Sur le Banquet de Platon

Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 60-94).

VI

SUR LE « BANQUET » DE PLATON



Le Banquet est parmi les dialogues de Platon un des plus clairs et des plus accessibles. On peut le lire d’un bout à l’autre sans se heurter à des difficultés comme celles qui nous arrêtent si souvent dans le Sophiste ou le Parménide. Dès la première lecture un esprit attentif peut légitimement se flatter d’embrasser en ce qu’elle a d’essentiel la théorie de l’auteur, d’en pénétrer le sens exact, d’en découvrir les beautés. Cependant, s’il veut y regarder de près, le même lecteur ne tardera pas à se poser quelques questions qui ne se résolvent pas d’elles-mêmes.

Le dialogue est manifestement composé de trois parties, qui sont : les cinq premiers discours sur l’amour, puis celui de Socrate, enfin celui d’Alcibiade. Mais quel rapport y a-t-il entre la première et la seconde de ces trois parties ? Faut-il, comme on l’a fait souvent, mettre au compte de Platon les idées exposées dans les cinq discours et les considérer tous comme des fantaisies où s’essaye, se joue et s’attarde l’imagination du philosophe avant de trouver dans le discours de Socrate la formule exacte et définitive de sa pensée ? Ou bien, au contraire, doit-on voir dans ce dernier discours une réponse au précédent, si bien que la seconde partie du dialogue, loin d’être la continuation de la première, serait en pleine opposition avec elle et apparaîtrait comme une véritable réfutation ? De plus, il semble à première vue que tous les convives du Banquet soient des amis rapprochés par une sympathie commune, habitués à se rencontrer et à échanger entre eux sur les sujets les plus divers des pensées délicates ou des propos ingénieux. En est-il réellement ainsi ? Ou n’y a-t-il pas quelques épines parmi ces roses ? Ne peut-on pas, sous les formes extérieures de la politesse et à travers l’enjouement d’un entretien amical, découvrir certaines oppositions, quelques réticences et même sur certains points l’essentiel désaccord ? En particulier, comment faut-il expliquer la présence d’Aristophane parmi les amis de Socrate ? L’auteur des Nuées s’est-il réconcilié avec sa victime, et dans les conversations légères du dialogue ne subsiste-t-il rien des anciennes inimitiés ? Devons-nous dire avec quelques historiens qui s’en étonnent que les deux interlocuteurs conversent sur le ton de la plus intime cordialité, ou Platon se souvient-il, même en écrivant le Banquet, du temps où il dénonçait Aristophane comme un des principaux auteurs de la mort de Socrate ? (Apol., 19, C.)

La doctrine de Socrate, ou plutôt de Diotime de Mantinée, ou plutôt encore de Platon, sur l’amour est assez claire par elle-même ; mais comment s’accorde-t-elle avec l’ensemble du système ? D’où vient ce brillant éloge de l’enthousiasme et de l’amour dans l’œuvre sévère du métaphysicien géomètre et du législateur un peu morose de la République et des Lois ? Enfin, quel rapport y a-t-il entre le discours d’Alcibiade et les autres parties de l’ouvrage ? Faut-il voir dans ces bouffonneries un simple jeu dont il n’y a pas à chercher d’autres raisons que le caprice et la fantaisie de l’auteur, ou bien peut-on, là encore, apercevoir un lien plus étroit, découvrir une pensée unique qui relie entre elles les diverses parties de l’ouvrage ? La preuve que ces différentes questions se posent naturellement et que la solution n’en est pas fort aisée, c’est que les critiques les ont diversement résolues. Notre intention n’est pas, dans le présent travail, de passer en revue et de discuter ces solutions[1] ; nous voudrions seulement, sans nous flatter le moins du monde de résoudre toutes les difficultés, essayer d’en éclaircir quelques-unes, de rappeler certaines explications qui paraissent avoir été un peu oubliées, enfin d’indiquer quelle idée on peut se faire de l’ensemble de l’ouvrage et de démêler quelle a été l’intention principale de son auteur.

I

Un point d’abord est certain et apparaît avec évidence si l’on suit avec un peu d’attention le développement du dialogue. Sur ce qui est ou paraît être l’objet propre de la discussion, c’est-à-dire la nature et la valeur de l’amour, il y a une opposition radicale entre les cinq premiers discours et celui de Socrate. On a quelquefois considéré le Banquet comme un ouvrage écrit en l’honneur de l’amour. Cela n’est vrai que si l’on considère uniquement la première partie de l’ouvrage ; si l’on s’attache à la suite, et surtout au discours de Socrate, on serait plus près de la vérité en disant qu’il est écrit contre l’amour. À vrai dire, il n’est écrit ni pour ni contre, et c’est ce qu’on verra tout à l’heure. Malgré la diversité extrême de leurs points de vue, les cinq premiers interlocuteurs sont d’accord pour dire que l’amour est un dieu, et par là il faut entendre un être parfait et sans défaut. Sur ce point, le médecin naturaliste Éryximaque (186, A) ne s’exprime pas autrement que les poètes Aristophane et Agathon. C’est parce que l’amour est un dieu qu’on peut en faire l’éloge, et par ce mot il faut entendre qu’on célèbre ses mérites ou ses vertus sans faire aucune réserve ; et, de fait, il n’y a pas d’ombre au tableau. Ceux mêmes, comme Pausanias et Éryximaque, qui distinguent deux sortes d’amour, laissent de côté après une simple mention la forme inférieure et célèbrent uniquement la gloire du dieu.

Tout autre est au contraire l’attitude de Socrate. « En effet, dit-il, jusqu’ici, j’avais été assez simple pour croire qu’on ne devait faire entrer dans un éloge que des choses vraies, que c’était là l’essentiel, et qu’il ne s’agissait plus ensuite que de choisir, parmi ces choses, les plus belles, et de les disposer de la manière la plus convenable. J’avais donc grand espoir de bien parler, croyant savoir la vraie manière de louer. Mais il paraît que cette méthode ne vaut rien et qu’il faut attribuer les plus grandes perfections à l’objet qu’on a entrepris de louer, qu’elles lui appartiennent ou non, la vérité ou la fausseté n’étant en cela d’aucune importance, comme s’il avait été convenu, à ce qu’il paraît, que chacun de nous aurait l’air de faire l’éloge de l’amour, mais ne le ferait pas en réalité. C’est pour cela, je pense, que vous attribuez à l’amour toutes les perfections et que vous le faites si grand et la cause de si grandes choses ; vous voulez le faire paraître très beau et très bon : j’entends à ceux qui ne s’y connaissent pas et non certes aux gens éclairés. Cette manière de louer est belle et imposante, mais elle m’était tout à fait inconnue lorsque je vous ai donné ma parole. C’est donc ma langue et non mon cœur qui a pris cet engagement. Permettez-moi de le rompre, car je ne suis pas encore en état de vous faire un éloge de ce genre » (198, D sqq). De même, en terminant son discours, Socrate dit à Phèdre : « Et maintenant, Phèdre, vois si ce discours peut être appelé un éloge de l’amour, sinon, donne-lui tel autre nom qu’il te plaira » (212, C).

Pour justifier ses réserves Socrate démontre à Agathon (201, C) qu’il s’est entièrement mépris sur la nature de l’amour : l’amour, en effet, étant essentiellement un désir, implique une privation, car on ne désire pas ce que l’on a, par conséquent une imperfection et une souffrance. Bien loin donc qu’on puisse se le représenter comme le plus beau, le plus heureux, le plus jeune et le plus délicat des dieux, ne se posant jamais que sur des fleurs (196, B), tel qu’on le voit dans la jolie description du poète tragique, il faut l’imaginer sous les traits d’un enfant chétif et maigre, toujours en guenilles, toujours à l’affût, toujours en quête de quelque artifice ou de quelque entreprise (203, C). Il n’est pas fils de Vénus, il est fils de Poros et de Pénia. Par suite il n’est pas exact de dire qu’il soit un dieu, puisqu’il est un mélange de bien et de mal, et qu’il peut même être mauvais. Il est un démon, un grand démon, c’est-à-dire un de ces êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes, qui transmettent aux hommes les ordres des dieux et aux dieux les prières des hommes. L’amour n’est pas un bien par lui-même. Il n’occupe qu’un rang secondaire, il ne vaut que par la fin qu’il poursuit. Il n’est un bien que s’il est au service de ce qu’il y a de meilleur, c’est-à-dire des Idées. C’est pourquoi Socrate ne prétend pas faire un éloge de l’amour ; aussi, en terminant son discours, demande-t-il à Phèdre si ce qu’il vient de dire peut être appelé un éloge. En un mot, si on nous permet d’exprimer ces idées anciennes en langage moderne, la thèse des cinq premiers interlocuteurs est identique à celle qu’ont soutenue certains romantiques et que soutiennent encore implicitement bon nombre d’écrivains. L’amour est un bien par lui-même. La passion justifie tout, le sentiment n’a pas à chercher hors de lui-même sa règle et sa fin. Socrate, au contraire, subordonne le sentiment et la passion à l’Idée, c’est-à-dire à la science ou à la raison. Non seulement Socrate est en désaccord avec les autres convives sur l’idée qu’il convient de se faire de l’amour, mais encore il est aisé de voir qu’il repousse et combat chacune des théories exposées en particulier par chacun d’eux.

Il serait déplaisant de mettre en forme les arguments du Banquet et de substituer une pesante argumentation au discours si vivant et si alerte où s’est jouée la libre fantaisie de Platon. Mais il est bien permis d’indiquer sans les modifier les arguments qu’il oppose en passant à ceux qui ont parlé les premiers. On verra bien qu’il ne s’agit pas dans cette première partie du dialogue de pensées ou de points de vue auxquels Platon se serait arrêté un instant et d’où il serait parti pour s’élever à une conception plus haute, mais bien d’opinions très opposées à la sienne, d’esprit et de tendance tout différents, et qu’il écarte avec autant de force qu’il en a déployé ailleurs contre ses adversaires déclarés. Le discours de Phèdre a eu le tort de considérer, à l’exemple des vieilles cosmogonies ou des premiers systèmes philosophiques, l’amour comme un principe très ancien et antérieur à tous les autres. Agathon le lui reproche (195 B), et soutient qu’il est au contraire le plus jeune ; mais la vérité est qu’il n’est ni l’un ni l’autre ; il est de tous les temps et a pour objet l’immortalité (207, A). Phèdre s’est encore trompé en parlant de la vertu d’Alceste et du courage d’Achille. C’est par le désir de l’immortalité qu’il faut expliquer l’une et l’autre (208, D). Pausanias a eu raison de distinguer deux sortes d’amour ; mais il aurait dû s’apercevoir qu’outre l’amour des âmes et l’amour des corps, il y a encore beaucoup d’autres formes du même sentiment ; que l’amour, de même qu’il est commun à tous les êtres, peut s’appliquer à tous les objets (205, B). De plus, nous montrerons tout à l’heure quelles réserves il faut faire sur la distinction de la Vénus Uranie et de la Vénus terrestre (186, A). Éryximaque a eu raison de corriger cette faute ; mais on peut lui reprocher à son tour d’avoir pris le mot amour dans un sens beaucoup trop général. On peut sans doute l’employer pour désigner l’attrait qui porte tout être vers le bien ou le bonheur, mais il en est de ce mot comme du terme poésie, qui désigne en un sens toute espèce de création, mais ne s’applique en réalité qu’aux musiciens et à l’art des vers. Seules, ces espèces reçoivent le nom de tout le genre (205, C). On ne dit pas que les athlètes, les médecins et les hommes d’affaires soient des amants, quoiqu’ils aiment leur propre bien. De plus, Éryximaque suppose que l’amour est l’attrait que le dissemblable exerce sur le dissemblable (186, B). Mais Agathon dira tout le contraire (195, B) avec autant de vraisemblance, et ni l’un ni l’autre n’est vrai. Ce qui aime est tout autre chose que ce qui est aimé, et c’est pour avoir méconnu cette vérité que tant de théories inexactes ont pris naissance (204, C).

Quant à Aristophane, l’idée qu’il exprime sous une forme bouffonne, à savoir que l’amour a pour origine le regret que nous aurions d’avoir perdu une moitié de nous-mêmes, il est contredit par ce fait que nous n’hésitons pas, quand il y a pour nous un avantage à le faire, à sacrifier un membre ou une partie de notre corps atteinte par la maladie (205, D). Bien plus, l’amour peut aller jusqu’au sacrifice complet de notre vie à l’objet aimé, et c’est se faire de ce sentiment une idée singulièrement mesquine et étroite que de lui attribuer avec le poète comique une origine purement égoïste. En outre, l’amour n’est pas le désir de rétablir l’unité primitive, mais le besoin de perpétuer l’espèce par la production d’êtres semblables.

Remarquons qu’Aristophane n’est pas insensible à la critique de Socrate. Platon a soin de nous indiquer qu’après que ce dernier a fini son discours, le poète commence à riposter ; il en est empêché par l’irruption soudaine, dans la salle du festin, d’Alcibiade ivre et de ses compagnons (212, C). Mais ce détail prouve au moins qu’Aristophane s’est senti touché.

À toutes ces critiques il faut en ajouter une qui s’applique également aux quatre premiers orateurs. Ils se sont tous engagés dans la discussion sans avoir au préalable, comme la véritable méthode l’exige, donné une définition de l’amour (191, E). Seul Agathon échappe à ce reproche. Mais il en mérite d’autres qui ne lui sont pas épargnés. Il a, comme nous l’avons déjà rappelé, complètement méconnu la véritable nature de l’amour en le considérant comme parfaitement bon et heureux. D’ailleurs les arguments qu’il invoque sont plus spécieux que solides, et son discours est plus remarquable par l’arrangement habile des mots que par l’enchaînement rigoureux des pensées. Il ne reste rien de la brillante fantaisie du poète après la discussion pressante et irrésistible à laquelle Socrate la soumet. Une des erreurs d’Agathon est d’avoir cru que l’objet de l’amour est la beauté ; c’est, en réalité, la génération et la production dans la beauté (206, E).

Il y a plus. Platon ne se contente pas de réfuter un à un les auteurs des cinq premiers discours du Banquet, il se moque d’eux. On peut même dire que ces cinq discours sont des parodies d’auteurs vivants. À la vérité nous avons sur les contemporains de Platon des documents trop incomplets pour qu’il soit possible de justifier pleinement cette hypothèse ; mais nous pouvons réunir les indices en nombre suffisant pour la rendre au moins très plausible. Nous sommes presque toujours tentés de nous représenter l’auteur du Banquet comme un penseur planant très haut dans le domaine des abstractions, ou comme un poète supérieur à toutes les passions humaines, ou comme un austère législateur uniquement préoccupé de pensées graves. Il est tout cela sans doute, mais il est aussi un homme de son temps. Il a été jeune et il a connu les passions de cet âge. Dans le combat acharné qu’il soutint contre ses adversaires nous avons la preuve qu’il était ardent et prompt à la riposte et qu’il rendait coup pour coup et dent pour dent. Il allait même peut-être un peu plus loin, et il est probable que souvent il n’attendit pas les coups et fut lui-même le premier à l’attaque. Nous sentons en bien des cas la pointe acérée de son ironie et la cruauté de son persiflage. Peut-on douter, par exemple, de ses intentions ironiques, lorsqu’on lit le Phèdre ? C’est à Lysias qu’il s’en prend. Nous ignorons les causes de sa brouille avec cet écrivain, mais nous voyons très bien qu’il ne le ménage point. C’est très probablement un discours authentique de Lysias que Phèdre lit à Socrate[2], au début du dialogue, et c’est manifestement une parodie que fait Socrate, et même une parodie cruelle et dédaigneuse, lorsque, s’étant voilé la tête, il refait le discours de Lysias tel qu’il aurait dû le faire, tel qu’il n’a pas su le faire de son propre point de vue. La troisième partie du dialogue est une leçon infligée à Lysias en même temps qu’une réfutation complète de tout ce qu’il a dit. L’attitude que prend Socrate à l’égard de Polos dans le Gorgias ne nous laisse aucun doute sur les intentions de l’auteur. Il imite, pour la tourner en dérision, la manière de parler de Polos terminant ses phrases par de grands mots, et avec des assonances selon la rhétorique que lui avait enseignée Gorgias. On ne peut guère douter non plus qu’en prêtant à Kalliclès dans le Gorgias, à Thrasymaque dans le premier livre de la République, des discours violents et brutaux, éloquents d’ailleurs, pleins de vie et de mouvement, Platon ait imité la manière de quelques orateurs de son temps et nous ait donné des portraits d’après nature. L’ironie et la verve comique la plus fine, la plus élégante et la plus discrète, apparaissent encore dans cet admirable début du Protagoras, où le philosophe poète nous montre le sophiste entouré de tant d’honneurs, marchant dans sa gloire, si naïvement pénétré de sa haute importance. À certains égards le Banquet peut être considéré comme une suite du Protagoras, et on peut supposer que les deux dialogues ont été écrits à peu près vers la même époque. Tous les personnages du Banquet figurent déjà dans le Protagoras comme personnages muets, il est vrai ; ils sont les disciples attachés aux grands sophistes. Phèdre nous est connu comme disciple enthousiaste de Lysias ; Pausanias comme celui de Prodikos de Céos ; Éryximaque comme celui d’Hippias d’Élis ; et Agathon, d’après le Banquet lui-même, est un des fidèles de Gorgias.

Le dialogue sur l’amour nous apparaît ainsi comme une attaque vivement menée contre les mêmes sophistes que Platon prend si souvent à partie ; mais, cette fois, c’est dans leurs disciples qu’il les attaque. C’est aussi un disciple de Socrate, Alcibiade, qui prononce le dernier discours ; on verra plus loin que c’est surtout d’enseignements de maîtres et de disciples qu’il est question dans le Banquet. Le Banquet est le dialogue des disciples : c’est à ses fruits que nous pouvons juger l’enseignement des maîtres.

Dans toute la première partie du dialogue, et même encore dans la dernière, il y a une ironie latente et discrètement voilée, si bien qu’elle a pu échapper plus d’une fois au lecteur inattentif, mais qui fait honneur à la verve comique de Platon. C’est dans le Banquet, — et c’est le dernier mot de ce dialogue, — qu’il fait dire par Socrate qu’il appartient au même homme d’être poète tragique et poète comique (223, D). Nous savons qu’il avait commencé par des tragédies ; les dialogues nous montrent de quoi il était capable dans la comédie.

Que le discours de Phèdre dans le Banquet soit encore une parodie de Lysias, c’est ce qu’autorisent à supposer les nombreuses ressemblances que nous apercevons entre les deux ouvrages. C’est la même doctrine, la même manière un peu sèche de la présenter, le même procédé de démonstration par des exemples empruntés à la mythologie ou aux poètes. Ces ressemblances sont si grandes et les intentions du Phèdre si peu douteuses, qu’il semble superflu d’insister ici sur un rapprochement qui se fait en quelque sorte de lui-même.

Le discours de Pausanias est une contrefaçon des discours de Prodikos. L’intention malveillante de Platon est attestée par le jeu de mots facilement traduisible en français que nous lisons aussitôt après le discours de Pausanias, et par la remarque qui l’accompagne : « Pausanias ayant fait une pause [et voilà un de ces jeux de mots que nos sophistes enseignent] » (185, C). — Gomperz remarque avec raison que Prodikos « a introduit dans l’Éthique une notion qui a joué un rôle considérable dans l’école des Cyniques et de leurs successeurs les Stoïciens, la notion des choses indifférentes en elles-mêmes, et qui n’acquièrent leur signification que par le juste emploi qu’on en fait en se conformant aux indications de la raison » (Penseurs de la Grèce, vol. I, p. 453, trad. Reymond). C’est précisément cette doctrine ou une application de cette doctrine que nous trouvons dans le Banquet : « Toute action, dit Pausanias, en elle-même n’est ni belle ni laide : ce que nous faisons présentement, boire, manger, discourir, rien de tout cela n’est beau en soi, mais peut le devenir par la manière dont on le fait, beau si on le fait selon les règles de l’honnêteté, et laid si on le fait contre ces règles » (180, E). — Tout le discours est rempli de distinctions subtiles qui, à la manière de Prodikos, indiquent, soit les différents sens des mots, soit les points de vue antithétiques auxquels on peut se placer pour apprécier ou juger toutes choses. Le sophiste montre ainsi le pour et le contre, et explique la diversité des jugements portés par les hommes[3]. Ainsi, l’amour, tel qu’on le comprenait à Athènes, est considéré comme honteux par certains peuples grecs et par les barbares. Sans sortir de la Grèce, on peut trouver encore sur cette même question des conceptions et des points de vue opposés. À Athènes même il n’est pas facile de concilier la liberté de mœurs admise par la plupart des esprits, et les précautions prises par les pères de famille pour préserver leurs enfants. Ces distinctions et d’autres encore remplissent le discours entortillé et fastidieux de Pausanias ; il n’y a rien là qui ressemble au style habituel de Platon. Le sophiste donne d’ailleurs le moyen de les concilier dans la règle indiquée plus haut.

Mais c’est surtout la célèbre distinction entre les deux Vénus, Vénus céleste et Vénus terrestre, qui décèle ici l’intervention de Prodikos. Il est impossible de n’être pas frappé de la ressemblance de cette dichotomie avec le célèbre apologue d’Hercule hésitant entre le vice et la vertu que Xénophon a rapporté dans ses Mémorables (I, 21) et auquel le Banquet fait allusion quelques lignes plus haut. Presque toutes les fois que Platon met en scène Prodikos, c’est pour lui attribuer une distinction subtile sur le sens des mots (Charm., 163, D ; Lach., 197, D) ; il rapproche les termes semblables et pour un même mot détermine les diverses significations qu’il peut avoir. Toute cette ironie n’empêche pas d’ailleurs que Prodikos ne soit présenté comme un penseur sérieux, fidèle aux règles de l’honnêteté, et dont Socrate lui-même peut dire qu’il a été le disciple (Prot., 341, A ; Mén., 96, D).

Il est vrai que cette distinction entre la Vénus céleste et la Vénus terrestre a été presque toujours considérée comme l’expression de la pensée même de Platon. C’est à lui que des historiens, même récents, en font honneur, et il faut avouer que Plotin leur avait donné l’exemple. Toutefois l’autorité même du philosophe alexandrin ne saurait diminuer les droits de la critique. Or la preuve que la distinction des deux Vénus n’appartient pas en propre à Platon, c’est que nous la retrouvons aussi dans le Banquet de Xénophon (ch. 8). Très probablement la distinction est de Prodikos lui-même. Elle était devenue populaire, et Platon la lui emprunte pour s’en moquer. Ce qui a trompé les interprètes, c’est que la distinction de Prodikos est à première vue tout à fait conforme à la doctrine de Platon lui-même ; mais si on veut y regarder de près, on s’apercevra qu’il n’en est rien. D’abord les déesses de Platon ne courent pas les rues. L’âme profondément religieuse du philosophe n’aurait jamais admis qu’on se servît du nom d’un dieu ou d’une déesse pour désigner des actions comme celle qu’on attribue à l’Ἀφροδίτη πάνδημος. Le philosophe qui refuse même à l’amour le titre de dieu ne saurait l’accorder à une coureuse de carrefours. D’ailleurs la suite du dialogue montre bien que Platon n’adopte pas tout à fait la manière de voir de Prodikos. Il n’identifie pas l’amour à la beauté et ne lui attribue pas la beauté comme objet. La fonction de l’amour est seulement la génération dans la beauté. Enfin rien n’est plus contraire au platonisme que la théorie formulée par Prodikos, selon laquelle les choses sont indifférentes en elles-mêmes. Qu’il n’y ait rien de bon ou de beau en soi, αὐτό ϰαθ’ αὑτό, et que la valeur des actes dépende de l’intention qui les inspire, voilà ce que des philosophes ultérieurs ont pu admettre avec Prodikos, mais qui est incompatible avec tous les principes de la philosophie platonicienne.

Il est assez piquant toutefois de constater qu’on a si longtemps attribué à Platon une doctrine qu’il n’a formulée que pour la tourner en dérision, et que le maître ironiste a été en quelque sorte pris à son propre piège.

Éryximaque, ainsi que nous l’apprend le Protagoras (315, C), était disciple d’Hippias d’Élis. Son discours dans le Banquet correspond très exactement à ce que nous savons de l’enseignement de ce sophiste. À la vérité, Hippias, soit qu’il fût un adversaire moins ardent, soit qu’il fût considéré comme moins dangereux, semble traité avec plus de ménagement que les autres. Il s’occupait surtout de l’étude de la nature et il avait la prétention de connaître toutes les sciences. De même Éryximaque est médecin, et la théorie de l’amour qu’il propose ne s’applique pas seulement aux hommes, mais à tous les êtres vivants, et même à toute la nature. C’est par l’amour que sont réunis, — et il semble qu’on trouve ici un souvenir des doctrines d’Empédocle, — les contraires, le sec et l’humide, le froid et le chaud, les quatre éléments. Quand l’harmonie et la proportion, c’est-à-dire le véritable amour, viennent à faire défaut, se produisent la maladie et la mort. Toutes les sciences relatives à la nature, la gymnastique, la musique, l’astronomie, la divination, sont considérées comme soumises au règne de l’amour, et ainsi le discours d’Éryximaque nous offre un résumé fidèle de l’enseignement de son maître[4].

Si on était tenté de supposer que la présence d’Aristophane parmi les convives du Banquet s’explique par une réconciliation survenue sur le tard entre le poète et sa victime, il suffirait d’un peu d’attention pour relever à travers tout le dialogue de nombreuses traces de malveillance, et s’assurer que Platon n’a pas désarmé, qu’il traite toujours en ennemi l’ennemi de son maître[5]. Dès le début, en effet, le poète nous est représenté comme occupé sans cesse des choses de Bacchus ou de Vénus (117, E). Il est adonné au vin, et il est de ceux qui, la veille, se sont le moins ménagés dans l’orgie qui a terminé la fête donnée par Agathon (176, B). À la fin de l’ouvrage encore, nous le voyons continuer à boire avec les plus intrépides et ne s’arrêter que quand le matin est venu (223, C). Au moment où arrive son tour de parler, il en est empêché par le hoquet, et Platon explique cette incommodité par le fait d’avoir trop mangé (185, C). Aristophane demande assez plaisamment au médecin Éryximaque le moyen d’y mettre un terme. Éryximaque lui en indique deux que le poète est obligé d’employer tour à tour, et, au moment où il en est réduit à se chatouiller l’intérieur du nez pour provoquer l’éternument, il se plaint en riant de recourir à ces procédés déplaisants (189, A). On ne supposera pas que ce soit sans intention que Platon a accumulé tous ces détails. Il nous montre Aristophane désireux sans doute de faire rire comme il convient à un poète comique, mais soucieux de ne pas prêter lui-même à rire et de mettre les rieurs de son côté, ce qui autorise peut être à supposer que Platon a précisément eu l’intention de faire rire à ses dépens. Son discours, ainsi qu’il le remarque lui-même, est conforme à sa manière ordinaire, et telle qu’on pouvait l’attendre d’un poète comique. Platon a évidemment pris plaisir à imiter le ton habituel de la comédie aristophanesque, à lui prêter les imaginations et des plaisanteries analogues à celles que nous trouvons dans les vers mêmes du poète. Personne ne contestera qu’il y ait assez bien réussi, et il est inutile d’insister sur ce point. Nous aurons d’ailleurs l’occasion, dans la dernière partie de ce travail, de revenir sur le rôle que joue Aristophane dans le Banquet.

Il est incontestable que Platon nous a représenté dans le Banquet Socrate et Agathon comme unis par la plus étroite amitié, et attirés l’un vers l’autre par la plus franche sympathie. Les témoignages d’estime et d’affection qu’ils se donnent à travers toutes les conversations ne sont pas de simples formules de politesse. Ils sont trop nombreux et trop précis pour qu’on puisse attribuer à l’un ou à l’autre la moindre arrière-pensée. Il est certain aussi que Platon traite Agathon avec bienveillance. Il nous donne de son esprit, de son talent, de sa grâce et de son éloquence, l’idée la plus flatteuse. On ne saurait imaginer un amphytrion plus accueillant, un convive plus aimable, un orateur plus séduisant ! Le portrait du poète tragique présente avec celui du poète comique un contraste frappant. Autant le second nous apparaît comme un peu vulgaire, assez grossier et même un peu ridicule malgré tout son esprit, le premier nous laisse l’impression de la parfaite élégance et de la grâce la plus exquise. Le discours d’Agathon n’en est pas moins une parodie, et non seulement Socrate a bientôt fait d’obliger son interlocuteur à avouer qu’il s’est contredit et qu’il ne sait pas bien de quoi il parle, mais encore nous voyons percer l’ironie habituelle de Socrate dès les premiers mots de sa réplique. « Qui ne serait embarrassé aussi bien que moi, ayant à parler après un discours si beau, si varié, admirable en toutes ses parties, mais principalement sur la fin où les expressions sont d’une beauté si achevée qu’on ne saurait les entendre sans en être frappé ? » (198, B.) Il marque l’opposition de sa manière avec celle du poète en déclarant qu’il dédaigne la recherche dans les mots et dans leur arrangement (199, B). Si on veut bien y prendre garde, les arguments que Platon prête à Agathon sont tout à fait artificiels et sophistiques. Comment ne pas voir une intention malicieuse dans les paroles que Platon met dans la bouche du poète, quand il le fait jouer sur les mots afin de prouver que l’amour est délicat. « L’amour marche et se repose sur les choses les plus tendres, car c’est dans les âmes des dieux et des hommes qu’il fait sa demeure. Et encore n’est-ce pas dans toutes les âmes, car il s’éloigne des cœurs durs et ne se repose que dans les cœurs tendres. Or, comme jamais il ne touche du pied ou de tout autre partie de son corps que la partie la plus délicate des êtres les plus délicats, il faut nécessairement qu’il soit d’une délicatesse extrême » (195, D). Tout le discours n’est qu’une suite de jeux de mots et de concetti. Les raisonnements d’Agathon présentent aussi les caractères de la pure sophistique.

Comment croire que Platon ait un seul instant pris au sérieux la preuve donnée par l’orateur pour attribuer à l’amour la vertu qu’on nomme la tempérance. « L’amour n’est pas seulement juste, il est encore de la plus grande tempérance ; car la tempérance consiste à triompher des plaisirs et des passions : or est-il un plaisir au-dessus de l’amour ? Si donc tous les plaisirs et toutes les passions sont au-dessous de l’amour, il les domine, et, s’il les domine, il faut qu’il soit d’une tempérance incomparable » (198, C). Rien n’est plus différent du style ordinaire de Platon, et par suite ne marque plus clairement qu’il s’agit ici d’un pastiche, que la fin du discours où le balancement des phrases, l’abondance et la redondance des images, les assonances et les allitérations forment un si parfait contraste avec le ton sobre et sévère habituel à Platon. « Je terminerai par un hommage poétique : c’est l’amour qui donne la paix aux hommes, le calme à la mer, le silence aux vents, un lit et le sommeil à la douleur. C’est lui qui rapproche les hommes et les empêche d’être étrangers les uns aux autres. Principe et lien de toute société, de toute réunion amicale, il préside aux fêtes, aux chœurs, aux sacrifices. Il remplit de douceur et bannit la rudesse. Il est prodigue de bienveillance et avare de haine. Propice aux bons, admiré des sages, agréable aux dieux, objet des désirs de ceux qui ne le possèdent pas, père du luxe, des délices, de la volupté, des doux charmes, des tendres désirs, des passions, il veille sur les bons et néglige les méchants. Dans nos peines, dans nos craintes, dans nos regrets, dans nos paroles, il est notre conseiller, notre soutien et notre sauveur. Enfin, il est la gloire des dieux et des hommes, le maître le plus beau et le meilleur, et tout mortel doit le suivre et répéter en son honneur les hymnes dont il se sert lui-même pour répandre la douceur parmi les dieux et parmi les hommes » (197, C, sqq.).

On ne contestera pas d’ailleurs que le discours d’Agathon soit un chef-d’œuvre dans son genre, un chef-d’œuvre de mièvrerie, de grâce apprêtée et de style maniéré. Le poète n’est pas dupe de ses artifices, et on le voit sourire quand il dit : « À ce dieu, ô Phèdre, je consacre ce discours que j’ai entremêlé de propos légers et sérieux aussi bien que j’ai pu le faire » (197, E).

Si tout ce tableau est une parodie, on peut dire que Platon l’a caressé avec amour. Au surplus ce n’est pas à Agathon lui-même, mais bien plutôt à l’enseignement qu’il a reçu, que s’adressent les critiques de Socrate, et ici aucun doute n’est possible, c’est Gorgias qui est visé par la verve malicieuse de Platon. Dès le commencement de sa réplique Socrate dit : « L’éloquence d’Agathon m’a rappelé Gorgias au point que véritablement il m’est arrivé ce que dit Homère : Je craignais qu’Agathon en finissant ne lançât en quelque sorte sur mon discours la tête de Gorgias, cet orateur terrible, et ne pétrifiât ma langue » (198, C).

II

Avec le discours de Socrate le ton change, nous entrons dans un ordre d’idées tout nouveau. Il ne s’agit plus de dire à tort ou à raison tout ce qu’on peut trouver de plus favorable sur l’amour, mais de chercher la vérité. Nous n’avons plus affaire à des sophistes, mais à un philosophe.

En quelques mots Socrate met en déroute les arguments d’Agathon et des autres convives. Il démontre avec la plus irrésistible évidence que l’amour n’est pas parfait par lui-même puisqu’il est toujours un désir et suppose la privation et la souffrance. Nous n’exposons pas ici la théorie que Socrate oppose à celles de ses interlocuteurs ; elle est trop connue et trop présente à toutes les mémoires pour qu’il soit utile d’y revenir encore. Nous voudrions seulement à cette occasion présenter sur trois points importants quelques remarques qui auront pour but de montrer ce qui dans la théorie de Socrate appartient surtout à Platon, puis de marquer les rapports de la théorie de l’amour avec la théorie de la connaissance et avec le reste du système.

1° C’est sans doute parce que Platon avait parfaitement conscience de ce qu’il ajoutait de nouveau à l’enseignement de son maître, c’est parce qu’il reculait devant un anachronisme par trop évident, qu’il a substitué à Socrate un autre personnage, Diotime, femme de Mantinée. La manière même dont Socrate reçoit les leçons de cette femme, les ménagements qu’elle prend (208, B) pour s’assurer qu’il comprend bien des conceptions toutes nouvelles, les divers degrés de l’initiation par où elle le fait passer, montrent clairement que Platon prend ici résolument la place de Socrate. « Peut-être, Socrate, suis-je parvenue à t’initier jusque-là aux mystères de l’amour, mais quant au dernier degré de l’initiation, je ne sais si, même bien dirigé, ton esprit pourrait s’élever jusque là » (209, E). S’il a cru toutefois devoir conserver le nom de son maître et lui attribuer des discours que manifestement il n’a pu tenir, il doit avoir eu pour cela un motif, et nous essaierons plus loin de le deviner.

Socrate invoque le nom de Diotime dès qu’il veut exposer cette idée que l’amour est intermédiaire entre le bien et le mal. C’est qu’en effet il s’agit ici d’une idée nouvelle d’une importance capitale, qui est en quelque sorte le pivot de tout le platonisme, et que non seulement Socrate n’avait point formulée, mais qui était en parfaite contradiction avec ses théories les plus connues. De ce que l’amour n’est ni beau ni bon, ainsi qu’il vient de le démontrer contre Agathon, Socrate se croit en droit de conclure qu’il est laid et mauvais. En d’autres termes il fait une application rigoureuse du principe de contradiction qui supprime les intermédiaires. C’est précisément ce que faisait le Socrate historique, et avec lui tous les contemporains de Platon. Il n’y a pas de milieu entre savoir et ignorer. C’est pourquoi la vertu est une science et le vice une ignorance, comme Socrate ne se lassait point de le répéter. C’est pourquoi aussi la vertu peut s’enseigner. Quand Diotime demande à Socrate s’il n’y a rien d’intermédiaire entre savoir et ignorer, le philosophe répond : μάλιστά γε (201, E). La théorie de l’opinion vraie, intermédiaire entre la science et l’ignorance, participant de la première parce qu’elle est vraie, de la seconde parce qu’elle n’est qu’une opinion qui ne peut rendre raison d’elle-même, est la grande nouveauté que Platon introduit dans la philosophie. Il avait déjà dit quelque chose de semblable dans le Protagoras et le Ménon lorsqu’il prouvait que la vertu n’est pas une science et ne peut être enseignée, mais qu’elle est une opinion vraie, ce qui est précisément l’opposé de la thèse socratique. On voit ici une fois de plus le lien étroit qui unit le Banquet à ces deux dialogues, et permet de croire qu’ils ont été composés vers la même époque. C’est la même idée encore que Platon reprendra et défendra avec force à la fin du cinquième livre de la République. C’est elle enfin qu’il envisagera sous sa forme la plus abstraite et la plus métaphysique lorsque, dans le Parménide et le Sophiste, il s’évertuera à prouver que le non-être existe en quelque manière, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose d’intermédiaire entre l’être et le néant. Or, au point où en était la spéculation grecque au temps de Platon, il fallait établir violemment βιάζεσθαι (Sophiste, 241, D) l’existence du non-être, c’est-à-dire une contradiction apparente, pour rendre possibles la communication ou la participation des idées entre elles, par suite l’existence du monde, la possibilité du jugement affirmatif et celle de l’erreur. Platon est donc déjà, à l’époque où il écrit le Banquet, en possession d’une des idées maîtresses de son système. Mais nous n’avons ici à considérer que l’application qu’il en fait à l’amour. Elle lui permet de conclure que l’amour est intermédiaire entre Dieu et les hommes, qu’il est un démon, un grand démon, non pas un dieu, ou, en d’autres termes, qu’il n’est par lui-même ni bon ni mauvais.

D’où lui vient donc sa valeur et pourquoi est-il en certains cas excellent, détestable en d’autres ? Pausanias et Éryximaque avaient déjà fait une distinction entre les deux sortes d’amour ; mais ni l’un ni l’autre n’avaient su démêler les véritables raisons et déterminer ce qui fonde la valeur de l’amour. Ce n’est pas, comme le croit Pausanias, l’intention de celui qui agit, car cette intention est un fait variable ou, comme nous dirions aujourd’hui, un élément subjectif. Il n’est pas plus vrai de dire avec le même Pausanias que l’amour est bon quand il s’attache aux âmes, mauvais quand il a pour objet les corps. En effet, dans la pensée de Platon, l’amour des corps a sa place légitime, pourvu qu’on le considère comme un point de départ, comme un degré inférieur d’où le philosophe peut partir, mais où il ne doit pas s’arrêter. D’autre part l’amour véritable s’attache, non seulement aux âmes, mais encore à bien d’autres objets, tels que les sciences, les lois, les idées, et enfin son objet propre est la génération dans la beauté et non pas la possession de tel ou tel objet. Ce n’est pas davantage, comme le croit Éryximaque, l’intensité ou la violence plus ou moins grande de ce sentiment, car tout cela encore est variable et d’ailleurs peu précis. Au vrai, c’est à ses fruits qu’on doit juger l’amour. Puisqu’il consiste essentiellement à engendrer dans la beauté, il sera bon quand les effets qu’il produit seront conformes à la beauté, mauvais dans le cas contraire. Comme la beauté elle-même s’élève de degrés en degrés, on devra distinguer les mêmes gradations dans l’amour ; le plus parfait et le plus vrai sera celui qui produira dans les âmes la connaissance la plus haute des Idées. En d’autres termes, la valeur de l’amour est fondée sur la réalité métaphysique des Idées ; c’est dans le platonisme seulement qu’on peut en trouver la véritable théorie ; et c’est pourquoi le Socrate du Banquet attribue à Diotime toutes ces conceptions si peu semblables et à certains égards si opposées à celles du Socrate historique.

2° De cette définition de l’amour et de la place qui lui est attribuée dans le système de Platon résulte une conséquence fort importante, à laquelle peut-être les historiens n’ont pas toujours assez pris garde. L’amour n’étant par essence ni bon ni mauvais, étant déchu du rang supérieur auquel la sophistique l’avait élevé, il ne devra jamais occuper dans le système de Platon, s’il est conséquent avec lui-même, qu’une place secondaire et jouer un rôle subalterne. En d’autres termes, pour parler le langage des modernes, le sentiment ou le cœur seront toujours subordonnés à l’intelligence. C’est bien ce que dit Platon lui-même, et le rôle qu’il attribue à l’amour est celui d’un intermédiaire qui prépare les voies, d’un guide qui conduit les chercheurs vers la vérité, ou, suivant sa propre expression, d’un auxiliaire, συνεργόν (212, B). Quelle que soit la part faite à l’amour, il reste toujours au second rang. Comme l’inspiration poétique, comme le don de la divination et les différentes sortes de délires énumérées dans le Phèdre, comme l’opinion vraie, comme la vertu elle-même, du moins la vertu populaire et politique, il appartient, non à la partie supérieure de l’âme qui a pour siège la tête, mais à cette faculté intermédiaire, et à cette région moyenne dont le siège est la poitrine.

Cependant Socrate et Diotime, malgré les réserves du commencement du discours, font de l’amour un tel éloge, ils en parlent en termes si enthousiastes et, en dernière analyse, lui attribuent un rôle si important, qu’on ne saurait s’étonner si quelques interprètes se sont mépris sur la véritable pensée du philosophe. On a cru parfois que l’enthousiasme ou l’amour étaient le terme suprême, le couronnement de la philosophie de Platon, que la dialectique aboutissait à l’amour et se subordonnait à lui, si bien qu’en dernière analyse la philosophie de l’auteur du Banquet serait une philosophie de sentiment et mettrait le cœur au-dessus de la raison. Sans aller aussi loin et sans faire de Platon un mystique, d’autres ont pu concevoir que l’amour et la dialectique, le sentiment et la pensée se confondaient en un même acte, concouraient au même but et avaient une part égale à la connaissance suprême. D’autres enfin, prêtant par anticipation à Platon une doctrine soutenue par quelques modernes, ont cru que selon lui l’acte suprême de la pensée exigeait le concours simultané de toutes les puissances de l’âme, et ils se sont autorisés du texte de la République (VII, 518, C) où il est dit qu’il faut aller à la vérité avec l’âme tout entière : σὺν ὅλῃ τῇ ψυϰῇ. Il y a cependant là une triple erreur, et il suffit pour s’en convaincre de lire attentivement le texte même du Banquet. L’amour passe par tous les degrés jusqu’au terme suprême de l’initiation. Il s’élève de la beauté d’un corps à la beauté de tous les corps, puis à la beauté des âmes, enfin à celle des actions humaines et des lois. Mais remarquons qu’au-dessus de toutes ces beautés Platon place encore les belles sciences, τὰ ϰαλὰ μαθήματα (211, C), et au-dessus de ces sciences elles-mêmes le dernier terme, qui est appelé lui aussi μαθήμα (211, C). C’est la science du beau qui est la beauté même. Les mots qui reviennent le plus souvent dans ce passage célèbre sont : savoir, voir, regarder, contempler. En d’autres termes, la contemplation purement intellectuelle est toujours aux yeux de Platon la forme la plus parfaite de la vie. L’amour est un conducteur qui nous amène jusqu’à ce terme suprême, mais quand nous y parvenons son rôle est achevé. Il n’a plus qu’à se retirer pour faire place à ce qui est plus noble et plus divin que lui, l’intuition pure de la raison. Le philosophe mathématicien, le législateur de la République et des Lois n’est pas en désaccord avec le poète du Banquet.

Cette interprétation est d’ailleurs confirmée, sans qu’il soit besoin d’insister sur un rapprochement si évident, par le passage souvent cité du Phèdre (247, B), où le philosophe nous représente les âmes, à la suite du cortège des dieux, contemplant en dehors du ciel les essences éternelles. Même doctrine encore dans le texte si connu qui termine le sixième livre de la République. Le dernier terme est toujours une science, une connaissance, une pure contemplation. L’Idée du beau elle-même n’est qu’un aspect de l’Idée suprême, l’Idée du bien, qui est fort élevée au-dessus d’elle : principe ineffable de toute connaissance comme de toute réalité. Partout, on le voit, Platon reste fidèle à la même doctrine. L’amour a terminé son œuvre quand il nous a amenés au seuil de la vérité ; le sentiment n’est qu’un moyen pour s’élever à la pensée : il ne la remplace ni ne l’égale. Platon demeure un pur intellectualiste.

Quant au texte du septième livre de la République (518, C), l’interprétation qu’on en a donnée repose sur une simple méprise. Si on veut bien lire le passage tout entier, on y verra que Platon n’a pas un instant songé à considérer le sentiment comme un élément de la croyance ou de la connaissance.

Quand on veut bien voir le soleil, il faut tourner vers lui son regard et pour cela faire exécuter au corps tout entier un mouvement de conversion. De même, pour contempler le soleil du monde intelligible, il faut diriger vers lui l’œil de l’âme, c’est-à-dire la pure raison, en faisant accomplir à l’âme tout entière un mouvement, περιαγωγή, analogue à celui du corps. Mais de même que c’est avec les yeux et non avec le reste du corps que nous voyons le soleil visible, de même c’est avec l’œil de l’âme, c’est-à-dire avec la raison pure, que nous voyons le soleil intelligible. Les autres parties de l’âme ne prennent pas plus de part à cet acte que les pieds, les mains ou les oreilles ne sont nécessaires à la vision sensible. Bien loin d’impliquer une intervention du sentiment dans la connaissance suprême, le texte du septième livre prouve précisément le contraire, et là comme dans tous les autres textes, c’est la pensée toute seule qui atteint l’absolu.

Ainsi la doctrine de Platon est toujours restée d’accord avec elle-même. Le poète du Banquet n’est pas en désaccord avec le mathématicien du Philèbe et du Sophiste ou le législateur de la République et des Lois. Le platonisme ne fait aucune part au mysticisme, il reste un pur intellectualisme. Il n’y a rien chez Platon qui ressemble à la cinquième partie de l’Éthique de Spinoza, il n’y a rien de commun entre l’amor Dei intellectualis et l’amour décrit par Diotime de Mantinée.

3° Malgré tout il est certain que l’amour tient une grande place dans le système de Platon. En quoi consiste ce rôle d’intermédiaire et d’auxiliaire qui lui est attribué, voilà ce qu’il nous reste à rechercher.

Rappelons d’abord les textes qui prouvent à quel point Socrate prend au sérieux la théorie de l’amour, et quel grand rôle il lui attribue. Il fait profession de ne savoir qu’une chose, l’amour οὐδέν φημι ἄλλο ἐπίστασθαι ἢ τὰ ἐρωτιϰά (177, E). Ainsi encore, après qu’il a exposé les idées de Diotime, il ajoute : « Quant à moi, j’honore tout ce qui se rapporte à l’amour, j’en fais l’objet d’un culte tout particulier, je le recommande aux autres, et en ce moment même je viens de célébrer de mon mieux, comme je le fais sans cesse, la puissance et la force de l’amour » (212, B). Dans tout le reste du discours la même idée revient sans cesse.

La fonction de l’amour est, d’après le discours de Diotime, d’engendrer dans la beauté, et, si on l’envisage sous sa forme la plus élevée, de faire naître la vertu dans les âmes qui en sont capables (210, C) : τίϰτειν λόγους τοιούτους ϰαὶ ζητεῖν, οἴτινες ποιήσουσι βελτίους τοὺς νεόυς. Il ne s’agit plus ici de poursuivre ou même d’atteindre la beauté. Il s’agit de produire ou d’engendrer des vertus, et les plus hautes vertus sont des sciences. En d’autres termes, si on s’élève des corps aux âmes et des âmes aux sciences ou aux vertus, la fonction essentielle de l’amour est d’enseigner la vertu. C’est d’ailleurs ce que Socrate dit en propres termes. La vraie παιδεραστία est une pédagogie. On peut prendre pour équivalents ces deux termes, enseigner la vertu et ὀρθῶς παιδεραστεῖν μετὰ φιλοσοφίας (Cf. Phèdre, 247, A) : « Quand des beautés inférieures on s’est élevé par un amour bien entendu des jeunes gens jusqu’à cette beauté parfaite et qu’on commence à l’entrevoir, on touche presque au but » (211, B).

Cette identification de l’amour avec l’enseignement de la vertu a quelque chose qui nous surprend un peu et qui choque nos habitudes d’esprits modernes. Elle est pourtant bien conforme à l’esprit comme à la lettre du platonisme, et il est aisé d’en comprendre la véritable signification. Elle veut dire que ce n’est pas seulement par des formules abstraites, de sèches démonstrations et des procédés purement dialectiques, qu’on s’élève jusqu’à la vertu. Du moins la dialectique doit être active et vivante, le raisonnement doit être accompagné de la chaleur qui anime et vivifie l’âme, de la conviction qui persuade, de l’enthousiasme qui entraîne et de l’inspiration qui illumine. On peut s’élever par ses seules forces aux plus hauts degrés de connaissance, mais c’est qu’alors on trouve en soi cette source de chaleur et de vie sans laquelle l’ascension vers le bien est impossible. À mesure que l’esprit s’avance dans la découverte de la vérité, il est pris d’enthousiasme et, comme le dira plus tard Platon dans la République (VI, 499, E), on ne saurait contempler les vérités éternelles sans éprouver par là même le désir de les réaliser, et d’engendrer ou de créer des êtres qui leur ressemblent. Mais la méthode la plus courte et la plus sûre est d’avoir recours à un intermédiaire habile qui, ayant déjà parcouru les diverses étapes de la route, peut conduire plus directement et plus sûrement les initiés à la vraie science. Tel est le rôle du maître de sagesse, du véritable philosophe.

À la vérité cet enseignement de la vertu par l’amour ne peut pas se produire dans toutes les âmes, mais seulement dans celles qu’un heureux naturel ou un don divin, θεία μοῖρα, y a prédisposées. C’est ce que Platon exprime en disant que l’amour engendre dans la beauté, qu’il ne peut s’attacher à rien de laid ; et c’est pourquoi Socrate disait aussi qu’il était toujours à la recherche et comme à l’affût des beaux jeunes gens. Il jouait sur les mots, car c’est la beauté de l’âme, comme on le voit dans la suite du Banquet (210, C), et non celle du corps qu’il poursuivait. Mais ces germes par eux-mêmes ne sont pas non plus suffisants. Il faut les féconder et les développer. Et tel est le rôle de l’amour ou de l’enseignement. Entre l’amour et la vertu il y a la même différence qu’entre la recherche de la vérité et la science, qu’entre la philosophie et la sagesse. L’amour n’est ni sage ni savant, mais il est philosophe (204, B), et le philosophe, à son tour, tel que le conçoit Platon, est inspiré par l’amour, si bien que la définition du véritable amour se confond avec celle du véritable philosophe.

Si nous interprétons bien la pensée de Platon, l’idée maîtresse du Banquet est de chercher une réponse à cette question tant agitée dans les écoles socratiques : la vertu peut-elle s’enseigner ? et comment ? La réponse est qu’elle peut s’enseigner par l’amour. Si le philosophe a fait table rase de toutes les théories sophistiques, s’il a fondé sa définition de l’amour sur la théorie des Idées, c’est pour arriver dans le discours de Diotime à la définition de l’amour ou de l’enseignement de la vertu. On voit comment l’amour reste toujours à un rang subalterne et secondaire. Il n’est qu’un intermédiaire et un auxiliaire. Sa mission est une propagande morale et spirituelle, il reste toujours au-dessous de la vraie science. Son rôle pourtant est considérable, puisqu’il se confond avec la philosophie elle-même.

S’il en est ainsi, on voit que le Banquet a pour but de résoudre la question posée, mais incomplètement résolue par le Protagoras et le Ménon. Nous aurons ailleurs l’occasion d’indiquer les liens étroits qui unissent ces trois dialogues. Nous voyons ici déjà très clairement comment ils se complètent et forment une sorte de trilogie. Nous pouvons suivre pas à pas le développement de la pensée de Platon, et montrer comment elle se complète peu à peu. Dans le Protagoras, qui est sans doute le premier en date, il lui est venu des doutes sur la légitimité de la théorie socratique, et, sans être encore tout à fait décidé, il commence à s’éloigner de son maître. Dans le Ménon il va plus loin. Il abandonne à la fois l’idée que la vertu peut s’enseigner et la formule socratique qui en est inséparable : la vertu est une science. Il a reconnu qu’il y a un moyen terme, non-aperçu par Socrate, entre la science et l’ignorance : la vertu est une opinion. La conclusion du Ménon est très précise et formelle : Ἀρετὴ ἂν εἴη οὔτε φύσει οὐτε διδαϰτόν, ἀλλὰ θείᾳ μοιρᾳ παραγιγνομένη ἄνευ νοῦ (99, E). Au moment où il écrit le Banquet, Platon n’abandonne rien de cette théorie. La vertu n’est pas naturelle, elle n’est donnée toute faite à personne, elle n’est pas non plus enseignable, si on entend par là qu’on pourrait la donner à tout le monde par un enseignement approprié. Elle a pour condition un don ou une faveur divine, θεία μοῖρα. L’amour n’engendre que dans la beauté. Cependant l’enseignement est nécessaire pour développer ces dispositions naturelles. S’il s’agit de la vertu politique et populaire, comme il le dira plus tard dans la République, c’est aux lois, à l’éducation instituée par l’État, qu’incombe la tâche de former ces habitudes qui constituent des vertus. S’il s’agit de la vertu la plus haute ou de la science, le Banquet nous apprend comment on peut la développer. Cet enseignement n’est pas purement abstrait et théorique. Le désir du bien, l’amour de la vertu, l’exemple surtout sont indispensables à qui veut le donner.

À cette conception se rattache aussi toute la théorie de la maïeutique, et cette assertion si souvent répétée par Socrate qu’il ne sait rien, et que ses entretiens ont seulement pour but de faire sortir la vérité d’esprits qui la contiennent déjà.

On s’étonnera peut-être qu’en modifiant si profondément la doctrine d’un maître qui ne savait qu’une seule chose, l’amour, Platon, qui sait beaucoup d’autres choses, ne se soit pas fait scrupule de mettre dans la bouche de ce même Socrate une doctrine qui suppose toute la théorie des Idées et n’a de sens que dans une philosophie à laquelle Socrate n’avait jamais pensé. Mais, outre que c’est Diotime, comme nous l’avons déjà indiqué, qui est en scène, il faut remarquer qu’à aller au fond des choses, et en un certain sens, la pensée de Platon ne diffère pas de celle de son maître. Comme lui il pense que la vertu, au moins sous sa forme la plus haute, est une science et qu’elle peut s’enseigner. Il s’éloigne de lui seulement par la manière dont il conçoit cet enseignement, et en faisant voir qu’il ne se borne pas à des discours et à des démonstrations. Encore faut-il ajouter que si Socrate n’avait pas connu distinctement la véritable définition de la philosophie et de l’amour, il l’avait entrevue et devinée comme par une sorte d’instinct ou d’inspiration divine. Il avait fait plus et mieux encore ; il l’avait mise en pratique, et au précepte il avait joint l’exemple. Platon pouvait légitimement lui attribuer toute cette théorie, parce qu’en dernière analyse c’est dans la méthode et dans la vie de Socrate qu’il trouve le modèle du véritable enseignement philosophique.

III

Le septième discours du Banquet, celui d’Alcibiade, célèbre l’éloge, non plus de l’amour, mais de Socrate (214, E), et il semble que ce soit un sujet tout nouveau. Il faut convenir, d’ailleurs, que les hautes spéculations et les éloquentes paroles de Diotime forment avec les plaisanteries que débite Alcibiade ivre un contraste singulier. Des unes aux autres le passage est un peu brusque et le lecteur a le droit d’être un instant déconcerté. Il suffit cependant d’un peu d’attention pour voir que, si le ton est tout nouveau, le sujet au fond demeure le même, et il est assez aisé de renouer le fil en apparence rompu de la pensée de Platon.

L’éloge de l’amour devient l’éloge de Socrate, parce que Socrate est un vrai philosophe et que l’amour digne de ce nom ne va pas sans la vraie philosophie. L’éloge de Socrate devient à son tour une apologie, et cette apologie est directement dirigée contre Aristophane. C’est ce qu’il nous reste à montrer brièvement.

Le discours de Socrate a montré que la définition de l’amour est étroitement liée à celle du véritable philosophe. Il a indiqué, in abstracto et en général, sa mission et son rôle, qui est d’enseigner la vertu. Il s’agit maintenant de nous montrer le même philosophe à l’œuvre et pour ainsi dire en chair et en os, vivant et parlant parmi les hommes. Il y a entre les deux parties du dialogue le même rapport qu’entre l’abstrait et le concret, la théorie et la pratique, le principe et l’application. L’idéal est descendu du ciel pour se réaliser sur la terre : c’est Socrate qui le personnifie. On nous a montré qu’il ne sait qu’une chose : l’amour, et qu’il se déclare lui-même scrupuleusement fidèle à ses lois. Faire l’éloge de Socrate, c’est donc encore faire l’éloge du véritable philosophe et par là-même de l’amour ; en dépit de l’apparence, le sujet du dialogue reste donc toujours le même.

Dans le portrait que trace Alcibiade on a bientôt fait, à travers toutes les folies ou toutes les exagérations dont il le surcharge, de démêler le fond sérieux et la véritable intention de l’auteur. Platon a soin de nous avertir avec une insistance remarquable qu’il ne dit rien que la vérité et qu’il défie toute contradiction. Le même souci de la vérité et de l’exactitude que Socrate a montré lorsqu’il a opposé à l’éloge sans restriction des sophistes un éloge tempéré et accompagné de réserves, Alcibiade le montre à son tour en parlant de Socrate lui-même : « Je dirai la vérité, dit Alcibiade, vois si tu y consens. — Si j’y consens ? je l’exige même. — Je vais t’obéir, répondit Alcibiade. Mais toi voici ce que tu auras à faire : si je dis quelque chose qui ne soit pas vrai, interromps-moi si tu veux, et ne crains pas de me démentir, car je ne dirai sciemment aucun mensonge » (214, E). Et un peu plus loin : « Socrate croira peut-être que je cherche à faire rire ; mais ces images auront pour objet la vérité — si je ne craignais de vous paraître tout à fait ivre, je vous attesterais avec serment… — Il faut que je vous dise la vérité tout entière ; soyez donc attentifs, et toi, Socrate, reprends-moi si je mens. Pour ce qui suit vous ne l’entendriez pas de moi, si d’abord le vin avec ou sans l’enfance ne disait pas toujours la vérité selon le proverbe, et si ensuite cacher un trait admirable de Socrate après avoir entrepris son éloge ne me semblait injuste… — Sur tout cela, Socrate, je crois que tu ne me démentiras pas ? — Et c’est encore un fait que tu ne pourras me contester ni traiter de mensonge. » Telles sont les précautions que prend Platon pour nous obliger à prendre au sérieux les paroles d’Alcibiade, et en présence de ses affirmations réitérées on ne saurait contester que son intention ait été de tracer un portrait authentique et fidèle. Il a une valeur historique.

On peut retrouver trait pour trait dans l’image de Socrate tracée par Alcibiade tous les caractères du véritable philosophe, tels qu’ils ont été précédemment indiqués. D’abord Socrate dit lui-même que l’amour est la chose dont il s’est toujours le plus occupé et qu’il lui a toujours été soumis. Alcibiade le représente plaisamment comme toujours à l’affût des beaux jeunes gens, et Socrate lui-même feint d’être épris d’Agathon. Mais il faut remarquer d’abord que, conformément aux paroles de Diotime, cet amour de Socrate ne s’adresse pas à un seul beau jeune homme, mais à tous ceux où se rencontre la beauté. Il est épris à la fois d’Alcibiade, d’Agathon, de Charmide et d’Euthydème et de bien d’autres encore qu’il a trompés de la même façon en feignant d’être leur amant (222, B). En outre, ce n’est pas la beauté physique à laquelle il s’attache, mais la beauté morale. « Sachez que la beauté d’un homme est pour lui l’objet le plus indifférent. On n’imaginerait pas à quel point il la dédaigne » (216, D). — C’est bien ce que disait Diotime. « Il doit regarder la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps, en sorte qu’une belle âme, même dans un corps dépourvu d’agrément, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour lui faire engendrer en elle les discours les plus propres à rendre la jeunesse meilleure » (210, C). Enfin tous les discours qu’il adresse à ces jeunes gens, les interminables questions dont il les presse, les soins dont il les entoure, ont toujours un seul et même but : développer en eux les germes de vertus qu’ils renferment.

Il est vrai que l’exemple d’Alcibiade semble assez mal choisi pour donner une haute idée de l’efficacité de l’enseignement de Socrate, et nous savons qu’on a plus d’une fois fait un crime au philosophe d’avoir formé un tel disciple. Mais Platon a bien vu la difficulté, et on peut croire que ce n’est pas sans dessein qu’il a choisi cet exemple. Il a bien soin de faire dire par Alcibiade lui-même que c’est malgré l’enseignement de son maître, et parce qu’il lui a été infidèle, qu’il est devenu ce qu’il est : « En écoutant ce Marsyas, la vie que je mène m’a souvent paru insupportable. Tu ne contesteras pas, Socrate, la vérité de ce que je dis là ; et je sens que dans ce moment même, si je me mettais à prêter l’oreille à tes discours, ils produiraient sur moi la même impression… Cet homme éveille en moi un sentiment dont on ne me croirait guère susceptible, c’est celui de la honte. Oui, Socrate seul me fait rougir, car j’ai la conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils, et pourtant, après l’avoir quitté, je ne me sens pas la force de renoncer à la faveur populaire. Je le fuis donc et je l’évite : mais quand je le revois, je rougis à ses yeux d’avoir démenti mes paroles par ma conduite, et souvent j’aimerais mieux, je crois, qu’il n’existât pas. Et cependant, si cela arrivait, je sais bien que je serais plus malheureux encore, de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme-là » (216, B). Le scabreux récit où s’engage Alcibiade, la tentation et l’épreuve auxquelles il soumet la vertu de son maître ont manifestement pour but de nous montrer ce qu’il faut penser du prétendu amour de Socrate pour les jeunes gens, et qu’il n’y a dans tout cela que jeu et ironie socratique. Les traits empruntés à la vie de Socrate par où s’achève le portrait tracé par Alcibiade, sa conduite à Potidée et à Delium, tous ces actes accomplis au grand jour et que chacun pouvait contrôler, montrent clairement que Socrate ne s’en tenait pas à des discours, mais qu’il prêchait d’exemple et par l’action. C’est sans aucun doute parce qu’il a été en pratique le modèle achevé des vertus enseignées par lui, que Socrate a exercé sur toute la jeunesse qui l’entourait une influence si puissante, et lui a inspiré cet enthousiasme passionné dont le discours d’Alcibiade nous apporte l’éloquent et fidèle témoignage. Il leur apparaissait comme un être extraordinaire et unique, cet homme qui pouvait, comme on le disait plus tard du sage stoïcien, boire indéfiniment sans être jamais ivre, capable de tenir tête aux plus intrépides buveurs comme Agathon et Aristophane, et qui savait être aussi le plus sobre de tous les hommes, le plus tempérant, le plus endurant, le plus indépendant de la fortune en même temps qu’il était l’intelligence la plus sûre et la plus subtile, et le plus éloquent qu’on eût jamais entendu. « On pourrait comparer Brasidas ou tel autre à Achille, Périclès à Nestor et à Anténor, et il est d’autres personnages entre lesquels il serait facile d’établir de semblables rapprochements. Mais on ne trouverait personne, soit chez les anciens, soit chez les modernes, qui approchât en rien de cet homme, de ses discours, de ses originalités » (221, C).

Cependant l’analyse du Banquet n’est pas achevée quand on a déterminé l’objet et montré l’unité du dialogue. Il reste encore à expliquer la forme particulière que l’auteur lui a donnée et surtout la manière si originale dont il a traité le portrait de Socrate. Nous touchons ici à une des questions les plus intéressantes que soulève l’interprétation du Banquet. Si nous ne nous trompons, Platon s’est proposé un double but. En même temps qu’il peignait le portrait de Socrate, il a voulu l’opposer à la caricature qu’Aristophane en avait donnée, et ainsi le Banquet, en même temps qu’il traite une haute question de philosophie morale, est une réponse aux Nuées.

C’est pour marquer cette intention que Platon a fait figurer Aristophane parmi les convives d’Agathon. Nous avons déjà relevé de nombreuses marques de malveillance répandues dans tout l’ouvrage. Le poète comique, comme d’ailleurs tous les orateurs de la première partie, est traité en adversaire. La même intention reparaît encore dans la dernière partie. Platon nous montre Aristophane, après le discours de Socrate, disposé à lui répondre et empêché seulement par l’irruption soudaine d’Alcibiade ivre. C’est d’une façon analogue que dans le Protagoras (347, B), au moment où Hippias veut donner une explication inutile, qu’Alcibiade le fait taire sans façon et le renvoie à un autre jour ; n’est-ce pas une manière de nous rappeler la présence de l’adversaire, d’attirer notre attention sur lui comme pour nous avertir que c’est à lui qu’on va répondre ? Au moment où Socrate va s’asseoir à côté d’Agathon, Alcibiade lui reproche plaisamment de préférer le voisinage de ce beau jeune homme à celui d’Aristophane ou de quelque autre bon plaisant ou qui s’applique à l’être, οὐ παρὰ Ἀριστοφάνει, οὐδὲ εἴ τις ἄλλος γελοῖος ἔστι τε ϰαὶ βούλεται (213, C). Si, un peu plus loin (218, A), Aristophane est compté avec Phèdre, Pausanias, Éryximaque et Agathon, parmi les amis de la philosophie devant qui on peut dire ce qu’on ne dirait pas devant la foule, c’est peut-être simplement parce qu’il était un des convives, à moins que ce ne soit encore une mordante ironie. Aristophane peut aussi prendre sa part à l’allusion jetée en passant par Platon, lorsque, après avoir parlé du discours de Socrate où il est sans cesse question de forgerons, de corroyeurs, de cordonniers, il ajoute qu’il provoque le rire des sots et des ignorants ἄπειροσς ϰαὶ ἀνόητος ἄνθρωπος ϰαταγελάσειε (221, E). — Enfin le portrait de Socrate se termine par une allusion directe, une citation expresse des Nuées, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure et qui suffirait à elle toute seule à mettre l’esprit en éveil et à révéler l’intention polémique du dialogue.

Pour mieux atteindre son adversaire Platon se place sur son propre terrain. Il lui emprunte ses propres armes. C’est sur le mode comique qu’il présente l’apologie de Socrate ; de même qu’il a parodié Lysias dans le Phèdre, et les sophistes dans la première partie du Banquet, c’est maintenant Aristophane lui-même qu’il entreprend en quelque manière de parodier.

De là, sans doute, l’introduction dans le dialogue du personnage d’Alcibiade. Plusieurs motifs ont pu déterminer Platon à prendre Alcibiade pour porte-parole. C’était, nous l’avons vu, une occasion de répondre aux adversaires de Socrate qui faisaient remonter jusqu’à lui la responsabilité des fautes de son disciple. C’était, en outre, le moyen de faire accepter un récit scabreux et des détails intimes, utiles à la fin que l’auteur se proposait, mais qu’on n’aurait pu tolérer dans la bouche d’un autre personnage qu’Alcibiade ivre. Mais c’était surtout un moyen facile de répondre à Aristophane sur le ton de la comédie et de le payer de sa propre monnaie. Le poète philosophe a d’ailleurs bien soin de nous avertir que toutes ces plaisanteries cachent un fond sérieux. Nous avons montré tout à l’heure quelles précautions il a prises pour ne laisser à ses lecteurs aucune illusion sur ce point.

On peut s’assurer, en examinant attentivement le portrait de Socrate, qu’il est composé de manière à nous donner du philosophe une idée diamétralement opposée à celle qu’Aristophane avait laissée dans l’esprit des Athéniens. Il fallait bien faire allusion à cette figure et cet extérieur de Socrate qu’il avait signalés de bonne heure à l’attention des Athéniens et aux railleries des poètes comiques. Mais en comparant Socrate à un Silène ou à un Marsyas, Platon a soin d’ajouter qu’il ressemble à ces statuettes qu’on voit dans les ateliers des artistes et qui, sous des dehors grotesques, recèlent à l’intérieur quelque divinité. Une autre particularité avait donné prise à la malignité de ses contemporains. C’étaient les bizarreries de ses attitudes, ses silences, son immobilité pendant de longues heures, et sa tendance à s’isoler des autres hommes pour mieux suivre ses réflexions. C’est peut-être à ces singularités de l’attitude de Socrate qu’Aristophane fait allusion en le représentant dans un panier suspendu entre le ciel et la terre. Platon ne conteste pas ces bizarreries. Il nous le montre au contraire, dès le début du dialogue, s’arrêtant avant d’entrer chez Agathon et longtemps perdu dans ses méditations. De même, à la fin du discours, nous le voyons au siège de Potidée demeurer immobile un jour et une nuit entière, ce qui provoqua parmi ses compagnons de l’étonnement et même un peu d’irritation (220, D). Mais si Socrate s’isole ainsi du reste des hommes, ce n’est pas, comme l’a prétendu son ennemi, pour s’occuper de billevesées ou mesurer la longueur du saut d’une puce. C’est aux plus hautes questions que s’attache la pensée du philosophe, et Platon lui rend ce témoignage qu’il n’abandonne ses recherches que quand il est parvenu à satisfaire les exigences de son esprit (175, D). À la suite de la longue méditation devant Potidée, quand il revient à lui-même, son premier soin est d’adresser une prière au soleil. C’est peut-être une réponse à l’accusation d’impiété déjà indiquée dans les Nuées. De toutes les accusations portées contre Socrate aucune n’était plus grave et n’avait fait plus d’impression sur ses juges que celle de corrompre la jeunesse. C’est à celle-là surtout qu’il fallait répondre, et c’est aussi sur ce point que porte l’effort principal de Platon.

Nous avons montré que le portrait tracé par Alcibiade a précisément pour but de faire connaître cet enseignement tant calomnié. Aux accusations répandues contre son maître il veut répondre par des faits et rappeler des actes accomplis au grand jour et dont tous les Athéniens avaient pu être témoins. De là, sans doute, le soin avec lequel Platon insiste sur les principaux événements de la vie de Socrate. En des moments difficiles, pendant les rigueurs de l’hiver, on le voit au siège de Potidée endurer le chaud et le froid, la faim et la soif, avec une énergie que ses compagnons admiraient sans pouvoir l’imiter. Dans une bataille il sauve la vie à Alcibiade, et lorsqu’on veut lui faire donner le prix de la valeur qu’il a si bien gagné, il montre un désintéressement sans égal et le fait décerner à Alcibiade. Après la défaite de Delium on le voit, hoplite pesamment armé, s’avancer tranquillement parmi les fuyards poursuivis par l’ennemi. Il fait bonne contenance, et par son attitude ôte à ses ennemis l’envie de l’attaquer. Comme à Athènes, il marche fièrement et roulant des yeux menaçants : ἔμοιγε ἐδόϰει, ὦ Ἀριστόφανες, τὸ σὸν δὴ τοῦτο, ϰαὶ ἐϰεῖ διαπορεύεσθαι ὥσπερ ϰαὶ ἐνθάδε, βρενθυόμενος ϰαὶ τὠφθαλμὼ παραϐάλλων (221, B). Ce sont les expressions mêmes d’Aristophane dans les Nuées (v.  361). Ici l’allusion est évidente ; c’est une attaque directe, un coup droit. Il s’agit sans doute d’un de ces détails familiers, d’un de ces traits de physionomie que les poètes comiques excellent à saisir au vol et qui se gravent aisément dans l’esprit des foules. On reprochait à Socrate sa démarche et le mouvement de ses yeux. C’est aussi à ce souvenir populaire que Platon fait appel, mais pour l’interpréter dans un tout autre sens. Nous sommes loin du personnage grotesque que les Nuées nous représentaient perdant son temps à dire des sottises devant des jeunes écervelés. Nous sommes en présence d’un vaillant citoyen qui remplit son devoir avec courage. Tel est ce corrupteur de la jeunesse, tel est l’homme qu’on accusait de détourner les jeunes gens de la vie publique et de leurs devoirs de soldats.

Ainsi l’auteur du Banquet s’est proposé un double but. Il a défini l’amour tel qu’il le comprend, et, pour compléter sa définition, il a défini la mission du véritable philosophe et tracé le portrait de Socrate. Puis il a opposé le portrait authentique de son maître aux caricatures qui en avaient été faites et principalement à celle d’Aristophane. Il a vengé Socrate en le faisant connaître. L’éloge de l’amour est devenu l’éloge de Socrate et l’éloge de Socrate s’est naturellement tourné en apologie. Par là le Banquet dont nous avons montré le rapport avec le Protagoras et le Ménon se rattache aussi à l’Apologie de Socrate dont il est en quelque sorte le complément. Après les accusateurs publics vient le tour de ceux qui avaient donné au théâtre le signal de l’attaque. Si Platon voulait défendre la mémoire de son maître, il ne pouvait guère se contenter d’opposer des affirmations à des affirmations ou des plaisanteries à des plaisanteries. Le seul procédé digne de lui était d’aller au fond des choses, de montrer la réalité telle qu’elle était, et pour cela de remonter jusqu’aux principes philosophiques. C’est seulement en prenant la question de haut, en définissant la mission du philosophe qu’il pouvait nous faire comprendre le vrai rôle de Socrate et tracer un portrait digne de lui. D’autre part, on comprend que Platon, traitant une question de haute philosophie morale, celle-là même qui, nous en avons la preuve, était souvent agitée autour de lui, celle de savoir si la vertu peut s’enseigner, ait été amené à montrer comment le philosophe doit comprendre sa tâche. De là à peindre l’image fidèle de son maître il n’y avait qu’un pas. Il aura du même coup trouvé l’occasion bonne pour se laisser aller à son humeur batailleuse et rendre aux adversaires en leur faisant bonne mesure les coups que son maître avait reçus. Avec un art raffiné, avec une aisance et une souplesse dont un génie tel que le sien était capable, il a su poursuivre sans les confondre deux fins bien distinctes, mêler adroitement les procédés les plus divers et passer sans effort de la plus haute éloquence à la verve comique la plus étincelante et la plus mordante.

Gomperz, en terminant la délicate analyse qu’il a donnée du Banquet, découvre, lui aussi, une intention apologétique, mais il croit que c’est surtout au pamphlet de Polykrates que Platon s’est proposé de répondre (Penseurs de la Grèce, Reymond, p. 411). Il signale aussi le mysticisme érotique particulier à Platon et il ajoute : « Nous nous enhardissons, bien qu’avec hésitation, à faire un pas de plus et à indiquer le principal objet de cet amour spiritualisé pour des hommes. Nous voulons parler de Dion à qui Platon a consacré une épitaphe tout empreinte du souvenir d’un sentiment passionné. Avec ce prince, qui n’était plus un jeune garçon, mais précisément, comme le prescrit Diotime, un jeune homme d’à peu près vingt ans, aussi beau de corps que bien doué du côté de l’esprit, lorsque Platon, âgé de plus de trente-cinq ans, le rencontra à Syracuse, l’élève de Socrate n’a pas seulement philosophé. De concert avec lui il a aussi formé des projets de rénovation politique et sociale et espéré les réaliser par son appui » (Ib., p. 412). Ces explications sont ingénieuses, plausibles, peut-être vraies. Il est certain d’ailleurs qu’en pareille matière il ne faut pas prétendre à la certitude absolue. J’avoue pourtant qu’il m’est bien difficile de prendre tout à fait au sérieux l’érotisme, même corrigé par le mot mystique, de Socrate. Et il semble bien qu’il y a dans les métaphores où se complaît Socrate un peu de symbolisme et une ironie qui joue sur le sens des mots. C’est du moins l’opinion d’Alcibiade, affirmée sans détour à deux reprises (216, D ; 222, B).

Hypothèse pour hypothèse, celle qui est présentée ici a peut-être aussi sa valeur. Elle paraît justifiée par les textes, elle s’accorde assez bien avec les autres dialogues de Platon, elle n’est peut-être pas indigne de l’ensemble du système ; elle a le mérite de montrer un nouvel aspect du caractère de Platon et de mettre en lumière une forme souvent oubliée de son génie si varié et si riche : « Il appartient au même homme d’être à la fois poète tragique et poète comique ».

  1. Signalons seulement entre autres travaux l’étude de M. C. Huit : Étude sur le « Banquet » de Platon, Paris, 1889. Et du même auteur : Platon et Aristophane dans la Revue des Études grecques, 1888.
  2. Voir à ce sujet : Considérations sur l’Eroticos inséré sous le nom de Lysias dans le Phèdre de Platon, par [illisible] Egger (Paris, 1871, p. 22).
  3. Un passage du Protagoras (337, E), où l’ironie est évidente, met en pleine lumière la manière habituelle de Prodikos et son goût pour les distinctions verbales.

    « Tous ceux qui assistent à une discussion doivent écouter les interlocuteurs en commun, mais non pas également, car si l’on prête à tous deux une attention commune, elle doit être plus grande à l’égard du plus savant et moindre pour celui qui ne sait rien. Pour moi, si vous vouliez suivre mes conseils, Protagoras, Socrate, voici une chose dont je voudrais que vous convinssiez entre vous, c’est de discuter et non pas de vous quereller, car les amis discutent entre eux doucement et les ennemis se querellent pour se déchirer ; par ce moyen, cette conversation nous serait à tous très agréable. Premièrement le fruit que vous en retireriez serait, je ne dis pas dans nos louanges, mais dans notre estime, car l’estime est un hommage sincère que rend une âme véritablement touchée et persuadée, au lieu que la louange n’est le plus souvent qu’un son que la bouche prononce contre les sentiments du cœur, et nous autres auditeurs nous en retirerions, non ce qu’on appelle du plaisir, mais de la joie ; car la joie est le consentement de l’esprit qui s’instruit et qui acquiert la sagesse, au lieu que le plaisir n’est à proprement parler que le chatouillement des sens, comme, par exemple, le plaisir de manger. » — Cf. Prot., 340, B ; 358, B, D.

  4. Cf. dans le Prot. (337, E) le discours d’Hippias qui présente plus d’une analogie avec le discours d’Éryximaque.
  5. Voir sur ce point Ferdinand Delbrück : De partibus quas Aristophanes agat in Platonis Symposio (1839), et le commentaire de Stallbaum (p. xlv).