Prostitués/XI/Frédéric Nietzsche

(p. 325-334).


CHAPITRE XI


Quelques philosophes


« Je vais vous dire, annonce Zarathoustra, trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et enfin comment le lion devient enfant. »

Le chameau, c’est « l’esprit patient et vigoureux en qui domine le respect ». Il réclame, vaillant et dévoué, les règles les plus pénibles, les fardeaux les plus lourds et, « sitôt chargé, se hâte vers le désert. Mais, au fond du désert le plus solitaire, s’accomplit la seconde métamorphose : ici, l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert. » Il rugit : « Je veux », et il lutte contre le dragon qui s’appelle « Tu dois ». Il déchire les vieilles morales, détruit les « valeurs anciennes. » Mais, ayant opposé « une divine négation, même au devoir », il devient enfant pour « la sainte affirmation » qui créera des « valeurs nouvelles. »

La philosophie de Nietzsche commence, en effet, par être libératrice. Ce héros veut nous affranchir non seulement « de tous les maîtres qui ne se moquent pas d’eux-mêmes », mais encore de notre propre passé, de toute continuité personnelle, de la crainte naïve et tyrannique de nous contredire. Non content de délivrer l’individu de « l’instinct de troupeau », il le libère de toute préoccupation d’harmonie dans sa vie et dans sa pensée. Il n’est pas satisfait quand il lui a dit d’être lui-même. Il lui recommande d’être celui de cette heure, non celui d’hier. Il proclame, avec une joie fière et un peu ricaneuse : « Mon présent réfute mon passé ». Le lion rugit : Vis dans la joie de ce moment !

Affranchir l’individu ne suffit pas à Nietzsche. Il délivre aussi l’univers. Il le délivre de Dieu, qui est « mort » ; il le délivre de la causalité et de la finalité.

Mais il va bientôt, de lion destructeur devenu un enfant qui joue « le jeu divin de la création », forger au monde et à l’individu des chaînes aussi lourdes que les anciennes.

D’ailleurs, malgré ses efforts brusques et ses triomphes lyriques, jamais il n’affranchit sa pensée aussi complètement que Descartes ou Kant. À aucun moment il n’échappe à l’hégélianisme, qui lui paraît une inévitable nécessité de toute pensée allemande. Jamais non plus il ne s’évade du darwinisme. Ses explications de détail, soit qu’il cherche « l’origine de la connaissance », « l’origine du logique » ou toute autre genèse, font intervenir la sélection naturelle comme un agent dont personne n’oserait nier l’existence ou l’importance. Il est vrai qu’il reproche au « darwinisme anglais »[1] je ne sais quelle « odeur de petites gens, misérablement à l’étroit ». Il voit, lui, darwiniste allemand, darwiniste d’un pays victorieux et d’une période glorieusement expansive, la lutte se livrer « partout autour de la prépondérance, de la croissance, du développement de la puissance, conformément à la volonté de puissance qui est précisément la volonté de vie. » Mais cette critique ne me paraît pas très heureuse qui rétrécit la doctrine, qui n’aperçoit que la forme joyeuse et conquérante du combat et ignore sa forme douloureusement défensive. Le mécanisme du monde reste pour Nietzsche ce qu’il est pour Darwin. Sa dynamique incomplète, qui ne tient compte que de l’action et non de la résistance, explique moins bien ce mécanisme.

Nietzsche, ayant trouvé dans l’hégélianisme et le darwinisme les bornes de sa puissance destructive, se met à reconstruire. Il dresse un univers qui lui semble tout neuf, un univers qu’il croit l’œuvre de « sa propre volonté » et qu’il affirme « son propre monde ». En réalité, il est aidé par Hegel et Darwin, seuls survivants apparents de l’intense lutte pour la vie que se sont livrée en lui les doctrines. Même ils ne restent point tout à fait seuls ; certains matériaux viennent de plus loin, et aussi l’élégance de certaines courbes. Les noms de Plotin et de Platon auront droit à une inscription sur l’édifice composite.

Nietzsche va donc créer et, lui qui jadis critiquait durement l’idée de sacrifice, il aimera ses créations plus que lui-même. « Est-ce que je recherche le bonheur ? Je recherche mon œuvre. » Il va créer surtout deux doctrines : la doctrine du surhomme et la doctrine du grand retour.

Tout être doit « se surmonter », créer un être supérieur et « l’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme ». Il faut que l’homme crée le surhomme. On voit sans peine qu’il n’y a là qu’une application hardie du darwinisme à l’avenir. L’homme, pour Nietzsche, est une sorte de sursinge : « Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le surhomme ; une dérision ou une honte douloureuse. » Il y a aussi un résidu plotinien dans l’idée de cette tendance à créer quelque chose de mieux que nous-même. Nietzsche semble, Plotin myope, voir le premier pas de la régression en Dieu. Il ne va pas au-delà. Pourtant le surhomme ne saurait être que le but immédiat de l’homme, non le but final de l’univers. Lui aussi, il devra se surmonter ; et encore celui qu’il aura créé en se surmontant. Nulle part dans Nietzsche je ne vois pourquoi ce mouvement s’arrêterait ni où il s’arrêterait. Or Nietzsche ne peut éluder la difficulté en affirmant le progrès à l’infini. L’éternité pour lui n’est pas une ligne droite. D’après la doctrine du grand retour, nous reviendrons au point même où nous sommes et où déjà nous nous sommes trouvés une infinité de fois.

Il ne reste que deux solutions. Ou bien le progrès n’est qu’apparent et le surhomme, qui après tant de siècles ramènera l’homme, le surhomme, passé aussi bien qu’avenir, est en même temps un sous-homme. Son avènement est indifférent et Nietzsche a tort de se sacrifier à lui.

Ou bien la courbe de l’existence s’efforce vraiment vers quelque noblesse entrevue à l’extrémité de son axe ou à l’un de ses foyers. La marche a un but qu’on atteindra ou dont on approchera. Mais seul quelque rythme plotinien expliquera comment elle se continue ensuite vers une sorte de perfection contraire. Le but, ne serait-ce pas la résurrection de ce Dieu qui est mort et son enrichissement par le don de toutes les créatures ? Puis, à son tour, ce Dieu généreux, fait de toutes nos générosités, se dépenserait en créations, se dépenserait jusqu’à la mort. Sa naissance et sa mort seraient les deux extrémités du grand axe ou, si l’on préfère, les deux foyers de l’ellipse.

La théorie du surhomme ne peut garder une originalité apparente qu’à la condition de rester une pensée incomplète et tronquée. Darwin, savant qui ne veut expliquer que le passé, connaît mieux que Nietzsche le dynamisme des causes secondes. Plotin, qui dit l’éternité, la voit plus largement et plus clairement.

Nietzsche n’est pas seulement le poète du surhomme, il est aussi le poète du grand retour. Il faut qu’éternellement nous chantions « le chant dont le nom est : Encore une fois, dont le sens est : Dans toute éternité ! » Car toute joie se veut elle-même et, se voulant, elle veut toutes les conditions qui lui ont permis de naître. En vain les peines fuient dans l’infini, tentent de se perdre au néant. Leur course éperdue est dirigée vers le renouvellement par l’âpre effort des joies qui veulent revenir les mêmes au même point. Les joies victorieuses rythment le monde. « Toute joie veut l’éternité, — veut la profonde éternité. » Et Nietzsche, « ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour », chante son amour en une danse vertigineuse.

Ainsi l’univers, délivré tout à l’heure de la causalité, de l’ordre, du but, est pris maintenant dans la nécessité plus forte et sans soudure d’une continuité cyclique.

Et le dragon « Tu dois », déchiré par le lion, a ressuscité aux vagissements de l’enfant. Nous ne vivons plus pour la joie de l’instant, mais pour nous « surmonter », pour désirer et causer notre propre « déclin », pour nous donner à l’avenir et à la création du surhomme. Nietzsche exige que nous aimions l’univers, que nous aimions, dans l’heure présente, les heures qui l’ont amenée et les heures qu’elle amènera ; il veut que nous l’aimions, cette heure, non pas une fois, mais une infinité de fois, aujourd’hui, et dans le passé sans fond, et dans l’avenir sans fond, dans toute « la profonde éternité ».

Car cette conception, qui pourrait écraser de terreur ou paralyser d’indifférence, peut aussi exalter de joie ivre. C’est dans les manifestations de cette joie qu’éclate surtout la puissante originalité de Nietzsche. Originalité d’ordre poétique bien plus que d’ordre philosophique. Il répète des choses déjà dites, mais l’accent est nouveau. Son chant est toujours belliqueux et orgiaque. D’autres ont accepté l’univers pour sa nécessité, ou lui ont souri pour son harmonie. Lui, le veut éperdûment, pour la joie de maintenant, pour la joie d’hier, pour celle de demain. L’instant et l’éternité montent à sa tête, alcools puissants, et le grisent. D’autres ont vanté l’univers en de larges et calmes chants apolliniens ; lui l’exalte dans le désordre bondissant d’une danse dyonisienne.

Une danse ! La danse est pour lui le plus intense symbole de la joie et le rythme le plus exact de la vérité. Il écrit du philosophe : « La danse est son idéal, son art particulier, et finalement aussi sa seule piété, son culte »… Son Zarathoustra « ne s’avance-t-il pas comme un danseur ? » Ne déclare-t-il pas : « Je voulus danser au-delà de tous les cieux » ? Et encore : « Ce n’est qu’en dansant que je sais dire les symboles des choses les plus sublimes. »

L’individualisme de Nietzsche, — bruit, agitation, tumulte, orgie, plus qu’harmonie, — est moins beau que le stoïcisme ou l’épicurisme. Sa métaphysique est fille de Hegel et de Darwin, de Platon et de Plotin. Mais il clame sa pensée en images si triomphantes, il la danse au rythme de symboles si bondissants et si vertigineux qu’elle semble la fiévreuse création de quelque dieu imprévu, Bacchus barbare, ivre de sa puissance, ivre aussi de ce qu’il a bu. Or ce qu’il a bu n’est pas du vin, mais je ne sais quelle essence formidable : de l’éternité condensée en instant. Et, autour de chaque mouvement du dieu fauve, s’émeut un éblouissement ardent ; autour de chaque mouvement de Nietzsche, Loïe Fuller de la philosophie, circule, serpentine et crépitante, une mélodie de flammes.


  1. Ici, c’est moi qui souligne le mot : anglais. Dans les autres citations, les italiques sont de Nietzsche.