Prostitués/XI/Maurice Mæterlinck

(p. 334-340).

Constater que les dieux personnels sont morts ; détruire les temples extérieurs qui jettent sur nous une ombre malsaine ; ne laisser aux puissances divines, justice, chance, destinée, d’autre refuge que le cœur de l’homme, ou mieux la partie inconsciente et comme souterraine de notre être, « le temple enseveli » : tel est bien, malgré quelques incertitudes et quelques retours en arrière, l’effort de Maurice Mæterlinck.

Je ne signalerai ni les rares mouvements de recul ni les nombreuses hésitations. Auprès du public actuel, animal faible et qui s’effare devant la décision comme devant une brutalité et une offense, ces quelques fuites et ces balancements timides servent peut-être le poète exquis autant que ses images un peu flottantes et ses couleurs aux grâces atténuées. Il ne faudrait pourtant pas, parce qu’il a le tort de sourire la même grimace, croire que Maurice Mæterlinck nous apporte, sous les mêmes ingéniosités superficielles, les mêmes banalités foncières qu’un Jules Lemaître ou un Anatole France.

Je ne lui garderai point rigueur d’habiletés qui lui servent aujourd’hui et lui nuiront demain. Sa pensée centrale est noble, belle et puissante : il me paraît juste de la délivrer de ce qui lui est contraire ou étranger.

Je négligerai aussi quelques laideurs et quelques gestes déplaisants : la façon un peu ridicule dont l’auteur se met parfois en scène et ce qu’il y a de trop personnel, d’un peu bassement pratique, dans certaines de ses inquiétudes. Oublions ces gravats et pénétrons dans le temple.

L’humanité, affirme Mæterlinck, « veut enfin connaître la vérité ». Elle « a trouvé dans cette recherche une raison d’être qui remplace toutes les autres. » Elle est pourtant loin d’être lasse du mystère et « c’est l’inconnu ou l’inconnaissable qu’il nous faut pour ennoblir notre curiosité ». Il n’y a pas contradiction entre les deux désirs. Le soleil de la connaissance dissipe les brumes des « mystères artificiels », mais sa lumière élargit à l’infini « l’océan du mystère réel ». Tous nos efforts ne supprimeront pas un mystère ; ils pourront seulement le faire « changer de place ».

Déplacer quelques mystères qui semblaient extérieurs et transcendants pour les rendre immanents à l’homme ; transformer du mystère métaphysique en mystère psychologique ; ramener nos yeux du macrocosme vers le microcosme : c’est, à de certaines époques, l’œuvre nécessaire du philosophe. Après le grand effort ontologique des ioniens et des éléates, Socrate fait descendre, suivant un mot connu, la philosophie du ciel sur la terre. Descartes guérit la folie théologique en nous faisant constater notre existence avant celle de Dieu. Après l’idéalisme de Malebranche, de Berkeley et de Spinoza, après les discussions de Clarke et de Newton sur l’espace et le temps, Kant arrache aux ténèbres extérieures pour les rendre à notre esprit le temps et l’espace.

C’est que, après une noble mais épuisante époque de rêve métaphysique, il faut reployer ses ailes et reprendre terre. Mais l’inévitable réaction se fait toujours dans deux sens. Les esprits pauvres et grossiers, affamés auxquels on offrit au lieu de pain un spectacle sublime, courent, en déclarant qu’ils n’ont rien vu, aux cuisines de la science et du positivisme. Les âmes généreuses se retirent en elles-mêmes et s’émeuvent à y retrouver toute la beauté du ciel détruit. Elles sourient en s’apercevant qu’elles sont les vraies créatrices du bleu que les naïfs croient lointain et que les imbéciles scientifiques, parmi des ricanements, déclarent ne point voir. « Nous devenons presque toujours le dernier refuge et la véritable demeure des mystères que nous voulons anéantir ». Tout « ce qu’on enlève aux cieux se retrouve dans le cœur de l’homme ». Comme Socrate, comme Descartes, comme Kant, Mæterlinck nous conseille de préférer le mystère « qui est certain à celui qui est douteux, celui qui est proche à celui qui est loin, celui qui est en nous et qui nous appartient à celui qui était hors de nous et qui avait sur nous une influence funeste ». Il nous recommande encore : « N’interrogeons plus ceux qui fuyaient en silence aux premières questions, mais notre propre cœur, qui renferme en même temps la question et la réponse, et qui peut-être un jour se souviendra de celle-ci ».

À plusieurs reprises, il proclame « la vaste loi qui ramène en nous, un à un, tous les dieux dont nous avions rempli le monde ». Il découvre que « beaucoup de forces qui nous dominaient et nous émerveillaient ne sont que des portions mal connues de notre propre puissance ».

« Notre propre puissance », quoiqu’il la désigne souvent par le mot « cœur », il la voit, en réalité, plus profonde et plus secrète. Le temple est enseveli quelques étages plus bas. C’est presque uniquement la partie inconsciente de notre être qui intéresse Mæterlinck. Il dit l’effort de l’homme pour « percer les parois qui séparent sa raison qui ne sait presque rien, de son instinct qui sait tout, mais ne peut se servir de sa science ».

Le mystère extérieur qu’il fait rentrer avec le plus de bonheur au sanctuaire psychique est celui de la justice. Il n’y a point de justice transcendante au monde ; il n’y a point de justice immanente des choses. La justice appartient tout entière au domaine humain ; mais elle est, plus encore qu’une pensée, un instinct. Elle est notre atmosphère. Si nous en sortons, notre esprit se rassure en vain par des sophismes et notre vouloir se tend inutile dans le vide. Notre inconscient, privé de l’air pur qui lui est nécessaire, s’affole. Ses halètements démentiels, rendent incertaines, hésitantes, contradictoires, nos actions. Et nous finissons par succomber dans une lutte apparente contre les choses vengeresses, dans une lutte réelle contre nous-même.

La chance bonne ou mauvaise semble aussi à Mæterlinck dépendre de notre inconscient. C’est lui qui, habile ou stupide, nous conduit à la victoire ou à la défaite.

D’autres exemples me paraissent moins intéressants. Mais l’important c’est que l’effort de réduire l’inconscient universel en inconscient humain est chez Mæterlinck une tendance assez générale pour recevoir le noble nom de méthode. Moins large certes et moins puissante que celle des grands rénovateurs que je nommais tout à l’heure, les Socrate, les Descartes et les Kant, elle est peut-être destinée pourtant à renouveler pour quelques années une partie de la philosophie. Elle transforme la philosophie de l’inconscient. Comme les Grecs réduisirent à la beauté humaine les effroyables divinités cosmiques, elle ramène cette métaphysique de pessimisme et d’abstention écrasée à une psychologie presque optimiste et vaillante.

Mæterlinck mérite peut-être qu’on parodie à son occasion le mot magnifique de Cicéron sur Socrate et qu’on dise, en souriant à peine : « Il a fait remonter de l’enfer sur la terre la philosophie de l’Inconscient ».