Prostitués/XI. — Quelques philosophes

(p. 325-351).


CHAPITRE XI


Quelques philosophes


« Je vais vous dire, annonce Zarathoustra, trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et enfin comment le lion devient enfant. »

Le chameau, c’est « l’esprit patient et vigoureux en qui domine le respect ». Il réclame, vaillant et dévoué, les règles les plus pénibles, les fardeaux les plus lourds et, « sitôt chargé, se hâte vers le désert. Mais, au fond du désert le plus solitaire, s’accomplit la seconde métamorphose : ici, l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert. » Il rugit : « Je veux », et il lutte contre le dragon qui s’appelle « Tu dois ». Il déchire les vieilles morales, détruit les « valeurs anciennes. » Mais, ayant opposé « une divine négation, même au devoir », il devient enfant pour « la sainte affirmation » qui créera des « valeurs nouvelles. »

La philosophie de Nietzsche commence, en effet, par être libératrice. Ce héros veut nous affranchir non seulement « de tous les maîtres qui ne se moquent pas d’eux-mêmes », mais encore de notre propre passé, de toute continuité personnelle, de la crainte naïve et tyrannique de nous contredire. Non content de délivrer l’individu de « l’instinct de troupeau », il le libère de toute préoccupation d’harmonie dans sa vie et dans sa pensée. Il n’est pas satisfait quand il lui a dit d’être lui-même. Il lui recommande d’être celui de cette heure, non celui d’hier. Il proclame, avec une joie fière et un peu ricaneuse : « Mon présent réfute mon passé ». Le lion rugit : Vis dans la joie de ce moment !

Affranchir l’individu ne suffit pas à Nietzsche. Il délivre aussi l’univers. Il le délivre de Dieu, qui est « mort » ; il le délivre de la causalité et de la finalité.

Mais il va bientôt, de lion destructeur devenu un enfant qui joue « le jeu divin de la création », forger au monde et à l’individu des chaînes aussi lourdes que les anciennes.

D’ailleurs, malgré ses efforts brusques et ses triomphes lyriques, jamais il n’affranchit sa pensée aussi complètement que Descartes ou Kant. À aucun moment il n’échappe à l’hégélianisme, qui lui paraît une inévitable nécessité de toute pensée allemande. Jamais non plus il ne s’évade du darwinisme. Ses explications de détail, soit qu’il cherche « l’origine de la connaissance », « l’origine du logique » ou toute autre genèse, font intervenir la sélection naturelle comme un agent dont personne n’oserait nier l’existence ou l’importance. Il est vrai qu’il reproche au « darwinisme anglais »[1] je ne sais quelle « odeur de petites gens, misérablement à l’étroit ». Il voit, lui, darwiniste allemand, darwiniste d’un pays victorieux et d’une période glorieusement expansive, la lutte se livrer « partout autour de la prépondérance, de la croissance, du développement de la puissance, conformément à la volonté de puissance qui est précisément la volonté de vie. » Mais cette critique ne me paraît pas très heureuse qui rétrécit la doctrine, qui n’aperçoit que la forme joyeuse et conquérante du combat et ignore sa forme douloureusement défensive. Le mécanisme du monde reste pour Nietzsche ce qu’il est pour Darwin. Sa dynamique incomplète, qui ne tient compte que de l’action et non de la résistance, explique moins bien ce mécanisme.

Nietzsche, ayant trouvé dans l’hégélianisme et le darwinisme les bornes de sa puissance destructive, se met à reconstruire. Il dresse un univers qui lui semble tout neuf, un univers qu’il croit l’œuvre de « sa propre volonté » et qu’il affirme « son propre monde ». En réalité, il est aidé par Hegel et Darwin, seuls survivants apparents de l’intense lutte pour la vie que se sont livrée en lui les doctrines. Même ils ne restent point tout à fait seuls ; certains matériaux viennent de plus loin, et aussi l’élégance de certaines courbes. Les noms de Plotin et de Platon auront droit à une inscription sur l’édifice composite.

Nietzsche va donc créer et, lui qui jadis critiquait durement l’idée de sacrifice, il aimera ses créations plus que lui-même. « Est-ce que je recherche le bonheur ? Je recherche mon œuvre. » Il va créer surtout deux doctrines : la doctrine du surhomme et la doctrine du grand retour.

Tout être doit « se surmonter », créer un être supérieur et « l’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme ». Il faut que l’homme crée le surhomme. On voit sans peine qu’il n’y a là qu’une application hardie du darwinisme à l’avenir. L’homme, pour Nietzsche, est une sorte de sursinge : « Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c’est ce que doit être l’homme pour le surhomme ; une dérision ou une honte douloureuse. » Il y a aussi un résidu plotinien dans l’idée de cette tendance à créer quelque chose de mieux que nous-même. Nietzsche semble, Plotin myope, voir le premier pas de la régression en Dieu. Il ne va pas au-delà. Pourtant le surhomme ne saurait être que le but immédiat de l’homme, non le but final de l’univers. Lui aussi, il devra se surmonter ; et encore celui qu’il aura créé en se surmontant. Nulle part dans Nietzsche je ne vois pourquoi ce mouvement s’arrêterait ni où il s’arrêterait. Or Nietzsche ne peut éluder la difficulté en affirmant le progrès à l’infini. L’éternité pour lui n’est pas une ligne droite. D’après la doctrine du grand retour, nous reviendrons au point même où nous sommes et où déjà nous nous sommes trouvés une infinité de fois.

Il ne reste que deux solutions. Ou bien le progrès n’est qu’apparent et le surhomme, qui après tant de siècles ramènera l’homme, le surhomme, passé aussi bien qu’avenir, est en même temps un sous-homme. Son avènement est indifférent et Nietzsche a tort de se sacrifier à lui.

Ou bien la courbe de l’existence s’efforce vraiment vers quelque noblesse entrevue à l’extrémité de son axe ou à l’un de ses foyers. La marche a un but qu’on atteindra ou dont on approchera. Mais seul quelque rythme plotinien expliquera comment elle se continue ensuite vers une sorte de perfection contraire. Le but, ne serait-ce pas la résurrection de ce Dieu qui est mort et son enrichissement par le don de toutes les créatures ? Puis, à son tour, ce Dieu généreux, fait de toutes nos générosités, se dépenserait en créations, se dépenserait jusqu’à la mort. Sa naissance et sa mort seraient les deux extrémités du grand axe ou, si l’on préfère, les deux foyers de l’ellipse.

La théorie du surhomme ne peut garder une originalité apparente qu’à la condition de rester une pensée incomplète et tronquée. Darwin, savant qui ne veut expliquer que le passé, connaît mieux que Nietzsche le dynamisme des causes secondes. Plotin, qui dit l’éternité, la voit plus largement et plus clairement.

Nietzsche n’est pas seulement le poète du surhomme, il est aussi le poète du grand retour. Il faut qu’éternellement nous chantions « le chant dont le nom est : Encore une fois, dont le sens est : Dans toute éternité ! » Car toute joie se veut elle-même et, se voulant, elle veut toutes les conditions qui lui ont permis de naître. En vain les peines fuient dans l’infini, tentent de se perdre au néant. Leur course éperdue est dirigée vers le renouvellement par l’âpre effort des joies qui veulent revenir les mêmes au même point. Les joies victorieuses rythment le monde. « Toute joie veut l’éternité, — veut la profonde éternité. » Et Nietzsche, « ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux, — l’anneau du devenir et du retour », chante son amour en une danse vertigineuse.

Ainsi l’univers, délivré tout à l’heure de la causalité, de l’ordre, du but, est pris maintenant dans la nécessité plus forte et sans soudure d’une continuité cyclique.

Et le dragon « Tu dois », déchiré par le lion, a ressuscité aux vagissements de l’enfant. Nous ne vivons plus pour la joie de l’instant, mais pour nous « surmonter », pour désirer et causer notre propre « déclin », pour nous donner à l’avenir et à la création du surhomme. Nietzsche exige que nous aimions l’univers, que nous aimions, dans l’heure présente, les heures qui l’ont amenée et les heures qu’elle amènera ; il veut que nous l’aimions, cette heure, non pas une fois, mais une infinité de fois, aujourd’hui, et dans le passé sans fond, et dans l’avenir sans fond, dans toute « la profonde éternité ».

Car cette conception, qui pourrait écraser de terreur ou paralyser d’indifférence, peut aussi exalter de joie ivre. C’est dans les manifestations de cette joie qu’éclate surtout la puissante originalité de Nietzsche. Originalité d’ordre poétique bien plus que d’ordre philosophique. Il répète des choses déjà dites, mais l’accent est nouveau. Son chant est toujours belliqueux et orgiaque. D’autres ont accepté l’univers pour sa nécessité, ou lui ont souri pour son harmonie. Lui, le veut éperdûment, pour la joie de maintenant, pour la joie d’hier, pour celle de demain. L’instant et l’éternité montent à sa tête, alcools puissants, et le grisent. D’autres ont vanté l’univers en de larges et calmes chants apolliniens ; lui l’exalte dans le désordre bondissant d’une danse dyonisienne.

Une danse ! La danse est pour lui le plus intense symbole de la joie et le rythme le plus exact de la vérité. Il écrit du philosophe : « La danse est son idéal, son art particulier, et finalement aussi sa seule piété, son culte »… Son Zarathoustra « ne s’avance-t-il pas comme un danseur ? » Ne déclare-t-il pas : « Je voulus danser au-delà de tous les cieux » ? Et encore : « Ce n’est qu’en dansant que je sais dire les symboles des choses les plus sublimes. »

L’individualisme de Nietzsche, — bruit, agitation, tumulte, orgie, plus qu’harmonie, — est moins beau que le stoïcisme ou l’épicurisme. Sa métaphysique est fille de Hegel et de Darwin, de Platon et de Plotin. Mais il clame sa pensée en images si triomphantes, il la danse au rythme de symboles si bondissants et si vertigineux qu’elle semble la fiévreuse création de quelque dieu imprévu, Bacchus barbare, ivre de sa puissance, ivre aussi de ce qu’il a bu. Or ce qu’il a bu n’est pas du vin, mais je ne sais quelle essence formidable : de l’éternité condensée en instant. Et, autour de chaque mouvement du dieu fauve, s’émeut un éblouissement ardent ; autour de chaque mouvement de Nietzsche, Loïe Fuller de la philosophie, circule, serpentine et crépitante, une mélodie de flammes.

Constater que les dieux personnels sont morts ; détruire les temples extérieurs qui jettent sur nous une ombre malsaine ; ne laisser aux puissances divines, justice, chance, destinée, d’autre refuge que le cœur de l’homme, ou mieux la partie inconsciente et comme souterraine de notre être, « le temple enseveli » : tel est bien, malgré quelques incertitudes et quelques retours en arrière, l’effort de Maurice Mæterlinck.

Je ne signalerai ni les rares mouvements de recul ni les nombreuses hésitations. Auprès du public actuel, animal faible et qui s’effare devant la décision comme devant une brutalité et une offense, ces quelques fuites et ces balancements timides servent peut-être le poète exquis autant que ses images un peu flottantes et ses couleurs aux grâces atténuées. Il ne faudrait pourtant pas, parce qu’il a le tort de sourire la même grimace, croire que Maurice Mæterlinck nous apporte, sous les mêmes ingéniosités superficielles, les mêmes banalités foncières qu’un Jules Lemaître ou un Anatole France.

Je ne lui garderai point rigueur d’habiletés qui lui servent aujourd’hui et lui nuiront demain. Sa pensée centrale est noble, belle et puissante : il me paraît juste de la délivrer de ce qui lui est contraire ou étranger.

Je négligerai aussi quelques laideurs et quelques gestes déplaisants : la façon un peu ridicule dont l’auteur se met parfois en scène et ce qu’il y a de trop personnel, d’un peu bassement pratique, dans certaines de ses inquiétudes. Oublions ces gravats et pénétrons dans le temple.

L’humanité, affirme Mæterlinck, « veut enfin connaître la vérité ». Elle « a trouvé dans cette recherche une raison d’être qui remplace toutes les autres. » Elle est pourtant loin d’être lasse du mystère et « c’est l’inconnu ou l’inconnaissable qu’il nous faut pour ennoblir notre curiosité ». Il n’y a pas contradiction entre les deux désirs. Le soleil de la connaissance dissipe les brumes des « mystères artificiels », mais sa lumière élargit à l’infini « l’océan du mystère réel ». Tous nos efforts ne supprimeront pas un mystère ; ils pourront seulement le faire « changer de place ».

Déplacer quelques mystères qui semblaient extérieurs et transcendants pour les rendre immanents à l’homme ; transformer du mystère métaphysique en mystère psychologique ; ramener nos yeux du macrocosme vers le microcosme : c’est, à de certaines époques, l’œuvre nécessaire du philosophe. Après le grand effort ontologique des ioniens et des éléates, Socrate fait descendre, suivant un mot connu, la philosophie du ciel sur la terre. Descartes guérit la folie théologique en nous faisant constater notre existence avant celle de Dieu. Après l’idéalisme de Malebranche, de Berkeley et de Spinoza, après les discussions de Clarke et de Newton sur l’espace et le temps, Kant arrache aux ténèbres extérieures pour les rendre à notre esprit le temps et l’espace.

C’est que, après une noble mais épuisante époque de rêve métaphysique, il faut reployer ses ailes et reprendre terre. Mais l’inévitable réaction se fait toujours dans deux sens. Les esprits pauvres et grossiers, affamés auxquels on offrit au lieu de pain un spectacle sublime, courent, en déclarant qu’ils n’ont rien vu, aux cuisines de la science et du positivisme. Les âmes généreuses se retirent en elles-mêmes et s’émeuvent à y retrouver toute la beauté du ciel détruit. Elles sourient en s’apercevant qu’elles sont les vraies créatrices du bleu que les naïfs croient lointain et que les imbéciles scientifiques, parmi des ricanements, déclarent ne point voir. « Nous devenons presque toujours le dernier refuge et la véritable demeure des mystères que nous voulons anéantir ». Tout « ce qu’on enlève aux cieux se retrouve dans le cœur de l’homme ». Comme Socrate, comme Descartes, comme Kant, Mæterlinck nous conseille de préférer le mystère « qui est certain à celui qui est douteux, celui qui est proche à celui qui est loin, celui qui est en nous et qui nous appartient à celui qui était hors de nous et qui avait sur nous une influence funeste ». Il nous recommande encore : « N’interrogeons plus ceux qui fuyaient en silence aux premières questions, mais notre propre cœur, qui renferme en même temps la question et la réponse, et qui peut-être un jour se souviendra de celle-ci ».

À plusieurs reprises, il proclame « la vaste loi qui ramène en nous, un à un, tous les dieux dont nous avions rempli le monde ». Il découvre que « beaucoup de forces qui nous dominaient et nous émerveillaient ne sont que des portions mal connues de notre propre puissance ».

« Notre propre puissance », quoiqu’il la désigne souvent par le mot « cœur », il la voit, en réalité, plus profonde et plus secrète. Le temple est enseveli quelques étages plus bas. C’est presque uniquement la partie inconsciente de notre être qui intéresse Mæterlinck. Il dit l’effort de l’homme pour « percer les parois qui séparent sa raison qui ne sait presque rien, de son instinct qui sait tout, mais ne peut se servir de sa science ».

Le mystère extérieur qu’il fait rentrer avec le plus de bonheur au sanctuaire psychique est celui de la justice. Il n’y a point de justice transcendante au monde ; il n’y a point de justice immanente des choses. La justice appartient tout entière au domaine humain ; mais elle est, plus encore qu’une pensée, un instinct. Elle est notre atmosphère. Si nous en sortons, notre esprit se rassure en vain par des sophismes et notre vouloir se tend inutile dans le vide. Notre inconscient, privé de l’air pur qui lui est nécessaire, s’affole. Ses halètements démentiels, rendent incertaines, hésitantes, contradictoires, nos actions. Et nous finissons par succomber dans une lutte apparente contre les choses vengeresses, dans une lutte réelle contre nous-même.

La chance bonne ou mauvaise semble aussi à Mæterlinck dépendre de notre inconscient. C’est lui qui, habile ou stupide, nous conduit à la victoire ou à la défaite.

D’autres exemples me paraissent moins intéressants. Mais l’important c’est que l’effort de réduire l’inconscient universel en inconscient humain est chez Mæterlinck une tendance assez générale pour recevoir le noble nom de méthode. Moins large certes et moins puissante que celle des grands rénovateurs que je nommais tout à l’heure, les Socrate, les Descartes et les Kant, elle est peut-être destinée pourtant à renouveler pour quelques années une partie de la philosophie. Elle transforme la philosophie de l’inconscient. Comme les Grecs réduisirent à la beauté humaine les effroyables divinités cosmiques, elle ramène cette métaphysique de pessimisme et d’abstention écrasée à une psychologie presque optimiste et vaillante.

Mæterlinck mérite peut-être qu’on parodie à son occasion le mot magnifique de Cicéron sur Socrate et qu’on dise, en souriant à peine : « Il a fait remonter de l’enfer sur la terre la philosophie de l’Inconscient ».

Notre temps adore les fantômes et n’aperçoit même pas les véritables puissances. Admirateur ahuri des disciples pauvrement bégayants, il n’entend pas les voix les plus sûres et les plus personnelles. S’il veut désigner par un nom propre l’esprit d’analyse, il se donne le double ridicule de penser à Paul Bourget et d’oublier Rémy de Gourmont.

Il faut être juste : les puérilités prétentieuses de Bourget caressent les prétentions du lecteur et ne dérangent la quiétude d’aucune sottise. L’imbécile qui a suivi sans peine est fier d’avoir compris de la « pensée » et de la « psychologie », et sa digestion n’a pas été troublée. Au contraire, une véritable intelligence analytique est déplaisante, puisqu’elle est un outil de destruction. Celui qui en est doué ne peut guère éviter d’ironiser et, si l’ironie bourgeoise qui consiste à ne pas comprendre est précieuse comme un bouclier orné de grotesques, l’ironie aiguë de celui qui comprend est une arme offensive. Et puis il est vraiment trop différent, celui qui comprend : son originalité est une dernière raison de le haïr ou plutôt de fermer les yeux, de refuser de l’apercevoir.

Rémy de Gourmont n’a pu s’amuser longtemps au jeu de « la dissociation des idées » sans constater que la plupart des hommes, cerveaux paresseux soumis à des ventres exigeants, sacrifient la vérité au « bonheur » et « qu’ils ont bien plus souci de raisonner selon leur intérêt que selon la logique ». Il a remarqué que « ce qu’ils appellent les lois de l’histoire » ou de la morale « n’est en somme que la coordination logique de leurs désirs ». Linguiste malicieux, il s’est accordé souvent le plaisir de montrer « comment un mot en arrive à ne plus avoir que le sens qu’on a intérêt à lui donner ».

Nos désirs changeants créent à chaque instant en nous des « vérités » nouvelles, et nous nous gardons bien de les confronter avec les anciennes. Aussi « le cerveau de l’homme civilisé est un musée de vérités contradictoires ». Et, remarque le cruel philosophe, l’homme « n’en est pas troublé parce qu’il est successif. Il rumine ses vérités les unes après les autres. Il pense comme il mange. Nous vomirions d’horreur si l’on nous présentait dans un large plat, mêlés à du vin, à du bouillon, à du café, les divers aliments, depuis les viandes jusqu’aux fruits, qui doivent former notre repas successif ; l’horreur serait aussi forte si l’on nous faisait voir l’amalgame répugnant des vérités contradictoires qui sont logées dans notre esprit ». Rémy de Gourmont fait voir souvent « l’amalgame répugnant ». Quand il nous rend ainsi « simultanés » pour un instant, notre premier mouvement est une révolte, non contre nous, mais contre lui. C’est le résultat qu’obtient toujours le courageux qui dirige une lueur sur l’amas d’immondices qu’est l’esprit passif.

Son mépris pour l’entassement fou et ignoble qui forme une intelligence obéissante est moins odieux encore que son amour pour l’harmonie nouvelle qu’est tout esprit libre. Il ne voit guère qu’une recommandation à faire à l’artiste : « Il faut obéir à son génie ». Et il dit à tous : « On n’agit décemment qu’en conformité avec sa propre nature ; les gens qui veulent agir ou ne pas agir d’après les ordres d’une morale extérieure à leur vérité personnelle finissent, Dieu aidant, dans les compromis les plus saugrenus ».

Décidément cet homme ne respecte rien : morale extérieure, lois, science aux prétentions « législatives », il raille toutes les beautés rectilignes qui émeuvent les braves gens de la « règle » et du « droit chemin ». Il constate, implacable : « Les fantaisies de Lycurgue coûtèrent à Sparte son intelligence ; les hommes y furent beaux comme des chevaux de course et les femmes y marchaient nues drapées de leur seule stupidité ; l’Athènes des courtisanes et de la liberté de l’amour a donné au monde moderne la conscience intellectuelle ».

Ce redoutable destructeur des apparences, seules divinités adorées par la tourbe, cet amoureux de l’unique réalité, l’individu, a bien conscience d’être un monstre fort haïssable non seulement pour la foule, mais aussi pour les « âniers innocents qui accompagnent mais ne guident pas la caravane ». Il sait que tout mouvement libre offense les critiques, prêtres de l’immobilité ou porteurs du manipule de foin que suivent toujours, salive à la bouche, les légions, les centuries et les décuries littéraires : « Jadis un homme se levait, bouclier de la foi, contre les nouveautés, contre les hérésies, le Jésuite ; aujourd’hui, champion de la règle, trop souvent se dresse le Professeur ». Mais « la diabolique intelligence rit des exorcismes, et l’eau bénite de l’Université n’a jamais pu la stériliser, non plus que celle de l’Église ». On empêchera de la voir aujourd’hui, demain, toujours peut-être. Qu’importe ? Elle est, et cela lui suffit. La réputation et la gloire, qu’on peut voler à l’écrivain, sont de faux biens qui ne sauraient s’additionner avec les vrais biens : la pensée et la beauté, « Il ne faut pas mêler l’idée de gloire à l’idée de beauté ». « Tout à fait dépendante des révolutions de la mode et du goût », la première est méprisable. La seconde, la seule déesse, celle que sa splendeur même cache aux faibles yeux de la foule, est « absolue ».

Je voudrais louer convenablement ce que Camille de Sainte-Croix, si bien doué pour la définition rapide, appelle le « beau jardin intellectuel » où Rémy de Gourmont « cultive ses paradoxes spéciaux avec une foi de son choix, curieusement faite d’ironie fervente et de caprice raisonné ». Je montrerais ensuite que, malgré son affectation d’élégance indifférente, malgré la coquetterie qui lui fait présenter les pensées les plus aimées comme des paradoxes souriants, la part du voulu et de l’artificiel est faible dans la beauté de l’homme et de l’œuvre. Tout vient ici d’une source unique dans les profondeurs quoique doublement jaillissante : le sentiment de la réalité de l’individu, le sentiment de l’irréalité de tout le reste. J’étudierais Rémy de Gourmont idéaliste, puis — comme par la clarté cette intelligence est allée à la « noblesse dédaigneuse » — je dresserais Rémy de Gourmont stoïcien.

Mais je cède à un désir qui m’entraîne loin de ce programme de justice. Dans le plus riche de ses livres, La culture des Idées, Rémy de Gourmont intitule un chapitre important Du Style ou de l’Écriture. Et, comme tout le monde depuis quelque temps, Rémy de Gourmont emploie indifféremment l’un ou l’autre des deux mots, en fait des synonymes équivalents. Pour peu qu’on continue, le mot « écriture » devenu inutile périra dans son acception littéraire. Je voudrais essayer de le sauver en rendant consciente la différence de sens que les premiers à l’employer sentirent vaguement entre lui et le mot « style ».

Avec je ne sais quel critique, Rémy de Gourmont appelle « le style des Goncourt un style désécrit ». Et il définit ainsi le style désécrit : « Il n’y a plus de phrases, les pages sont un fouillis d’incidentes. L’arbre a été jeté par terre, ses branches taillées ; il n’y a plus qu’à en faire des fagots ». Les Goncourt ne sont-ils pas précisément les premiers qui vantèrent « l’écriture artiste ? » Ils sentaient peut-être que ce qu’on appelait le style leur manquait et ils prétendaient pourtant, avec quelque raison, à un certain mérite d’expression dont le nom n’existait pas encore.

« Le style, dit largement Buffon, n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées ». L’écriture est chose plus petite, plus multiple, uniquement curieuse du détail. Il faudra toujours dire : un style rapide, un style large, l’ampleur du style. Mais je louerai plutôt une écriture soignée et je blâmerai une écriture précieuse. La préciosité — qui a d’ailleurs des apparences fort diverses — c’est le souci exclusif de l’écriture, du petit détail souriant ou pittoresque, de la mouche au coin de l’œil, du rouge et du blanc dont on corrige les couleurs de la nature. Il n’y a pas de style artificiel ; il n’y a guère d’écriture naturelle. Le style tient le milieu entre la pensée et l’écriture.

Quand Buffon recommande d’employer toujours les termes les plus généraux, il éteint l’écriture pour laisser au style toute la valeur. Il a peut-être raison : l’écriture la plus aimable se fane vite. Exemple : Fénelon, homme de l’épithète qui fut fleurie et rare, qui est banale et pâle. Mais les snobs, êtres particulièrement « successifs », incapables de saisir le style, cette synthèse adéquate à la pensée, se prennent à la broderie capricieuse et éclatante de l’écriture.

Les grands créateurs négligent souvent l’écriture et c’est pourquoi les petits exigeants de leur temps leur reprochent de manquer de style. Si Apollon dédaigne trop la mode, il y aura des gens pour le trouver laid. C’est ainsi que pour certains, Balzac écrit mal et La Bruyère, vaniteux de la piquante précision de son écriture, reproche à Molière du « galimatias ». Le grand homme qui a un style est à l’écrivain curieux d’écriture comme le savant aux larges conceptions est à l’érudit amusé du détail.

La France est le pays le moins libre, celui où il est le plus dangereux de n’être pas un écho. Les plus grands et les plus originaux des philosophes allemands furent professeurs en quelque université ; en France, connaissez-vous un professeur qui ait la puissance de penser ou le courage de ne point répéter ? Chez nous, le professeur de philosophie, prêtre de traditions que souvent il ne comprend même plus, est exactement le contraire du philosophe. Et nul professeur ne devrait trouver place en ce chapitre. Voici pourtant un critique — dont j’ignore la vie extérieure et s’il parle du haut d’une chaire — qui débute quelquefois par de la pensée ; mais il continue toujours par de la prudence et de la naïveté professorales.

Aux premières pages du moins mauvais de ses livres, — Dix années de philosophie, études critiques sur les principaux travaux publiés de 1891 à 1900, — M. Lucien Arréat constate que la philosophie est « tout le savoir, sans être spécialement aucun savoir. » Elle « s’applique à toutes les branches de la science, parce qu’elle est une fonction de l’esprit : elle embrasse toute la science, parce qu’elle est une manière de penser le monde. » Elle « peut être considérée comme une fonction première de notre intelligence et signifie, en quelque sorte, notre effort même vers la généralisation abstraite, qui est le moyen et l’objet de tout savoir. »

Par malheur, tout le long du volume, il oublie ces larges déclarations. Il étudie uniquement les pauvres petits faits recueillis par la sociologie « scientifique », par la psychologie « scientifique », par l’esthétique et la morale « scientifiques ». Lorsqu’un des misérables ouvriers dont il nous dit l’effort infinitésimal quitte la loupe et oublie sa minuscule besogne bien « contemporaine » pour regarder un peu autour de lui et penser un peu le monde, M. Arréat refuse de le suivre « dans cette région philosophique, où les sciences particulières trouvent leurs points de rencontre, où les définitions deviennent explicatives, quoique avec un inégal succès, et plus larges aussi que les événements positifs qui ont servi à les construire. » Chaque fois, il rappelle l’étourdi à sa petite tâche précise et lui répète, inflexible : « La méthode constante des sciences est de comparer des faits et des séries de faits l’une avec l’autre, afin de dégager la loi de leurs variations simultanées ou successives, aussi souvent qu’il est possible de le faire avec quelque sûreté. »

Ainsi il étudie la philosophie, poème des poèmes, avec un vil esprit scientifique, dans la préoccupation utilitaire de la solidité précise des découvertes et non pour la joie de voir l’esprit marcher d’une allure noble. Il fait en commerçant le bilan des acquisitions. Il est puni justement de philosopher en industriel qui touche à la science divine avec des mains lourdes et avides, propres seulement aux grossiers labeurs terrestres : les entreprises qu’il étudie aboutissent toutes à l’inévitable faillite. Écrasé par la tristesse de savoir que tout à l’heure elle va crever, il ne jouit pas des couleurs célestes de la bulle de savon et ne soupçonne pas le soleil lointain qui l’irise.

Cet amoureux des résultats se désole du néant des résultats : « La dramatique histoire des luttes philosophiques n’est pas sans laisser une impression pénible : on croirait voir des ouvriers battant à coups redoublés une muraille, dont aucune parcelle ne se détache, et qui ne rend que du bruit sous le marteau. » Les pauvres ouvriers, en effet, qui attachent à leurs membres naturellement si lourds l’écrasement du plomb baconien et qui essaient de « penser le monde » suivant des méthodes faites pour saisir de tout petits détails indifférents ! Ils ne savent pas que Platon, Plotin et Malebranche sont les plus hardis des poètes et que toute synthèse est nécessairement faite d’autant de rêve que de pensée ou, s’ils le savent, ils ne parviennent point à se consoler de cette beauté inéluctable.

Ô mon âme, laisse dans la vallée étroite les ouvriers penchés qui nient le ciel. Méprise leurs outils gauches et le plomb dont ils s’alourdissent de peur que quelque vent d’extase ne les enlève trop haut. Même d’une cire qui fondra, attache-toi les nobles ailes et vole, enivrée, dans la beauté immensément monotone de l’azur. Qu’importent les ricanements dont les prudents immobiles accompagneront ta chute, puisque, un instant du moins, tu auras plané et tu auras vu…



  1. Ici, c’est moi qui souligne le mot : anglais. Dans les autres citations, les italiques sont de Nietzsche.