Prostitués/VII. — Repos

(p. 155-206).


VII


Repos


Je me sens accablé de lassitude. Écœuré par la besogne faite, je regarde avec découragement la besogne à faire. Dieu ! qu’ils sont nombreux les vendeurs de paroles fardées, les ignobles marchands de sourires. Et quelle nostalgie me soulève vers la propreté, la sincérité, l’art loyal. Décidément, je m’accorde une heure de repos. Je vais, scaphandrier épuisé, remonter à l’air libre. Je vais, avant de redescendre aux fanges du port, respirer largement du courage.

Les écrivains auxquels je demande l’indispensable réconfort sont bien différents les uns des autres. Je ne suis pas le critique d’une école. Même, si je ne me trompe, ceux que j’aime sont tous assez nobles et assez forts pour mépriser les écoles. Je dédaigne celui qui, dans la forêt de l’art, suit les chemins déjà frayés. Je m’écarte, après quelques brocards, des troupes timides ou grossièrement conquérantes. Au contraire j’accorde, selon sa puissance, sympathie ou admiration à quiconque sort des voies battues et cueille des fleurs que nul passant ne piétina.

Les esthétiques de ceux que j’aime sont très différentes. Qu’ont-ils donc de commun qui me les fasse aimer les uns et les autres ? Consciemment ou non, ils professent une même morale artistique.

Les critiques ont dit tant de sottises sur les rapports de l’art avec la morale qu’une précision est ici nécessaire. À l’idéaliste que j’aime je ne reprocherai jamais de m’entourer d’illusions et de me préparer de proches déceptions. Tel autre, pour un effet d’art ou dans un élan sincère, poussera le réalisme jusqu’à la brutalité, et il ne me choquera point.

Celui-là seul me choquera qui cherchera à me plaire ou à plaire à d’autres.

Tous ceux que j’aime savent que le génie artistique n’a aucun rapport avec le banal métier oratoire ; que le flatteur « vit aux dépens de celui qui l’écoute » mais ne dit aucune parole intéressante pour des oreilles sages ; que le talent de revendre des idées mille fois vendues est méprisable. Ils savent que, si le succès extérieur s’achète par la seule monnaie des concessions, nul, sauf l’intransigeant, ne sera créateur. L’artiste doit être l’holocauste de son œuvre. Il sert son génie au lieu d’abaisser son esprit à servir ses besoins matériels et les fantaisies de sa sensibilité ou de sa vanité. On ne risque d’être artiste que lorsque, obéissant aux parties nobles et originales de soi-même, on s’est délivré des servitudes sociales. Et le seul libérateur s’appelle Renoncement. Nous méprisons quiconque sacrifie aux faux dieux, argent, réputation, gloire ; quiconque, pour agréer au public, dispensateur de ces biens apparents, consent à déformer son rêve et à banaliser sa pensée. Seul l’isolement est fécond et, pour réaliser selon son âme, il faut, au risque même de la famine, s’enfermer, pendant qu’on pense et qu’on écrit, dans la tour d’ivoire. Ceux que j’aime sont des stoïciens d’art.

J’ai dit, au Massacre des Amazones, mon admiration pour les pages frémissantes et passionnées de Déçue, un des plus beaux livres de femme, et des plus sincères, et des plus émouvants que je connaisse. J’ai loué avec enthousiasme le jaillissement spontané et intarissable des images, la puissance nerveuse du rythme. J’ai dit aussi, avec trop de sévérité peut-être, les inquiétudes que m’inspiraient quelques gaucheries particulières et un métier généralement insuffisant.

Depuis, Jacques Fréhel a publié trois livres : Vaine pâture, le Cabaret des larmes, les Ailes brisées.

Le premier est « une minutieuse étude provinciale, où se débattent, mêlées à de plus nobles, de petites passions et de petites âmes. » Mais tous ces animaux bourgeois qui s’alimentent d’une « vaine pâture », argent ou vanité, nous les connaissons déjà, nous les avons rencontrés mille fois, et souvent dessinés d’un trait plus net, animés d’un mouvement plus vivant. Ici, ce n’est pas dans l’étude de mœurs, que Jacques Fréhel est intéressante.

Elle est intéressante d’abord par l’accent de mépris hautain ou de révolte indignée dont elle parle de ces grotesques et de ces ignobles. Elle est intéressante quand, oubliant de s’appliquer à bien exprimer ces natures basses, elle manifeste inconsciemment les noblesses sans raideur d’une âme devenue stoïcienne tout en demeurant, par je ne sais quel miracle, passionnée et tendre, gracieusement féminine. Mais, si le stoïcien est sans peine un satirique hautain ou véhément, il ne deviendra qu’après bien des efforts un poète comique ou un consciencieux réaliste. Il ne s’intéresse pas facilement au détail des êtres vils ; il est trop naturellement moraliste pour être dès l’abord un attentif psychologue.

Mme  Jacques Fréhel, inégale encore à l’effort de composer un livre harmonieux et encore impuissante à faire vivre les personnages qui lui répugnent, est admirable dans la peinture de quelques êtres nobles, qu’elle fait passer malheureusement sur les marges de l’intrigue.

Aucun mot ne serait excessif pour louer la beauté souple et grande de deux de ses figures féminines : Moniqua, exquisement mélancolique, douce et bienfaisante ; Lazarine écrasée par les brutalités de son mari, intimidée, muette, mais d’une si profonde et si précieuse vie intérieure. Car ces êtres touchants, presque aériens, délicats, frêles comme des ombres, marchent pourtant devant nous en une grâce onduleuse et, par un don singulier, ce sont uniquement les natures poétiques que l’auteur réussit à créer vivantes.

Vaine pâture est de 1899. Pendant trois ans Mme  Jacques Fréhel se tait. Sans doute elle a senti son insuffisance actuelle devant l’œuvre objective et qu’un labeur probe doit la guérir de son infirmité. Elle a compris le devoir que lui imposent ses dons merveilleux et qu’elle serait coupable envers son génie si elle ne le complétait de talent. Quand elle sort de son généreux silence, c’est pour nous apporter, à un an de distance, deux livres qui sont enfin des beautés achevées. Vaine pâture, roman manqué mais tout pénétré de parfums doux et amers de poème, me frappait d’un étonnement qui espère, d’une attente de joie. La richesse chaotique et passionnée de Bretonne, la gaucherie puissante et douloureuse de Déçue me soulevaient d’espérances et de regrets, d’inquiétudes et d’irritations, de craintes et d’exigeances. Voici, enfin, que j’éprouve, à deux reprises, l’admiration heureuse qui n’hésite plus.

L’artiste aujourd’hui est maître de son outil ; il a su le rendre docile tout en le gardant farouchement personnel. Jacques Fréhel n’est pas allée vers les harmonies apparentes, soumissions et diminutions. Elle ne s’est pas pliée au métier académique ou à telle autre mode banale. Elle est arrivée, de plus en plus riche, à l’harmonie de sa nature propre, à la science d’elle-même, à l’art d’elle-même.

Son style est d’une beauté poétiquement féminine, à la fois large et précise. Ah ! la grâce flottante des draperies et le sourire lumineux des images. Geste toujours ému et émouvant, il dresse des pensées d’une noblesse hautaine, des sentiments d’un étrange et fiévreux stoïcisme. Sur le roc abrupt de l’individualisme, Jacques Fréhel apporte, lumière chaude et ardente couleur, je ne sais quelle grâce sauvagement fleurie. L’austérité puissante de cette bretonne est, telle une lande de son pays, toute brodée de l’or épineux des ajoncs, de l’améthyste tremblante des bruyères. Dans ses livres inégaux d’autrefois ce qu’elle faisait entendre, parole ou balbutiement, chant ou sanglot, était noble et douloureux comme l’aspiration. Aujourd’hui les harmoniques qui volent autour de ses notes les plus mélancoliques gazouillent, naïve et inconsciente de sa cause, la joie d’un complet et original épanouissement.

L’architecture des Ailes brisées est, comme l’écriture, harmonieuse et inattendue. Elle choquera les écoliers qu’on décore du nom de critiques parce qu’ils savent sur l’art de composer les raides naïvetés scolaires et que, hardiment, ils affirment leur inintelligence hargneuse en généralisations de bons élèves. Entre deux fragments de mémoires nobles et douloureux, l’auteur a placé, d’une audace heureuse, le journal d’une perversité qui s’éveille. C’est, enveloppée au baiser d’un fleuve de poésie, une île de réalité perfide. De la vie moderne, grossière sous son élégance apparente, ricane en s’efforçant au plaisir superficiel ; mais tout autour, joie et douleur, profondeur et poésie et noblesse farouche, la vie des imagiers bretons sourit, pleure, chante.

Facile et naturelle, cette poésie sort sans bouillonnement d’une source généreuse. La réalité où se brisent ses flots chanteurs est dressée avec quelque effort peut-être, mais avec un effort triomphant. Jacques Fréhel est un poète né qui a su devenir un romancier. Artiste enfin complet, elle peut non seulement se dire tout entière, mais encore, sans risque de tomber, sortir de son âme, créer par art des êtres qui lui sont étrangers et les agiter en gestes naturels qui lui déplaisent.

Voix de musique et de lumière dans un désert noble, la voici arrivée, inconnue de tous et consciente d’elle-même, à l’harmonieuse possession de son être et à la gloire du complet épanouissement.

Car le romancier s’est formé sans nuire au poète et, si tous deux ont collaboré presque également aux Ailes brisées, le poète triomphe aux contes du Cabaret des larmes.

N’est-ce pas la Bretagne elle-même, ce cabaret des larmes, voisin de l’église et du cimetière, voisin de la mer surtout et que pénètre « sa large lamentation » ? De « tristes buveurs » s’y attablent et dans l’exil d’une « tristesse morose » s’évadent de la prison Aujourd’hui. L’un apporte « dans ses grands cheveux l’odeur parfumée des haies ». L’autre a sur ses habits les senteurs dorées de la lande. Celui-ci arrive de l’église, imprégné d’encens. La plupart tirent de leur poche et versent sur le comptoir un à un des sous qui sentent la mer.

Tous ils s’abandonnent à ce délicieux et déchirant « mal de rêver qui est le génie des Bretons ». Tous, de « leurs grands yeux bretons, malades d’idéal et de passion voilée », ils regardent, dans le verre plein, le paysage d’hier et l’émotion qui s’y attache.

Ils aiment l’Océan « comme l’aiment les goélands et le grand cygne sauvage ». Souvent leur pensée se réfugie, douleur farouche et qui se cache, dans « le pan maternel de la robe glauque de la mer ». C’est à la mer aussi que sourient leurs joies et ils comparent l’étrangeté de ses trésors vivants aux richesses sauvages de leurs âmes. Si, au mystère de leur cœur grandit un amour secret, ils sentent sa force douce éclore en eux « comme un lis de mer s’épanouit au fond des eaux tièdes de l’Océan ».

Ils s’égaient un instant à regarder « les eaux dansantes » des petits ruisseaux s’échapper, enfants joueurs, de la fontaine maternelle. Mais ils s’émeuvent longuement devant telle rivière « immobile et pâle », et dont la tristesse miroitante leur semble « pareille à une femme morte couronnée, par la lune, d’un diadème de perles. » Ils frissonnent en songeant que sur ses bords leur pauvre âme déçue se sentit prise à « l’embûche formidable de la nuit » et de l’amour.

Ou bien leur souvenir traverse un jour torride : sous les lumières farouches du soleil et d’une violente passion, ils revoient une lande épineuse et odorante. « Le genêt rajeuni balançait ses branches fleuries semblables à des rayons qui lanceraient des parfums ; et le soleil avait tant de force qu’on entendait déjà au midi, dans le pré, chanter le grillon noir dont la carapace est sculptée de signes étranges… »

Mais ils se sont égarés en quelque ancien chemin abandonné, creux comme un lit de torrent, et « où les racines des vieux chênes mettaient à la hauteur du front des passants le geste menaçant de leurs griffes tortueuses, de leurs serres noires ouvertes… » Arrivés, un peu effrayés, à la forêt, ils se sont enfoncés en quelqu’une de ces « cavernes glauques que formaient les trouées de verdure où s’entassait la fraîcheur ». Leur cœur de fièvre ne leur permet pas un long repos. Bientôt ils fuient le taillis et, parmi la clairière où vit « dans une virginale paix un peuple de digitales », leur corps s’allonge « au milieu des fleurs empoisonnées, comme une herbe fauchée ». On ne sait quel pressentiment hagard les redresse. Ils se sont éloignés inquiets ; à un carrefour ils ont vu « passer des lumières que personne ne portait ; et des cloches tintaient en avant, comme celles que l’on fait sonner devant les cercueils ». Celui qui eut une telle vision est perdu. Il a rencontré son présage de mort, son intersigne, et toutes choses lui deviennent des menaces. « Qu’est ceci qui traîne à terre ? Un grand rameau couvert de lichen blanc qui semble un spectre, et là une coulée de marguerites fleuries et si pressées qu’elles simulent un linceul déroulé. » Avant que le condamné ait pu regagner sa maison, le soir est venu, et les « miasmes fantômes, semences ailées de la mort qui montent dans l’humidité nocturne ». « Par delà le mystère des ombrages », il entend « l’appel perfide des ruisseaux. » Et voici que son tâtonnement épeuré a « pénétré dans les régions inviolables où repose, majestueux et néfaste, le souvenir des âges perdus. »

Le décor passionné que dessine Jacques Fréhel n’est pas toujours un paysage. Elle nous ouvre parfois un intérieur qu’ennoblissent des « meubles sculptés en chêne luisant, donnant aux choses un air d’église. » D’ordinaire le spectacle qui dans l’un ou l’autre cadre s’agite, c’est un être isolé, une âme de profondeur et d’émotion. D’autres fois s’y développe un mouvement nombreux et rythmique. C’est, se déroulant parmi une campagne à chaque détour variée, la théorie attristée d’un pèlerinage, « de grandes figures noires barbouillées de larmes et de poussière, qui s’en allaient, dans l’éclat du jour, avec les yeux clignotants ». Ou bien c’est une noce. Les richesses barbares des costumes font les gestes éclatants de couleur. Et « le son grave des bombardes » s’harmonise avec « le perçant appel du biniou ».

Et voici, parmi les paysans et les marins, des êtres d’exception. Tout à l’heure « sur le tertre des chapelles vêtues de lierre », des bardes amis composaient ensemble des chants naïfs et surchargés d’images inattendues, « toiles de ciel et de verdure où chacun tissait sa fleur. » Maintenant, dans la maison, au fond de la cheminée, assis parmi le caprice des lueurs, un mendiant, un peu sorcier, un peu poète, un peu philosophe, « trace des cercles dans les cendres du bout de son bâton » . Et « ses paroles saccadées volent sur ses lèvres flétries : il dit que la terre use le fer ; que l’anneau diminue au doigt qui le porte ; que le sel, la pluie et les pas usent le rocher… Il proclame la dispersion des atomes » et, sous les apparences de la mort, devine la vie souterraine qui se redressera plus tard au baiser de nouveaux soleils. Il chante « la Métamorphose couronnée de fleurs odorantes comme une femme des îles lointaines ».

C’est tout le pays d’Armor, ce livre. Et c’est autre chose encore. C’est le don généreux, et que peu apercevront, d’une âme « pleine de feu, de douceur et de barbarie. » Cette Bretonne est intéressante passionnément. Elle est, inconnue comme il convient et réservée à la joie des rares qui sont dignes de la beauté originale, le plus admirable des écrivains féminins d’aujourd’hui. Elle est un talent de moins en moins inégal, et dont la marche ne s’embarrasse plus que rarement, et dont la marche ne devient plus jamais une chute. Et elle est, l’étonnante barbare, un génie créateur de rêves et trouveur d’images. Sa phrase peut s’encombrer encore quelquefois épineuse comme l’ajonc : des fleurs d’or toujours y éclatent, des parfums en émanent, et le vent d’un rythme noble remue en sourires ou en émotions les senteurs et les corolles.

Je sais le danger de transporter hors de la lande natale ces grappes sauvages. Je devrais conseiller seulement d’aller respirer sur place tant de joie odorante. Je ne puis résister au plaisir égoïste de briser quelques thyrses et de les porter dépaysés et tristes, effeuillés et qui se fanent, en mes mains sacrilèges :

Ces gens avaient perdu, l’une après l’autre, leurs espérances et, « comme dans une cathédrale, quand on a éteint tous les cierges, la nuit noyait leur pensée. » — Entendez, résonnement fait de souvenir, la voix tue du rossignol : « Les dernières notes de son chant étaient tombées, rebondissantes en écho, comme des perles jetées de très haut dans un bassin de fabuleux cristal. » — Un être lucide jusqu’ici devient fou. Il sent, en une terreur d’enfer, sa raison « s’enfuir trébuchante comme une femme malade qui voit son lit en feu. » Il a trop cherché, le pauvre dément, la joie qui n’existe pas, « le baiser qui pense ». Il croit maintenant apercevoir les lèvres qui le donneraient. Ses paroles de flamme caressent l’impossible beauté. Il lui voit, parmi d’autres noblesses étranges, des « mains de séraphin, toujours levées en haut comme des colombes enchaînées mais qui aspirent à l’azur ». Sa folie fut d’abord un grand feu, mouvement et couleur qui montent. Elle n’est plus bientôt que le chaos noir et noyé d’un lendemain d’incendie. Le dément s’assied dans son inconscience dont je ne sais quelle vague lueur lui permet de souffrir encore, « abandonné comme un colombier en ruines par les souvenirs vagabonds ».

Je détache, entre cent, un petit tableau étonnant de richesse et de perfection. Dans la lumière d’une chapelle abandonnée « entra une vieille femme bretonne qui pleurait. Elle était si petite et si courbée par l’âge et les labeurs que le bas portail d’ogive se dressait bien au-dessus d’elle, couronné de l’or des giroflées. — Elle pleurait : sa joue était comme une muraille lavée par la pluie ; sa bouche, à cause des sanglots infinis, faisait une grimace triste qui ressemblait au sourire d’un mort blafard et ironique ; son cou était comme une grosse corde amollie et détressée ; son petit buste court tenait dans un maigre corsage, aussi étroit que celui d’une fille de dix ans. Ses mains étaient dures comme un métal et éloquemment ciselées par le travail. Sa capeline de laine blanche bordée de noir, sa capeline de deuil barrait diagonalement son front coupé de sillons comme un champ nouvellement labouré ».

Elles ne font pas songer, ces nobles images, parmi le sourire de la complicité banale : « Voilà ce que j’aurais dit moi-même ! ». Elles se dressent, beautés étonnantes, barbares, étrangères aux modes du jour, blessantes au médiocre qui lit. On ne saurait les pardonner à quelqu’un qu’on risque de rencontrer. On admire de telles richesses seulement quand l’auteur disparu n’est plus à notre pauvreté une insulte vivante. Jacques Fréhel passera noblement inconnue et méconnue. Mais, si Demain est juste, il l’assoira dans le temple à côté de Chateaubriant et de Lamennais et saluera en elle la grande gloire féminine de la Bretagne.

Elle est d’âme assez grande et assez fière pour aimer l’incertain d’une telle destinée ; pour diriger ses yeux vers cette aurore hésitante, le sourire de la gloire posthume ; pour laisser rarement l’ironie d’un regard qui descend très bas tomber sur l’injustice contemporaine, bouche stupide obstinément fermée.

Voici un autre breton également inconnu et également admirable. Considéré seulement comme versificateur, Émile Boissier a le métier le plus souple et le plus vivant, le plus savant et le plus naturel. Coppée et Hérédia sont, auprès de lui, des ignorants et des maladroits. Mais, quand on lit ses grands poèmes, on est trop pénétré par leur étonnante poésie, pour songer à jouir de leurs mérites techniques. La beauté humiliante de son œuvre et la noblesse gauche de ses gestes dans la vie éloigneront sans doute de lui le succès. Mais il est destiné à la gloire et, dès qu’ils le verront couché dans la définitive immobilité, envieux et critiques répéteront le mot effaré : « Nous le croyions pas si grand ».

Le premier recueil d’Émile Boissier, Dame Mélancolie, parut en 1893 précédé d’une préface de Paul Verlaine. Le préfacier trouve déjà la pensée de Boissier « revêtue d’une forme parfaite, solide, souple et brillante comme une arme de luxe. » Et il salue « ce superbe premier livre qui engage fort l’auteur, » car « noblesse oblige. »

Dame Mélancolie contient des poésies, et des proses rythmées. Les proses comprennent, outre des morceaux de pur métier, une sorte de conte médiéval, La mort du page, d’une mélancolie charmante encore qu’un peu jeune.

Les vers sont très supérieurs. On y trouve déjà quelquefois l’image originale, qui sera un des deux grands mérites de Boissier. Déjà aussi on y rencontre souvent le rythme doux, et estompeur, et enveloppeur ; le rythme qui sur les images infiniment diverses met la noblesse toujours renouvelée et pourtant toujours la même d’une draperie largement flottante.

Le Psautier du Barde, paru en 1894, s’ouvre par une préface d’Armand Silvestre. Si quelqu’un a encore de l’estime pour Silvestre, je le prie d’excuser les paroles que ma conscience va me dicter.

En lisant les vers d’Émile Boissier, Silvestre se sent en face de beautés, et il est ému. Malheureusement, il ne se contente pas de dire son émotion ; il veut l’analyser et on s’aperçoit immédiatement qu’il ne comprend rien au poète dont il parle.

Armand Silvestre est un latin. Il appartient à une race merveilleusement douée et merveilleusement belle chez ceux de ses fils qui ont la force et la noblesse. En revanche, rien n’est plus grossier que le latin grossier et il faudrait chercher longtemps pour trouver un être plus vulgaire qu’Armand Silvestre. Il est l’insupportable méridional au gros rire bruyant, aux gestes familiers, aux précisions déplaisantes. Rubens scatologique sans vie et sans couleur, il aime toute forme énorme qu’elle soit ou non dessinée et modelée ; ce collégien incurable est mort prenant encore l’abondance pour l’harmonie et adorant sous le nom de callipyge la Vénus hottentote.

Le voici en face de ce qu’il peut comprendre le moins. Voici devant lui un rêve mélancolique, vaguement médiéval, non par amour d’une époque déterminée, mais par nostalgie, par besoin de fuite, et d’imprécision, et de lointain. Voici un breton triste qui dit.

Disciple d’Ossian, j’ai souffert comme lui.
Misérable chanteur errant de ville en ville,
J’ai connu les mépris et la haine servile
Et jamais en mon Ciel l’Espérance n’a lui.


Quand mon âme souffrait de ces mille douleurs,
Pour égayer un peu ma tristesse chérie,
Le Printemps éveillant la magique féerie,
Épandait la rosée au calice des fleurs.


Guidé par le murmure ailé des Angelus,
J’ai suivi vers le Nord les pèlerins austères
Et la troupe de ceux qui jouaient les Mystères.
— Mon front s’est incliné pendant les Oremus.


J’ai compris la beauté sereine de l’Armor,
Ses madones de bois, ses christs sur le Calvaire ;
Mes doigts ont égrené les perles du rosaire
Dans la lande d’ajoncs, parmi les genêts d’or.

Sans nulle malice, mais avec une rare inconscience, Armand Silvestre félicite celui dont

Les doigts ont égrené les perles du rosaire


devinez de quoi ?… De son « sentiment païen. » Et une phrase embrouillée loue chez Émile Boissier qui a « compris la beauté sereine de l’Armor », et aussi chez l’auteur des Fêtes galantes, et encore chez Laurent Tailhade, des qualités diverses telles « un art très délicat » et une grande « intensité de grâce latine. » Voilà transformé en un être de grâce le brutal Laurent Tailhade et voici des latins bien inattendus découverts en Paul Verlaine le fuyant lorrain et en Boissier, breton, comme l’Océan sur les côtes du Finistère ou comme la brume sur la lande.

Silvestre me fait songer à un homme qui n’aurait connu et aimé que des brunes. Il rencontre une blonde dont la beauté le frappe et, comme il veut dire son émotion avec quelque détail, il loue chez la nouvelle-venue ce qu’il loua chez les autres. Il trouve chaude la fraîcheur exquise de son teint ; les yeux tristes, tendres et profonds deviennent dans ses litanies brillants et malicieux ; chez la svelte et souple enfant il vante les qualités majestueuses et le puissant équilibre des matrones.

Dès le premier jour, un instinct sûr a éloigné Boissier du vers-formule, du vers frappé comme une médaille. Il a presque toujours senti, le délicieux poète du rêve et de la brume, qu’il n’était point fait pour les nettetés et les précisions. Mais l’inconscient préfacier trouve que dans son œuvre « abondent les vers de poète, ceux en qui se formule une pensée dans une image. » Le voilà pris sur le fait l’inepte syllogisme du critique aveugle : Les seuls vers de poète sont ceux en qui se formule une pensée dans une image ; or je sens bien que Boissier est un vrai poète ; donc Boissier doit faire beaucoup de vers-formules. — Mes expériences antérieures m’apprennent que les belles femmes sont brunes ; or vous êtes belle ; donc vous êtes brune.

Il vient de dire que les vers solides et précis abondent dans le livre. Consciencieusement, il les cherche. Il n’en trouve guère ; il s’étonne, et il se reprend comme il peut : « Dans une œuvre toute de charme, j’ai tenu cependant à louer, avant tout, cette qualité maîtresse d’en contenir quelques-uns. » — C’est étrange, madame, à vous mieux regarder, je ne puis plus analyser votre beauté. Vous n’êtes pas brune, en effet, et me voici bien dérouté. Mais parmi votre che- velure je découvre deux cheveux un peu plus sombres que les autres et ce sont eux que j’ai tenu à louer avant tout. — On ne saurait mieux avouer qu’on n’a compris du poète que ce qu’il a de moins personnel, ses tentatives à moitié heureuses pour sortir de son domaine et ses rares efforts presque grinçants pour dire autre chose que ce qu’il peut dire.

Et les bêtises continuent : « Quelquefois l’alexandrin prend dans ces courts poèmes la majesté du vers dont Hérédia a forgé l’impérissable métal de ses Trophées. » — Non, Silvestre, cette femme, bien qu’elle vous plaise, ne ressemble pas, heureusement ! à toutes celles qui vous ont plu jusqu’ici.

Puis, comme il dit tout ce qui lui passe par la tête, le bavard incohérent, prononce quelques paroles assez justes, encore que trop vagues ; « Ils chantent vraiment, ces vers d’Émile Boissier. J’entends qu’ils subissent les mystérieuses lois de la prosodie non formulée, instinctive, mais ayant cependant ses règles inécrites, laquelle a été tout simplement le secret des maîtres. » — Oui, mais cette prosodie inécrite comprend plus de secrets particuliers que de secrets communs à tous les maîtres. Si un théoricien subtil disait ses règles générales, l’historien littéraire devrait encore distinguer les secrets prosodiques de chaque époque et par quel mystère le vers de la Pléiade n’est point le vers du xve siècle ni celui du xviie. Et le critique devrait encore découvrir le secret de chaque maître, nous faire sentir en quoi diffèrent l’alexandrin de Racine sinueux et profond comme un sourire dessiné par Vinci et l’alexandrin de Corneille solide et précis comme sur une médaille un profil de Romain. Or une préface qui n’est pas une page de critique n’est rien. Armand Silvestre devait, oubliant sa ridicule comparaison entre Boissier et Hérédia, nous faire sentir que nous ne trouverions pas ici derrière un vitrail de musée des statuettes parnassiennes aux lignes immobiles mais sous la désolation fleurie de la lande un vivant grand et triste dont le vent soulève le manteau.

Les sottises d’Armand Silvestre m’ont permis de définir Boissier de façon plus vivante et je dirai peu de chose de son volume suivant : Esquisses et Fresques. Ce recueil publié la même année que Le psautier du barde est très supérieur et Sylvestre n’y trouverait absolument plus rien à louer. L’alexandrin est devenu plus fluide encore, d’une beauté fuyante comme un fleuve. Et le vers libre fait ses premières apparitions heureuses. Le vers libre chez Boissier n’est pas le vers auquel Franc-Nohain donnerait ce nom s’il était atteint de la manie des grandeurs et que Viélé-Griffin doit en ses heures de découragement avouer amorphe. C’est le vers libre classique, celui qui sourit, rit et ricane dans Amphytrion ; celui qui dans Psyché donne à la vieillesse de Corneille des accents si délicieusement frais et jeunes ; celui qui dans La Fontaine exprime toute la gamme des sentiments humains, depuis les plus gais jusqu’aux plus profondément tristes.

Ce n’est pas seulement dans la forme que l’originalité de Boissier se dégage. Il se délivre ici du parnasse historique qui le séduisit rarement et du romantisme historique dont les pages et les châtelaines lui plurent trop autrefois. Pourtant le volume commence par des « tableautins » intitulés Au temps de Henri III, Au temps de Louis XIII, Au temps de Louis XIV, Au temps de Louis XVI. Mais il n’y a pas récit de faits arrivés ou imaginés, histoire ou roman historique. Ce n’est plus du romantisme historique et de l’évocation ivre, ni du parnasse historique et de l’évocation pétrifiante. C’est ici chose parfaitement originale et exquise ; c’est autour du poète et du lecteur la création d’une atmosphère de jadis qui est pour le rêve et la nostalgie un refuge où nulle précision ne blesse.

Esquisses et fresques nous donne de Boissier tout ce qu’un poète peut nous donner de lui, même avant d’être arrivé à la complète conscience de ce qu’il est.

C’est dans ses deux poèmes de rêve, Le Chemin de l’Irréel (1895) et le Chemin de la Douleur (1901) que nous trouvons Émile Boissier complet, conscient, tout à fait dégagé des derniers restes de ce qui n’est point lui.

Il dit du Chemin de l’Irréel : « Je l’ai placé à dessein hors de toute époque, afin que rien de précis ne puisse lui assigner des limites. Le Songe seul s’y érige, despotique.

Je suis bien embarrassé pour faire connaître cet admirable poème. L’analyse va nécessairement préciser et rapprocher l’action si lointaine, si vague, si délicieusement estompée. Ces nuages flottants, je vais, comme s’ils étaient de lourdes pierres de taille, en tracer l’architecture avec l’équerre et le compas.

Le poète, abandonné d’une infidèle, songe

Dans sa chambre déserte où survit le Passé.

Il écoute la nuit,

Un silence peuplé de mille bruits légers.

Et voici que son attention persistante donne, en effet, au silence une voix. La Nuit, dans un discours d’une beauté lente et d’une douceur qui apaise, lui offre le remède du songe. Mais en vain son « hymne géant »

Clamait vers l’Infini l’ivresse de renaître.

Le poète contemplait la ville endormie ; elle lui paraissait « hantée par des souvenirs d’autrefois » ; rien ne dissipait son ennui. Inutilement aussi il fuyait la fenêtre, se réfugiait au plus profond de la petite chambre. Trop de remembrances l’y poursuivaient :

D’ailleurs, je sais ton spectre épars aux moindres choses,
C’est ton âme qui meurt dans le parfum des roses,
L’oreiller se souvient des courbes de ton bras
Et mon lit a gardé ta forme aux plis des draps.

Il quitte sa chambre, il quitte la ville et, « pèlerin maudit du Doute et de l’Amour », descend le long de la chute calme d’un fleuve vers le calme frissonnant de la forêt. La Volupté essaie de le retenir : ses conseils et ses promesses sont écartés dédaigneusement comme les promesses et les conseils de la Nuit. Le poète arrive au repos d’un lac « endormi comme un regard d’argent. » Une troisième courtisane, celle dont le baiser enchaîne plus fidèlement, la reine des définitifs oublis, la Mort, vient lui offrir mieux que les insuffisants léthés du songe et du plaisir. Mais, la repoussant, elle aussi, avec un courage hautain, il continue sa marche vers les Demains

Qui sacreront en lui l’apôtre de l’Idée.

Le Chemin de la Douleur fait suite au Chemin de l’Irréel.

Le poète, délivré des préjugés représentés par la Nuit, la Volupté et la Mort, s’est élevé jusqu’à l’Idée. De la cime de son rêve il contemple, heureux, le spectacle élargi. Car les choses lui disent de toutes parts la beauté et la puissance d’un renouveau, et il marche, aspirant la force qui monte des sèves. Mais, comme il va dans une extase, il se trouve tout à coup en face d’un calvaire. Au pied du Christ qui pleura, une femme pleure ; ces deux images de la souffrance passée et de la souffrance actuelle semblent crier l’éternité de la douleur. Le poète écoute, dans la prière désolée de la femme, la grande plainte de toujours. Il la relève, il la rappelle à l’espoir. Il dit la puissance de renouvellement de la nature, et que l’hiver est la préparation secrète du prochain printemps, et que toute souffrance réelle est le creuset d’une joie de bientôt. Mais il faut rejeter les douleurs imaginaires et l’humanité doit marcher libre, débarrassée de la croix qui pèse sur elle depuis trop de siècles.

Vous devinez que ce premier chant est un hymne panthéiste à la nature. Mais ce qu’on ne saurait deviner et ce qu’on ne saurait dire, c’est la beauté noble de son mouvement lyrique.

Le second chant commence par l’idylle à travers la forêt. Le poète et la bien-aimée vont regardant dans leurs yeux le reflet de la joie des choses et oublieux de l’humanité mauvaise et dolente. Bientôt des inquiétudes pénètrent leur bonheur et, comme la mer immense envahit peu à peu une barque frêle, les voix des douleurs arrivent à eux et les troublent. Va-t-elle donc, agonie qui se débat, sombrer dans l’universelle souffrance, la pauvre barque de leur bonheur. Non, ce sera mieux. Ils iront d’eux-mêmes, apôtres de la pitié, vers la foule. Ils lui diront le nouvel évangile et que l’heure est enfin sonnée où doit régner la religion de la joie.

La foule ne comprend pas ; elle s’irrite. Et des pierres blessent le poète ; et des pierres blessent la femme. Il regrette de n’être point seul. Mais elle le console. Elle sent qu’elle va devenir mère et elle affirme que les prochaines aurores seront belles, et belles les prochaines destinées… Cependant, à l’écart, la foule des esclaves délibère sur le sort du poète et décide qu’il sera crucifié.

Le troisième chant nous ramène sur cette colline, devant ce calvaire où le poète releva la femme et lui fit partager son illusion de bonheur. Le soleil se lève et toute la nature chante à celui qui va mourir un hymne de vie. Qu’importe la mort d’une forme passagère, songe-t-il, dans la vie éternelle et éternellement renouvelée ? Et le condamné fait sa partie dans le concert des joies. Mais la femme se lamente, dit que leur pitié eut tort et qu’ils auraient dû s’isoler dans leur amour heureux. Elle pleure, elle crie à la foule des injures et des malédictions. Chaque fois qu’un juste vient, comme Jésus de Nazareth, essayer de faire du bien, la foule le met en croix. Oh ! que le sang de tous les justes retombe sur les bourreaux, et sur leurs enfants, et sur les enfants de leurs enfants ! Mais le poète lui adresse des paroles apaisantes et lui recommande de ne pas ensevelir sa dépouille. Il veut que son corps rentre immédiatement au grand rythme de la vie matérielle tandis que son âme ira rejoindre les autres forces de renouvellement et continuera son œuvre.

Le poète est crucifié. Le poète meurt. Le jour meurt. La foule s’écoule. La femme restée seule vivante sur la colline du sacrifice croit voir, dans une sorte de songe éveillé, le Christ descendre de sa croix : l’ancien crucifié vient donner au crucifié nouveau le baiser de paix.

Trois mois plus tard, un mendiant qui passe sur la route, s’agenouille devant le Christ, lui demande quelle loi rendra, enfin, les hommes meilleurs. Le Christ lui répond : Il n’y a qu’une seule Parole. Je l’ai dite, voici bien des siècles. Quand vous déciderez-vous à l’écouter avec vos cœurs ? quand consentirez-vous à la loi d’Amour ?

Rien ne me paraît plus beau que l’allure harmonieusement idéaliste ou, pour parler en pédant, la dialectique platonicienne des deux poèmes.

C’est à peine si j’ose sourire de l’idée un peu excessive qu’Émile Boissier se fait de la fonction du poète. Il n’a rien abandonné des prétentions romantiques. Il voit les poètes comme des soldats

Dont les bras sont armés pour la Croisade austère.
L’Avenir sourira, limpide, dans leurs yeux
Et, quand ils parleront, la foule doit se taire.

Oui, il faut nous taire à la voix des poètes. Mais non pour attendre d’eux le conseil de salut : je crois bien que les indications arriveraient multiples et contradictoires. Il faut les écouter pour le charme qui émane de leur parole. Leur devoir c’est d’être des chanteurs mélodieux. Lorsque, comme au Chemin de l’Irréel et au Chemin de la Douleur, leurs mélopées éveillent en nous des sentiments nobles, nous leur devons double reconnaissance. Mais n’allons pas leur demander la pensée précise et originale. Souvent, par besoin inconscient de renouveler leur musique, ils chantent des théories jeunes encore ; mais ils n’ont pas la puissance de les créer eux-mêmes. Ils s’éprennent des nouveaux gazouillements entendus et des dernières ailes aperçues voltigeantes dans le ciel ; mais ils ne sont point les couveurs des générations successives de doctrines. Quand ils s’efforcent à l’universel, ils lui apportent l’imprécision et leur harmonie sonore est payée par l’harmonie logique.

Les poèmes de Boissier échappent à cette critique générale parce qu’ils sont surtout œuvres d’imagination et de rêve. Leur philosophie est faite d’un sentiment noble plus que d’une idée nette. Cependant les rares petites taches qu’y découvre une lecture sévère sont des fautes du penseur, tandis que le rêveur et le musicien nous satisfont toujours.

J’ai cité, au courant de l’analyse, quelques images délicieusement fleuries ou chantantes. Je pourrais en cueillir tout un bouquet dans chaque page. Je relis, pour cette joie, l’hymne aux cloches qui chante au commencement du Chemin de l’Irréel et les louanges du Songe

Dont les pâles regards sont des lys inéclos.

Les discours de la Nuit, de la Volupté et de la Mort dans le premier poème ; dans le second tous les discours du Poète et de la Bien-Aimée sont particulièrement riches à ce point de vue. Mais ces grands morceaux valent surtout d’ensemble. Je n’ose détacher de l’éclatante rivière un de ces diamants qui se font valoir les uns les autres. Et je ne vois aucune raison de choisir. Ils me paraissent tous d’une beauté égale, absolue. Au hasard, celui-ci, dans le discours de la Nuit. Elle dit de la femme :

C’est par moi que fleurit l’ivresse de ses flancs
Et mes doigts caresseurs entr’ouvrent les lits blancs
       Aux rayons bleus du clair de lune.

J’ai peur qu’on me trouve long. Il m’est pourtant impossible de passer sous silence l’autre grand mérite d’Émile Boissier : il est poète par la musique autant que par l’imagination. Et chez lui — coïncidence heureuse — les deux qualités ont les mêmes limites : il lui manque l’image belliqueuse et triomphante bruyamment ; et son orchestre n’a pas de cuivres. Presque toujours son instinct lui fait éviter les fanfares, et les violences, et les mouvements brusques ou rapides. Dans le Chemin de l’Irréel il a, une fois, dépassé son talent. Il a voulu décrire la danse macabre : je ne sais rien de moins vertigineux que son rythme et de moins évocateur que les détails choisis. Mais dans les langueurs heureuses, et dans les lenteurs charmantes, et dans les visions douces et lointaines, je ne connais pas de poète à lui comparer.

Il y a deux mètres qu’il manie avec une sûreté rare. Ses strophes d’octosyllabes sont inférieures ; mais il sait user mieux que personne des diverses stances d’alexandrins, et je n’hésite pas à le considérer comme notre meilleur chanteur de vers libres.

Au hasard, quelques exemples de l’une et de l’autre harmonie.

Où trouver des grands vers plus chantants que ceux-ci :

Les roses ont ouvert leurs lèvres de satin
Devant la volupté des caresses nocturnes ;
Et les lys, inclinant la blancheur de leurs urnes,
Tendent leur pistil d’or au baiser clandestin.

Écoutez encore cette mélodie :

Nous irons devant nous de prairie en prairie
Insoucieux de l’homme injuste et de sa loi.
La nature saura voiler de son feuillage
Mes timides baisers sur tes yeux ingénus ;

Nous n’aurons pas de nom et nous n’aurons pas d’âge,
Car tu seras la Vie impersonnelle et sage
Qui berce la Douleur entre ses deux bras nus.
Je t’apprendrai le sens secret de mes paroles
Et quand, dans le sommeil, nos lèvres s’uniront,
Le songe effeuillera la pudeur des corolles
Sur la limpidité mystique de ton front.

Presque tous les hexamètres des deux Chemins sont d’une telle beauté musicale.

Et cependant les vers libres me charment davantage, plus délicieux encore et plus souples. J’ouvre n’importe où le Chemin de l’Irréel et j’y cueille les premiers vers libres rencontrés :

Et les Adolescents passèrent sous les branches
       Enguirlandés de roses blanches
Et couronnés du pampre et du laurier natal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils étaient ignorants de la Vie et des livres,
Ceux-là qui cheminaient, solitaires et doux,
Avec, dans leur main pâle, un fier rameau de houx.
           On disait : « Ils sont fous ! « 
     Mais Eux — comme des anges ivres —
   Méprisaient le venin du sarcasme jaloux.
Car, leurs lèvres buvant aux limpides fontaines
            Où se miraient le soir,
       — Présagé par des flûtes lointaines,
               Ils avaient vu l’Espoir
Leur sourire au delà des vallons et des plaines.

Je fais subir la même épreuve au Chemin de la Douleur :

L’heure semblait verser une calme indolence

       Sur le recueillement des bois.
Dans cette solitude où régnait le silence
       On n’entendait plus que la voix
    De la source où vibrait un gazouillis d’eau vive,
           Une chanson captive
       Parmi la mousse ; et puis aussi
           — Murmure adouci
          Par la brise et l’espace —
         Les clochettes d’un lent troupeau
        Conduit par le berger qui passe

En effleurant du doigt sa flûte de sureau.

Je m’arrête d’écrire pour relire encore une fois. Je ne me lasse point d’entendre l’exquise symphonie. Je ne sais pas aujourd’hui de poète en vers — non pas même le génial Verhaeren, — auquel je doive des joies aussi complètes, aussi nobles et aussi pénétrantes que celles goûtées au Chemin de l’Irréel et au Chemin de la Douleur.

Adolphe Lacuzon est coupable de rester si longtemps le poète d’Éternité. Toute puissance crée un devoir et Lacuzon est mon débiteur pour les nobles vers dont il me prive quand, au lieu de travailler, il s’acagnarde auprès de vagues sculpteurs qui, de leurs idées baroquement larvaires et de leur ignorance prétentieuse, déshonorent Baudelaire ou Vigny.

Éternité, « très simple poème de rêve fait… de souffrance et d’infinie tendresse » est précédé d’une préface combattive et hautaine. J’aime, ici et là, celui qui peut dire avec « l’accent des certitudes » et sans que sa parole sonne faux :

Ma vie et sa ferveur, mon geste et sa fierté.

Mais en prose la phrase encombrée de Lacuzon se presse, piétinante parfois, comme à une porte trop étroite une foule affolée. Au contraire, son vers « qui se nombre et son chant qui s’éploie », toujours émus et presque toujours sûrs, réussissent souvent à

… grandir jusqu’à la prophétie
Le rêve tout puissant de son vœu de beauté.

Lacuzon insulte de brocards amusants la « coalition pathologique » des symbolistes d’école. Il ne méprise pas moins les simplistes qui se croient simples, les superficiels qui se proclament sincères, les naturistes qui s’affirment naturels.

Aux uns et aux autres il enseigne des vérités, simples comme tout ce qui est profond, claires comme le soleil, mais que les yeux aveugles des faux poètes ne sauraient voir. La vraie sincérité, celle qui n’est pas une attitude vaine d’arriviste politique ou littéraire, celle qui est dans la vie et non dans les professions de foi, dans les mœurs et non dans les mœurs oratoires, celle qui est « l’horreur du servilisme, de la palinodie et des concessions hypocrites », loin de se montrer banale comme une préface de Saint-Georges de Bouhélier, « ne semble plus que la vertu des seuls prédestinés ». D’elle, d’elle seule, vient la noble simplicité, celle qu’il ne faut pas confondre, ô Francis Jammes, « avec l’indigence du vocabulaire ou la vulgarité de l’expression ». Ce qui est vraiment simple « ne s’improvisa jamais. » L’improvisation est « le témoignage immédiat de l’impuissance créatrice ». La simplicité est exigeante ; elle demande qu’on s’absorbe « aux profondeurs de la pensée et du sentiment pour essayer d’en dégager le signe essentiel ».

La poésie est donc simple grâce à un effort prolongé du poète. Elle est « révélatrice. » Elle est « la réalisation de ce miracle : l’expression de l’ineffable ». Quel sera l’instrument du miracle ? Le symbole. Mais, pour Lacuzon, le symbole ne se constitue pas, comme le veut une école récente, « d’invraisemblables métaphores d’une complexité déroutante, sinon d’un agrément de rébus ». Synthèse vivante, union mystérieuse du subjectif et de l’objectif, le symbole dit à la fois la nature avec sa poésie immanente et l’émotion de cœur et d’esprit du poète, son « immense extase de conviction », sa « compréhension véritablement affective ». « Sur les confins extrêmes des réalités sensorielles », cette incantation puissante « découvre à l’âme humaine son infini nostalgique ».

Pas plus que le grand méditatif de La Maison du Berger, l’auteur d’Éternité ne vient rêver seul devant la nature. Une Eva, plus imprécise encore que celle de Vigny et plus puérile, se presse contre lui pendant que le ciel n’est à ses yeux

Qu’un vaste embrasement de prière exaucée.

Un baiser semble unir « la vie au rêve ». Mais ici, le plus faible des deux amants tremble de froid, de solitude invaincue et aussi, soudain, d’une présence effroyable et douce, de plus en plus envahissante, car

Tout rêve est un regard infini vers la mort.

Elle sentait bien, la pauvrette, que, malgré la main de pitié vague qui caressait sa main peureuse, le poète n’était plus là. Elle l’appelait inutilement ; elle cherchait en vain son regard. Lui, cependant, perdu dans un songe lointain,

Sur le fond de la nuit vit ces fresques mouvantes.

L’éternité telle qu’il la comprend, c’est un grand mouvement cyclique et ce qui le frappe le plus dans la Nature, c’est son évolution. Il semble parfois, darwinien éperdu, appeler Nature l’histoire elle-même. Il lui crie : « Ô nature,

…Je vois la terre et l’onde à tes époques neuves,

Les édens primitifs, et les cycles barbares,
Et les grands peuples roux campés au bord des fleuves
Où déjà vers la mer descendent leurs gabarres.

… Je vois s’enfler la voile au fond de l’estuaire ;
Puis, derrière, au lointain, du côté de la plaine,
Surgir, fondre et passer, l’ouragan pour haleine,
Dans l’éclaboussement du sang crépusculaire,

Et droits sur leurs chevaux cabrés qu’un rut enlève,
Tes grands conquérants noirs, au profil surhumain,
Qui, déployant leur geste avec l’éclair d’un glaive,

Engouffrent dans la nuit leurs cavaliers d’airain.

D’un geste à chaque instant varié, et toujours noble, et toujours évocateur, il nous montre les empires qui grandissent et les décadences, les églises qui triomphent ou qui se meurent :

Les Tribuns ont couvert la voix des patriarches

Qui, des cathèdres d’or, outragés au Concile,
Entraînent dans leur robe où choit leur pas sénile

Les grands flambeaux éteints qui roulent sur les marches.

Quelques vers cités disent mieux que tout commentaire l’admirable talent du poète. Il est fait de gravité dans la pensée, de noblesse dans le sentiment ; il est fait surtout d’une étonnante puissance de voir vite et de faire voir vite. Le penseur, cet être rare, existe chez Lacuzon. Et il y a une âme dans son verbe. Mais le visionnaire est grand. La pensée s’embarrasse parfois et hésite comme à des lèvres de bègue une émotion trop intense. Mais la vision est toujours précise comme du présent ; le tableau, achevé en quelques vers qui, chez un autre, suffiraient à peine à l’indiquer, s’impose comme un de ces rêves plus obsédants que le réel, parce qu’ils sont du réel condensé. Parfois même, la vision s’entend et le cri devient visible :

Et sur les horizons blanchis d’aube lustrale

Monte, profil d’un cri, qui de bourg en cité,
Tout en roc et granit se fût répercuté,

L’hymne piaculaire et fier des cathédrales…

Si j’essayais, pour définir Lacuzon, l’œuvre vaine des rapprochements, il me ferait penser uniquement à des puissances nobles, à des sommets abrupts que les foules ne graviront point : à Vigny dont la pensée s’exprime plus claire, moins précieuse, mais non plus grave ou plus hautaine ; à Leconte de Lisle dont le vers n’est pas plus solide, ni les évocations plus précises. Plutôt encore, grâce sans doute à quelque lointain atavisme, ce franc-comtois est un espagnol à la tête droite, au regard franc, à la parole grandiloquente jusque dans le concepto. Sur le fond de la nuit, fuyant tout à l’heure, solide maintenant, son geste dessine d’étranges tableaux. Ils vivent par l’intensité de la couleur, par la violence des ombres et l’éclat soudain des lumières, par la brusquerie rapide du mouvement qui les précipite en un vertige, chassés qu’ils sont par toute une armée d’autres tableaux aussi vibrants et passionnés.

Paul Redonnel est un des talents les plus personnels et les plus complets que je connaisse : personnel souvent jusqu’à l’étrangeté ; complet et complexe parfois jusqu’à la complication.

Je salue en deux sortes de poèmes une sincérité égale : dans les uns, le poète, ému de sa merveilleuse diversité, exprime avec fougue ou en souriant chacun de ses aspects, chacun de ses moments, se réjouissant surtout à ce qu’il y a d’extrême en lui. Dans les autres, conscient du centre de lui-même, il se dessine d’une ligne nette et simple. Malgré leur beauté de composition, c’est parmi les premières œuvres qu’on doit classer les Chansons Éternelles.

Les Chansons Éternelles forment une ligne parabolique dont les deux côtés vont se perdre dans l’infini. Paul Redonnel croit à la multiplicité des existences. Directement, il ne dit qu’un fragment d’une vie. Mais aux premiers pas quelques éclairs illuminent brusques les ombres antérieures, et bien des cris d’espoir ou d’effroi nous avertiront que le point d’arrêt de l’artiste n’est pas à l’homme un but final et que, pour lointain, l’horizon aperçu n’est qu’une limite illusoire.

Le livre se divise en trois parties que j’appellerais volontiers — les destinées sont des comètes — la sortie de l’ombre interstellaire, le passage dans la lumière, la rentrée dans l’ombre.

Jadis, à première lecture, je préférai le centre du livre, tout de précision et de vie pleine. Aujourd’hui, mieux regardée et mieux comprise, c’est l’œuvre entière que j’aime en sa beauté diverse et savante, en la haute signification de son ensemble.

Étrange et admirable conception où s’expriment à la fois les besoins latins de clarté et les inquiétudes orientales ou hercyniennes d’infini : ici, c’est d’en bas que vient la lumière. Le centre de l’œuvre est un abîme, l’abîme de la matière. Et les lueurs intenses, diales et jolies par endroits, brutalement infernales ailleurs, grimpent étranges, clairs-obscurs et pénombres, songes et cauchemars, au tournant de deux escaliers ténébreux et qui n’ont point de sommet : celui par lequel on dévale à l’actuelle existence, celui qui en remonte.

La première partie nous montre l’enfant descendant de là-haut, puis dégringolant les bas degrés, tombant homme. Je ne dirai pas quels angles durs des marches accrochent la lumière et brutalisent la chute. Or l’enfant qui tombe est un sensible, un poète, un de ceux que le choc de la vie risque de tuer ou d’affolir. Et, en effet, c’est tout meurtri, fou et mourant qu’il arrive.

Sa folie est un étourdissement peu durable. Il se réveille, se relève et, comme tous les convalescents, voici que joyeux il consent à la vie. La matière sourit bienveillante à sa jeunesse et à sa force. Il croit retrouver en elle, plus gaie, plus superficielle, moins dangereuse aussi, la promesse d’amour, l’illusion naïve et chantante à laquelle il tendit les bras en sa prime venue et qui, suivie par son regard, suivie par tout son corps oublieux de l’équilibre, fut pour beaucoup dans les brutalités de la chute. Et voici, parmi les gros plaisirs bruyants d’une kermesse, des flirts subtils et griffants. Et voici des joies sensuelles relevées de sourires ironiques et de fines paroles.

Pour délicat que soit le bouquet et pétillante la coupe, le vin enivre et l’ivresse cause l’écœurement. De l’abîme qu’il aima, admirant « la vastitude de l’image céleste réfléchie », le poète maintenant s’évade, le cœur soulevé. Il monte l’escalier ardu qui conduit à la vie solitaire et consciente, l’escalier qui promet l’éternel. Il monte, lent et las, souvent hurlant d’ennui, se retournant avec des regrets vers les lueurs infernales ou terrestres. Mais il ne peut revenir en arrière et son effort deviendra enfin vaillant jusqu’au calme, car devant lui il apercevra, se confondant, s’unifiant, prometteuse d’il ne sait quelles joies pour les futures destinées : l’enfançonne dont le sourire précipita sa marche jusqu’à la chute ; la femme qui l’arrêta quelques jours et l’attarda des années.

L’itinéraire platonicien du poème pourrait faire supposer une œuvre de noblesse hautaine et un peu froide. Le livre est, au contraire, d’intensités, et, par je ne sais quelle magie, son harmonie est faite de contrastes inattendus, de brusqueries soudaines.

Car le poète est complexe, savant, fougueux, amoureux du détail. S’il est platonicien, c’est comme on le fut à Alexandrie ; mais beaucoup de ses paroles et de ses gestes et de ses rires scandaliseraient les jardins d’Académus.

J’ai pu tracer la carte du voyage auquel nous invitent les Chansons Éternelles. À qui n’a point visité le pays il est impossible de faire même entrevoir la multiplicité des incidents, la diversité des points de vue et comment la route se peuple de rencontres, de sourires et de cauchemars. Impossible aussi de dire les ressources verbales, syntaxiques, rythmiques, du poète. Ses moyens d’expression — de l’alexandrin au vers de deux syllabes, de l’hexamètre latin à la prose française roide en son armure ou souple et jupes troussées — sont aussi innombrables que les merveilles à exprimer. Le lyrisme, le calme épique, la tendresse de l’idylle, le drame et ses violences, la brutalité satirique, réveillent à chaque pas l’attention, nous étonnent à la fois par l’inattendu et l’à-propos. Comme la science de la vie est universelle, le poète se manifeste observateur, mathématicien, théologien, mage. Et sa langue s’enrichit des apports de toutes les sciences, et de la naïveté bleue des archaïsmes, et de la rouge noblesse des latinismes, et de la lumière blanche des occitanismes. Et saphirs, rubis ou diamants s’enchâssent dans l’or d’un français solide, encore qu’aux imprévues ciselures.

Ce ne sont pas les fleurs du bord de la route qui font la beauté du voyage et les rares que je vais montrer ne peuvent guère aider à juger une œuvre aussi considérable. En vérité, je crois que si je les fais voir c’est pour les regarder et parce que, toutes petites, elles éveillent, en moi qui eus la joie des paysages, de vastes souvenirs. Je ne les classe même pas : l’ordre de la cueillette, plus évocateur, me plaît mieux.

Dès les premiers pas, comme une rose épineuse et hautaine j’ai aimé ce mot de satirique méprisant adressé aux inintellectuels : « Un certain bétail à pain… » — Voici, bientôt après, une liane jolie, souple et solide et qui devrait lier mes fleurs, si j’essayais un bouquet, « Ce livre est un document humain transporté dans le Rêve. » — Et nous sourient, en effet, de rêveuses corolles : « Les voix blanches qui parlent une langue invertébrée, dont aucun vocable ne s’efforce vers la réalité dure. » — « Quand tu parles, c’est tout bas, afin que le silence assourdissant se taise et ne décoordonne pas la moire des souhaits naissants. » — « J’ai permis que mes sentiments luttassent d’analogie avec les nuages dont me plaisent les bornes imprécises et l’indécision des formes. »

Voulez-vous des beautés de précision ?

Les rayons du ponant accrochent au passage
Les nuages en haut, en bas les hautes branches.

« Les oliviers au tronc busqué doivent à l’inclinaison du sol de paraître des êtres prêts à se mettre à genoux ou qui s’en relèvent lentement. »

De crainte de m’attarder, je tourne cent pages et je rencontre cette définition à laquelle semblent avoir collaboré un mathématicien puissant et un profond théologien : « Dieu est un point minéral dont la densité est le cube de l’unité. »

Je me fais violence pour ne point jeter ici à pleines mains l’or sonore des vers bien frappés et de poids. Le poète, par exemple, dit de son âme élancée vers la matière :

Ce fut la nef que nul récif ne désempare,

Et dont on adorna la coque de métal.
Un par un j’enrôlai, du traînard au captal,

Les blasphèmes très doux et les baisers sans tare.

Et la comparaison continue, ferme, solide, sans une hésitation ni une bavure.

Un symbole plus souriant. Une coquette parle :

« Je me promène parfois rien que pour le plaisir de voir, selon le contour des sentes, mon ombre rôder à mon entour pour s’unir à moi ou me fuir, puis disparaître à gauche et, un pas plus loin, renaître à droite ; ici me précéder, tel un héraut, et là me suivre, tel un page. Et je pense alors, poète, que c’est votre âme qui tourne ainsi autour de moi, jouant à cache-cache, ayant de lancinants regrets de s’éloigner et de vifs désirs, aussitôt exaucés, de revenir vite… » Je voudrais bien aussi vous faire admirer — mais on n’enferme pas un chêne dans un herbier — le morceau merveilleux :

C’était « un de ces fols », n’ayant pas de demeure

Et faisant peine à voir comme un pauvre qui pleure.
Il s’en allait des jours entiers à travers champs,

Le cœur en peine et la pensée à l’aventure.

J’ai eu doublement tort de citer. De ce livre il faut tout lire et relire. Il faut s’intéresser à chaque détail, beau ou étrange, toujours caractéristique. Le poème terminé, il faut s’arrêter longuement, comme au sommet d’une montagne et, en une joie puissante, tourné vers le chemin parcouru, contempler la largeur et l’harmonie du paysage où nous sourirent l’un après l’autre tant de grands arbres et tant de fleurettes.