Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 16
XVI
SHIBA
Ce n’est pas la route directe, mais Matsmoto est prévoyant et, comme il nous a promis de nous faire dîner ce soir à la japonaise, il pense que nos estomacs ne seront pas fâchés de se lester au préalable d’un lunch à l’européenne.
Or il y a justement à Ouéno un restaurant des plus civilisés où l’on trouve des chaises, des fourchettes et des vraies côtelettes de vrai mouton.
Le restaurant tenu par des Japonais est placé dans un jardin où l’art a déformé la nature au point qu’on se demande si ce sont des joujoux ou des arbres qu’on a sous les yeux.
La vue y est superbe, et le temps clair nous permet de voir dans le lointain les quatre-vingt-six marches de l’escalier d’Atago adossé aux collines de Shiba et que nous allons visiter.
Suffisamment restaurés, nous partons pour Shiba en traversant rapidement toute la ville.
Shiba est un ensemble de collines escarpées et boisées. Çà et là des chapelles dorées, des temples, des couvents aux murailles de papier blanc, des tombeaux sombres, des escaliers immenses, et des rangées de lanternes monumentales en bronze et du plus grand art.
Le tout petit temple shintoïste d’Atago, — le dieu qui préserve des incendies, — que nous avons déjà aperçu de loin, est placé sur une plate-forme tout en haut d’un escalier qui n’en finit pas et qui prend la montagne à l’assaut.
On m’assure que les chevaux japonais peuvent descendre par ces marches raides ; j’en fais mon compliment aux chevaux japonais.
Quant aux dames japonaises, elles ne jouissent pas, à ce qu’il paraît, des mêmes talents, car un autre escalier plus étroit et plus doux serpente à travers les taillis ombreux, et c’est, me dit-on, l’escalier des femmes.
Sur la plate-forme, de charmantes jeunes filles, dont l’une a le profil de Marie-Antoinette, nous offrent du thé pendant que nous admirons la vue qui s’étend sur la ville et la mer.
Outre le temple, il y a des constructions en bois brut, les unes pour faire les prières, et les autres pour jouer les mystères ; car la comédie sacrée fait partie du culte shintoïste, absolument comme dans les rites dionysiaques.
Les autres temples de Shiba sont bouddhiques et de la secte Djioodo.
On y arrive par une porte énorme, de style chinois et entièrement peinte en rouge, sorte d’arc de triomphe à trois entrées basses, surmontées d’un toit monstrueux qui, avec ses poutres en saillie et sa couverture, constitue les deux tiers de l’édifice.
Le temple principal, construit en 1632 par Yemitsou, fut brûlé en 1873, ainsi que le grand clocher, par deux étudiants irrités des superstitions de leurs concitoyens.
C’est une chose curieuse à constater que cette sorte de honte que les Japonais instruits ont des croyances admises dans leur pays.
Lorsque le Japon s’est ouvert aux idées européennes, les Japonais qui étaient à la tête du mouvement ont eu le tort, à mon avis, d’être trop humiliés d’une infériorité qui n’était qu’apparente. Certes ils n’avaient encore ni usines à vapeur, ni école polytechnique. Mais que d’excellentes choses ils avaient, auxquelles ils renoncent sans raison.
Le Japon n’a pas assez confiance dans les mœurs du Japon ; il fait trop vite table rase d’une foule de coutumes, d’institutions, d’idées même qui faisaient sa force et son bonheur. Il y reviendra peut-être, je le lui souhaite.
Or, une des premières choses que les novateurs progressistes auraient voulu détruire, c’est la religion locale ; et il est arrivé que les efforts qu’ils ont faits pour cela n’ont eu pour résultat que de donner un regain de popularité aux croyances, et de forcer les clergés à se réorganiser et se perfectionner.
Le shintoïsme est devenu la religion d’État et le bouddhisme envoie en Europe ses jeunes séminaristes.
C’est ce qui exaspère les novateurs progressistes.
Or, un beau jour, deux étudiants indignés de voir les Japonais si arriérés ont voulu leur donner une leçon et ont mis le feu au grand temple d’Amida. C’était le plus beau temple du bouddhisme et ces farouches libres penseurs crurent porter à cette religion un coup vigoureux.
Un an après, ils furent saisis et sont maintenant dans les bagnes du gouvernement.
On voit pourtant d’autres temples qui sont d’une richesse inouïe. Un jeune bonze, à la figure pâle, à la tête rasée, s’offre à nous les faire visiter.
Il nous introduit dans une cour où l’on vient rarement, car l’herbe a recouvert les dalles du sol. Tout autour sont des rangées de ces superbes lanternes de bronze, hautes comme deux hommes superposés.
C’est à peine si l’on voit le temple en laque d’or qui est là ; car, pour le préserver des intempéries, on l’a enveloppé d’une housse de planches brutes qui le recouvre dans tous les sens. Mais, en se glissant entre l’enveloppe et le monument, on reste émerveillé de la beauté des détails.
On connaît ces délicieuses petites boîtes de laque dorée, relevées de sculptures délicates et légèrement coloriées ; eh bien, tout le temple est de ce travail-là !
Les panneaux des murailles représentent des feuillages, des nuages et des oiseaux. Les colonnes sont fouillées comme des madrépores. Les ors sombres alternent avec les ors vifs, de tons différents, et les quelques taches de couleur qu’on a jetées sur les fleurs et sur les oiseaux ne font que relever d’accents gais un ensemble doux et harmonieux.
Le bonze nous ouvre la porte du temple et je suis d’abord frappé du peu de hauteur de l’intérieur, mais l’on m’explique que l’usage était de ne pénétrer dans cet édifice qu’en rampant ; et encore la famille seule du Taïcoun avait le droit d’entrer dans cette salle en marchant sur les genoux et sur les mains. Les grands de l’empire, les fiers daïmios, restaient à la porte également prosternés et la foule des seigneurs s’avançait à quatre pattes dans la cour.
Ce cérémonial n’avait pas lieu à cause de la statue d’Amida qui brillait au fond du sanctuaire, mais parce que le temple est consacré au deuxième Shiogoun de la dynastie de Tokougava.
Les honneurs rendus aux grands ministres dépassaient les honneurs rendus aux dieux.
Quant à nous, il suffit d’enlever nos bottines et nous entrons tout debout sous le plafond surbaissé et fouillé dans l’or brillant. Je fais même le tour du sanctuaire qui a un petit corridor de ceinture comme dans les temples égyptiens.
Derrière le temple, une autre cour nous dévoile des perspectives incroyables d’escaliers noirs surmontés de chapelles dorées, qui se détachent sur les futaies immenses.
Nous franchissons ce décor d’opéra et, après avoir gravi de nombreuses marches appuyées sur la montagne, nous arrivons à un étroit enclos où se trouve le tombeau de bronze du douzième Shiogoun.
Les daïmios n’avaient pas le droit de venir où nous sommes. Ceux qui avaient cent mille mesures de riz de revenu pouvaient s’approcher jusqu’à la première barrière. Matsmoto nous explique que son père aurait eu la tête tranchée s’il avait fait le pas en avant qu’il vient de faire lui-même.
Il y a six tombeaux de Shiogouns à Shiba, sept à Ouéno et deux à Nikko.
Le bonze au vêtement gris nous conduit dans une autre cour où l’on voit l’emplacement du temple brûlé et la grosse cloche qui vibrait les jours de fête dans le clocher détruit ; on l’entendait de seize lieues.
Un temple a résisté à l’incendie. Son toit noir et or se détache sur la verdure de la montagne. Devant, de vastes bénitiers en pierre sont abrités sous des hangars aux poutres sculptées, peintes en blanc, rouge et vert.
Tout autour de nous des arbres plusieurs fois séculaires se dressent dans le ciel. Sur la gauche une éclaircie laisse apercevoir un vallon qui se prolonge au loin, hérissé de toits religieux.
Nous remercions le bonze et nous retournons dans la ville en traversant le chantier où l’on prépare les poutres sculptées qui serviront à réparer les temples endommagés.
Les ouvriers sont vêtus comme des clowns avec des maillots collants, et quelques-uns n’ont pour tout vêtement que le foundoshi réglementaire qui passe entre les jambes et sert de ceinture.
Que font donc en Italie nos élèves de l’École de Rome ? C’est ici qu’ils pourraient étudier le jeu des muscles en plein travail. Voir des statues antiques, c’est bien ; voir des statues vivantes, c’est mieux.