu’ils ont tous une même tendance et qu’ils expriment tous une même pensée fondamentale, que Platon a pu sans doute présenter sous les formes les plus variées, mais qui, pour ce qu’elle a d’essentiel, n’a pas changé et lui tient fort à cœur.
C’est surtout à propos du Timée que se pose la question de la valeur du mythe chez Platon. Ce dialogue, en effet, paraît mythique du commencement à la fin, et, en un sens, il est impossible de contester qu’il le soit. Platon lui-même, à chaque instant et avec un parti pris évident, nous avertit qu’il parle selon la vraisemblance et qu’il n’a pas la prétention de nous révéler la vérité absolue et définitive. Si pourtant ce dialogue ne contenait pas une partie importante des doctrines de Platon, et s’il ne se rattachait pas étroitement à sa philosophie, comment comprendre que le philosophe ait écrit par amusement un travail de cette étendue. Le badinage serait un peu long. Il est aisé de voir d’ailleurs que, dans ce dialogue écrit vraisemblablement dans sa vieillesse, Platon a consigné les résultats de très longues et très nombreuses recherches. Ce n’est visiblement pas l’œuvre d’un jour, mais au contraire le résultat de patientes études. L’auteur nous le dit lui-même. À plusieurs reprises il parle avec fierté de son œuvre et se vante d’être le premier qui ait écrit sur la nature un ouvrage d’une telle importance, et en quelques endroits, notamment 51, D, et dans toute la discussion qui suit, il semble mettre les philosophes au défi de trouver des explications plus plausibles que la sienne. Et on ne peut pas dire qu’il ait tort, car il est bien évident que, malgré ses imperfections et les nombreuses erreurs qu’y peut relever la science moderne, le Timée marque un progrès notable sur tous les traités antérieurs de la « Nature ». C’est une œuvre, dans la pensée de l’auteur, non de fantaisie, mais de science. C’est bien ainsi que l’entend Aristote, qui le discute fort sérieusement ; et, dans la suite, le Timée est resté un des ouvrages qui ont exercé le plus d’influence sur les destinées de l’esprit humain : il a été considéré jusqu’au moyen âge comme le bréviaire de la science physique.
Tout porte donc à croire que, dans la pensée de son auteur, le Timée n’est pas un simple amusement et qu’il doit y avoir un lien étroit entre la physique qu’il expose et la théorie des Idées. Il nous semble que ce lien existe et que même il n’est pas difficile de le montrer.
Il faut remarquer, en effet, que, si Platon a le premier peut-être nettement défini la science et l’a distinguée de tout autre mode d’affirmation, il fait aussi, dans son système, une part très large à l’opinion, δόξα. C’est ce qu’on voit avec la dernière précision à la fin du Ve livre de la République, où l’opinion est représentée comme intermédiaire entre la science et l’ignorance, de même que le devenir est l’intermédiaire entre l’être et le non-être. On le voit non moins clairement dans la page si souvent citée de la fin du VIe livre de la République. Dans l’opinion, il distingue deux degrés : l’opinion vraie, δόξα ἀληθής, ὀρθὴ δόξα, et la fausse. Or il se trouve que l’opinion vraie a une grande valeur à ses yeux, et que, si jamais il ne la confond avec la science, du moins elle ne lui en paraît pas très éloignée. Il indique nettement dans le Banquet (202, A) en quoi l’opinion vraie diffère de la science, et la même distinction se trouve dans le Timée (51, D). Mais cette distinction faite, il considère l’opinion vraie comme très proche de la science. Elle en est l’équivalent toutes les fois que nous ne pouvons pas atteindre à la vraie science démonstrative. L’opinion vraie est sans doute, en un sens, toujours inférieure à la science, puisqu’elle est privée de la raison, et ressemble à ces statues de Dédale qui s’enfuient sans qu’on puisse les fixer (Ménon, 97, E). Mais, malgré cette infériorité, l’opinion vraie ici encore est placée tout auprès de la science. On le voit bien par la fin du Théétète où l’opinion vraie accompagne la définition ἀληθὴς δόξα μετὰ λόγου et est distinguée de la science. Mais il est aisé de voir par l’ensemble de la discussion qu’elle est fort au-dessus de la sensation dont il a été question antérieurement. À la fin du Philèbe (67, B), quand Platon énumère par ordre de dignité les divers éléments du Bien, il place les opinions vraies, ὀρθαὶ δόξαι, immédiatement après les sciences et sur le même rang. Nous retrouvons encore la même doctrine dans le Phèdre (265, C) et c’est même là qu’elle se retrouve avec le plus de netteté. Nous y voyons en effet les différents moyens à l’aide desquels on peut parvenir à l’opinion vraie. Tels sont l’inspiration poétique, la divination, le délire prophétique, l’amour. Il y a même des opinions vraies qui proviennent d’une origine plus basse. C’est ainsi que, dans le Timée (71, B), la large surface lisse du foie des animaux qui le fait ressembler à un miroir est considérée comme propre à représenter les images de l’avenir. Par suite, la partie inférieure du corps peut, à sa manière, participer à la vie divine et à la vérité. Enfin, dans le Ménon (97, B), Platon expose la profonde théorie de la vertu qu’il oppose à celle de Socrate, et cette théorie consiste précisément à expliquer la vertu par l’opinion vraie. Il nous est dit, en propres termes, qu’au point de vue pratique, l’opinion vraie produit les mêmes résultats que la science et n’est pas moins utile : οὐδὲν ἄρα ἧττον ὠφέλιμόν ἐστιν ὀρθὴ δόξα ἐπιστήμης. Et le Ménon tout entier, à le bien prendre, par sa théorie de la réminiscence autant que par celle de la vertu, est une apologie de l’opinion vraie.
Il serait aisé de multiplier les exemples et les citations. Partout on verrait que Platon, ayant conçu un idéal de science très haut et très noble, s’est rendu compte que l’esprit humain ne pouvait pas y atteindre, et qu’il doit souvent s’en tenir à cette connaissance intermédiaire, l’opinion vraie, équivalent ou succédané de la science, sorte de pis-aller dont il faut savoir se contenter. Mais encore cette connaissance intermédiaire ne doit-elle pas être méprisée. Elle est connaissance de la vérité et participe au divin, pour ainsi dire, au second degré. C’est un des traits caractéristiques de la méthode de Platon d’avoir partout multiplié les intermédiaires, les moyens termes, si bien qu’il passe d’une manière continue d’une partie à une autre et parvient à tout embrasser. Ces intermédiaires sont d’ailleurs ramenés à l’unité parce qu’ils sont tous soumis à une sorte de mathématique interne, qui, par la proportion, maintient l’unité dans la diversité. C’est ainsi que l’opinion (δόξα) est à la simple conjoncture (εἰϰασία) ce que la connaissance intuitive (νοήσις) est à la science discursive (διάνοια) [Rép., VI, 511] et ces divisions (τιμήματα) dans la théorie de la connaissance correspondent exactement aux divisions de la théorie de l’être. La science est à l’opinion ce que l’être est au devenir. L’opinion vraie est la science du devenir.
Cette place faite à l’opinion vraie, au vraisemblable, dans le système de Platon était en quelque sorte exigée par l’ensemble de la doctrine. Étant donnés, d’une part, la distinction de l’être et du devenir empruntée à Parménide et à Héraclite ; d’autre part, l’idée que Platon se fait de la science, il était impossible que le devenir ou le monde de la génération fût objet de science. Par essence et par définition, en effet, il est, comme l’avait vu Héraclite, soumis au changement, et, les mots étant toujours pris chez Platon dans un sens absolu, il s’agit ici d’un changement perpétuel qui atteint toutes les parties et ne laisse subsister rien de fixe. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien la philosophie s’en tiendra à la science pure, et alors il lui faudra renoncer à rien dire de l’homme, du monde, de l’âme, et même, comme nous le verrons, des dieux ; elle s’enfermera, comme l’Éléatisme, dans une formule vide et stérile qui n’explique rien, parce qu’elle s’applique à tout, et elle renoncera à ce qui est, en fin de compte, l’objet même de la philosophie, c’est-à-dire l’explication du monde ; ou bien, à côté de la science rigoureuse, elle fera place à un mode de connaissance inférieure, participant de la nature de son objet, c’est-à-dire mobile et changeant. Entre ces deux partis le choix de Platon ne pouvait être douteux, et les mêmes raisons qui, dans sa métaphysique, l’obligent à placer le devenir à côté de l’être, le contraignent dans sa théorie de la connaissance, à placer l’opinion vraie à côté de la science. Il y a un probabilisme platonicien qui fait partie du système au même titre que la philosophie du devenir, au même titre que la théorie même de la science.
Que telle soit bien la signification du Platonisme, c’est ce que l’histoire a prouvé. Quand les successeurs de Platon abandonnèrent la théorie des Idées et de la science, il ne resta plus que le probabilisme. Ce n’est sans doute pas sans motif que des hommes comme Arcésilas et Carnéade prétendirent toujours relever de Platon et continuer sa tradition.
Si telle est la place faite à la probabilité dans le dogmatisme platonicien, le rôle du mythe s’explique tout naturellement. Le mythe est l’expression de la probabilité. Il faudrait d’ailleurs se garder de croire que le mythe soit toujours chez Platon un simple jeu de l’imagination. Personne ne contestera que le mythe de Poros et de Pénia dans le Banquet n’exprime d’une manière allégorique la doctrine développée plus loin par Socrate, et qui considère l’amour comme un démon intermédiaire entre les dieux et les hommes. Dans le Timée, Platon unit ensemble les fictions poétiques et les raisonnements mathématiques. Il rapproche ce qu’il appelle le raisonnement vrai et l’apparence, lorsque, par exemple, expliquant du point de vue de la vraisemblance la formation des éléments, il la rattache à la formation des triangles indivisibles et à toute cette géométrie singulière qui sans aucun doute se relie étroitement à ses spéculations les plus hautes. Son intention apparaît ici très clairement dans le texte même qu’il faut citer (Timée, 51, D). Il vient de distinguer avec la plus grande précision l’intelligence et l’opinion vraie, « car l’une se forme par l’enseignement, l’autre par la persuasion ; l’une est toujours conforme à la droite raison, l’autre est sans raison ; l’une est inébranlable dans sa conviction, l’autre est mobile dans sa persuasion. L’opinion vraie est le partage de tous les hommes ; l’intelligence n’appartient qu’aux dieux et à un petit nombre d’hommes » ; et un peu plus loin, avant d’arriver à l’explication géométrique des éléments, il nous dit en propres termes qu’il rapproche l’un de l’autre le raisonnement scientifique, λόγος ὀρθός, et le vraisemblable, εἰϰώς (Timée, 56, B). Et c’est visiblement sa prétention, à travers tout le Timée, de rapprocher autant que possible l’explication plausible du monde des principes de sa philosophie. C’est, pourquoi il insiste à plusieurs reprises sur la théorie des Idées elle-même, et s’efforce de rattacher les causes secondaires ou adjuvantes aux causes principales, la nécessité et la matière à cette intelligence qui leur persuade de se soumettre à ses lois. C’est ainsi que dans toute l’œuvre de Platon s’unissent et se marient sans se confondre et se nuire l’une à l’autre l’explication scientifique et l’exposition mythique.
Il est peut-être intéressant de remarquer que le rôle assigné à la croyance par Platon est précisément inverse de celui que la philosophie moderne est disposée à lui donner. Pour la plupart de nos contemporains, en effet, pour ceux du moins qui veulent bien faire une place à la croyance, celle-ci est conçue comme dépassant la science et s’élevant au-dessus des phénomènes. Ce sont les plus hauts objets de la pensée humaine : Dieu, l’âme, la vie future, ceux-là même sur lesquels la science positive, limitée à la connaissance des phénomènes et de leurs lois, n’a aucune prise, qui sont l’objet propre de la croyance. La croyance est envisagée parfois comme supérieure à la science même ; pour un peu on essayerait de nous persuader qu’elle est plus certaine et plus sûre : en tout cas elle s’entend beaucoup plus loin : — « Je vois, je sais, je crois » diraient volontiers quelques-uns avec le poète. C’est tout le contraire chez Platon. L’esprit humain à ses débuts est encore plein de confiance dans sa force et sa puissance. Les déceptions de la recherche ne l’ont pas encore mis en défiance contre lui-même. C’est par la science dont il vient de concevoir l’idée, par la science claire, définitive et inébranlable telle que les mathématiques en ont fourni le modèle, qu’il se flatte d’atteindre les plus hauts objets. C’est la réalité suprême, celle des Idées, qu’il croit atteindre du premier coup, et c’est à mesure qu’il descend du ciel vers la terre, qu’il passe de l’être au devenir, de la lumière à l’obscurité, de la science à la croyance. La croyance est une moindre science, parce qu’elle a pour objet des réalités de plus en plus concrètes. Elle va ainsi en s’affaiblissant de degré en degré ; très forte encore et très voisine de la science quand elle s’applique aux êtres immortels, elle s’affaiblit à mesure qu’elle descend l’échelle des êtres, et quand elle arrive au plus bas degré, quand elle arrive à l’expérience sensible, quand elle passe des qualités de la matière à la matière elle-même, elle devient de plus en plus trouble et incertaine, jusqu’à ce qu’elle s’efface complètement et se perde dans les ténèbres. Dans le Timée, la matière échappe presque entièrement aux prises de l’esprit, elle n’est aperçue que par un raisonnement bâtard. Elle est à peine un objet de croyance, μόγις πιστόν. Ainsi, tandis que pour la science moderne les phénomènes donnés par l’expérience sont le type même de la certitude et le point de départ nécessaire de la connaissance, et que les réalités supérieures ne sont plus atteintes que par la croyance, chez Platon ce sont les réalités supérieures qui sont objet de science, et les phénomènes qui sont objet de croyance. Rien peut-être n’est plus propre que cette opposition à marquer la différence profonde qui sépare le point de vue du philosophe ancien de celui de la pensée moderne.
Si ces considérations sont exactes, il en résulte quelques conséquences fort importantes pour l’interprétation de la philosophie platonicienne. La critique moderne s’est peut-être trop pressée d’écarter les mythes platoniciens et de les considérer comme un simple jeu du philosophe. En particulier les mythes du Timée devraient être pris au pied de la lettre. On peut d’ailleurs s’en assurer en les rapprochant des autres dialogues. Il n’y a peut-être pas dans tout le Timée une affirmation de quelque importance qu’on ne puisse retrouver sous une forme à peine différente dans d’autres dialogues. Nous voudrions en donner un ou deux exemples à propos des problèmes essentiels : la nature de l’âme et celle de Dieu.
Le Timée nous représente l’âme humaine comme composée de deux parties : l’une mortelle, l’autre immortelle ; et cette affirmation très évidemment se retrouve ailleurs. Mais en outre la partie rationnelle ou immortelle de l’âme nous est donnée elle-même comme composée de trois éléments : l’essence du même, celle de l’autre, et une essence intermédiaire qui ne paraît pas être autre chose que le nombre. Or, si étrange que cela paraisse à première vue, nous croyons que cette composition de l’âme rationnelle doit être prise au sérieux. Sans doute il ne faudrait pas pousser les choses à l’extrême, et quand Platon parle de la coupe ou du cratère dans lequel Dieu a mêlé les éléments constituants de l’âme, on ne doit pas s’imaginer qu’il s’agisse d’un objet corporel et d’un mélange comme celui que faisaient les alchimistes. Mais qu’il s’agisse là d’un véritable mélange idéal, en d’autres termes, que l’âme humaine, loin d’être simple, comme nous le disons aujourd’hui, soit réellement un composé, un mélange, c’est ce qui deviendra évident peut-être, si l’on considère que le mot de μῖξις ou ses équivalents reviennent à chaque instant chez Platon et qu’ils sont, en fin de compte, comme on peut le voir par le Sophiste, synonymes de ce que le philosophe appelle la participation. Au surplus il n’y a pas de difficulté, dans cette philosophie, à concevoir qu’un mélange soit immortel ou éternel, pourvu qu’il soit bien fait, ou qu’il ait été formé par la main des Dieux. C’est ce que dit en propres termes le Timée dans cet étrange discours que le démiurge adresse aux dieux récemment créés : Vous n’êtes pas indécomposables, ἀδιάλυτοι ; mais cependant vous ne serez pas détruits, où λυθήσεστε, parce que je le veux ainsi, τῆς ἐμῆς βουλήσεως, et c’est ce que confirme le texte de la République, X, 611, B : il n’est pas facile qu’un composé soit éternel, surtout si la composition n’en est pas très belle, ϰαὶ μὴ τῇ ϰαλλίστῃ ϰεχρημένον συνθέσει. L’âme immortelle est donc composée d’Idées fondues ensemble avec une parfaite harmonie, et cela signifie qu’elle participe essentiellement de la nature du même ou de l’un, et de la nature de l’autre ou du multiple unies entre elles comme toujours chez Platon par un moyen terme (μεταξύ) ; et c’est parce qu’elle est ainsi composée qu’elle peut connaître, d’une part ce qui est toujours identique à soi-même, c’est-à-dire les Idées, d’autre part ce qui change sans cesse, c’est-à-dire le monde sensible. Car c’est un principe constant dans la philosophie platonicienne que le semblable seul connaît le semblable. La connaissance dans cette philosophie s’explique par ce fait que le sujet est substantiellement identique à l’objet. Empédocle, composant l’âme d’éléments corporels, disait que c’est par la terre que l’âme connaît la terre, et par l’eau qu’elle contient qu’elle connaît l’eau ; Platon, composant l’âme d’éléments idéaux, conçoit exactement de la même manière le rapport du sujet et de l’objet : c’est ce qui nous est attesté expressément par Aristote dans un passage du traité de l’Âme (liv. I, chap. II, 404 B, 16).
Mais c’est surtout quand il s’agit de la divinité que l’interprétation des mythes du Timée prend une grande importance. Il en résulte avec évidence que le démiurge est conçu, ainsi que l’âme du monde elle-même, comme appartenant au monde du devenir, c’est-à-dire comme soumis au changement, inférieur aux Idées placées au-dessus de lui, participant de leur nature et, osons le dire, peut-être comme composé lui-même. Ce démiurge est le seul être qui dans Platon soit désigné par ce mot : le dieu, ὁ θεός. Des interprètes modernes ont bien pu, de leur autorité privée, transporter cette appellation à l’Idée du Bien elle-même. Mais rien dans les textes n’autorise cette substitution, et si l’on va au fond des choses il est bien difficile de comprendre comment une Idée, au sens platonicien du mot, pourrait être en même temps l’Être individuel et personnel que tout le monde et Platon lui-même désigne par cette expression : le dieu, ὁ θεός. En fait, jamais Platon ni Aristote n’ont identifié l’idée du Bien avec Dieu, et, d’autre part, jamais l’Être que Platon appelle Dieu n’a été identifié avec l’Idée du Bien. Au contraire, il en est expressément distingué dans le Timée, puisqu’il a les yeux fixés sur les Idées qui sont des modèles et principalement sur le vivant en soi, αὐτο ζῶον, dont il paraît bien qu’il participe lui-même. On est ainsi amené, prenant au pied de la lettre les textes ou les mythes du Timée, à considérer le démiurge ou le dieu de Platon comme un être inférieur et dérivé, subordonné aux Idées exactement comme le Jupiter de la religion grecque est subordonné au fatum, à cette différence près que, dans le système du philosophe grec, ce qui domine la divinité n’est plus une force aveugle et sourde, mais au contraire le suprême intelligible et la souveraine perfection. Cette interprétation est d’ailleurs confirmée par le passage du Phèdre où tous les dieux et le plus grand de tous à leur tête nous sont représentés contemplant les essences éternelles situées en dehors du ciel, ἔξω τοῦ οὐρανοῦ (247, C). Dans les deux dialogues, la divinité habitant à la limite du ciel appartient au monde de la génération ou du devenir.
À la vérité, on pourrait être tenté d’identifier le dieu de Platon ou le démiurge du Timée avec le principe qui dans le Philèbe (27, B) est appelé la cause, αἰτία, distinguée du fini, πέρας, de l’infini, ἄπειρον, et du mélange des deux, μιϰτόν, et, pour le dire en passant, ces quatre principes des choses du Philèbe, sous des noms différents, correspondent exactement aux principes du dialogue soi-disant mythique du Timée : l’être, le devenir, le démiurge et la matière. Édouard Zeller a interprété cette doctrine du Philèbe en ce sens que ce seraient des Idées que désignerait le mot αἰτία. Mais cette interprétation est contredite par le fait que dans le Philèbe la cause est expressément appelée Jupiter et intelligence royale : Ζεύς ϰα βασιλιϰὸς νοῦς (30, D) ; et, dans le même endroit, il est dit, comme d’ailleurs dans le Timée, que l’intelligence suppose une âme, le νοῦς, la ψυχή. Si le démiurge du Timée est identique à la cause du Philèbe, il est donc une intelligence et une âme. Or les dialogues les moins mythiques de Platon nous représentent l’intelligence, νοῦς, comme inférieure de quelque degré à l’Idée du Bien. À la fin du Philèbe, lorsque le philosophe, voulant définir le souverain Bien et ne pouvant en atteindre l’idée unique, essaye de l’embrasser sous trois idées différentes : σὺν τρισὶ λαϐόντες (65, A), il les énumère par ordre de dignité et place au premier rang la symétrie, συμμετρία, puis la beauté, ϰάλλος, et en troisième lieu l’intelligence et la vérité νοῦς καὶ ἀλήθεια (66, B) ; viennent ensuite les sciences et les opinions vraies. De même, dans la République (liv. VII, 517, C), nous voyons l’idée du Bien engendrer l’intelligence et la vérité : νοῦν ϰαὶ ἀλήθειαν παρασχομένη. Et ainsi se confirme par les textes les plus authentiques l’accord du Timée avec les autres dialogues. Ces exemples, auxquels il serait aisé d’en ajouter d’autres, suffisent à montrer comment la pensée philosophique de Platon, tout en restant fidèle à elle-même et d’accord avec ses principes essentiels, peut prendre, et peut-être doit prendre, dès qu’elle s’essaye à expliquer le monde sensible et le devenir — ce qui est après tout l’objet de toute philosophie — la forme d’un mythe. Le mythe se rattache ainsi par sa racine même au système, et il en fait vraiment partie intégrante. Enfin, si le philosophe grec fait une place dans sa doctrine à l’imagination et à la conjecture soutenues et contenues par la raison et la dialectique, il n’y a peut-être pas lieu de lui en faire un reproche, car de nos jours même la méthode la plus sévère n’interdit pas au savant de faire parfois des hypothèses et de risquer des inductions ou des conjectures qui, sans être des vérités définitives, passent cependant pour des vérités probables.