Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 17

G. Charpentier (Vol. IIp. 117-122).


XVII

LES DEUX AMANTS


aissez-moi, n’est-ce pas, vous raconter une histoire sur l’origine des temples de Shiba ?

— Peuh !…

— Seulement je vous préviens que ce sera un peu long.

— Oh ! alors je préfère…

— Puisque vous le voulez absolument, je commence :

C’est l’histoire de deux jeunes filles et de deux jeunes gens, quatre amoureux dont les aventures sont devenues célèbres au Japon ?

Et comme ils sont quatre, le récit s’appelle toujours la légende des deux amants. Je n’ai pas pu éclaircir pourquoi on supprime les deux autres. Peut-être serez-vous plus heureux que moi.

La ville de Kioto, séjour de la cour du Mikado, s’était transformée, depuis la création du shiogounat, en ville des arts et en ville des lettres. Laissant les soucis de la politique à Kamakoura, Osaka ou Yeddo, la ville sainte et aristocratique de Kioto était devenue le lieu de rendez-vous des beaux esprits et des savants, des élégants et des artistes.

Les grands seigneurs, n’ayant rien à faire, ne pouvaient trouver le temps de mener à bien leurs occupations multiples ; la poésie, la musique, la peinture, l’art de bien dire, l’art de s’habiller, l’art de faire des bouquets, l’art de saluer, l’art de boire le thé et bien d’autres aussi nécessaires absorbaient leurs moindres instants et peu à peu un nombreux personnel de professeurs, de peintres, de secrétaires devenait indispensable.

C’est ainsi que Sonoïké, personnage important de la cour, avait pris, pour l’aider dans ses travaux, le jeune Korétoki, natif d’Yeddo, et qui était venu dans la capitale pour prendre les belles manières et devenir savant.

Or Sonoïké avait une fille qui faisait son désespoir. Non pas que la pauvre enfant fût laide, ni méchante, ni bête, ni disgracieuse… Elle était, au contraire, d’une beauté accomplie, d’une rare intelligence, d’un caractère charmant ; mais, depuis quelque temps, la plus noire mélancolie envahissait son âme.

En vain avait-on construit pour elle dans le jardin des pavillons de laque ornés de peintures exquises. En vain lui avait-on donné des suivantes aimables, pleines de talents de toutes espèces, sachant broder, chanter, réciter, jouer des instruments de musique, faire courir un pinceau sur la feuille de papier mouchetée d’or, jouer à ces mille jeux qui font la joie des Japonaises. La malheureuse Mmégaé promenait ses dix-huit ans au milieu de ces splendeurs et de ces plaisirs sans pouvoir dérider son jeune front déjà contracté par le chagrin.

À bout d’expédients, Sonoïké eut l’idée, un beau soir, d’amener chez sa fille le nouveau secrétaire qu’il avait engagé, le jeune Korétoki. Ce garçon avait une jolie voix et un grand talent de chanteur ; il savait s’accompagner sur le cotto, la harpe japonaise ; il était poète à ses heures ; et le brave père pensa que toutes ces qualités pouvaient être utilisées pour distraire son enfant.

Mmégaé reçut le secrétaire avec beaucoup de politesse. Elle s’assit sur la natte à côté de lui et lui demanda immédiatement de lui chanter quelque chose.

— Dites-nous, monsieur, une chanson d’Yeddo, votre pays.

— Vous savez donc que je suis d’Yeddo ?

— Oui, répondit Mmégaé, qui ne put s’empêcher de rougir.

Korétoki chanta et récita des poésies de son invention. Tout le monde admira son talent et le jeune homme fut trouvé charmant.

Mmégaé affirma qu’elle était tout à fait de l’avis des assistants et demanda que Korétoki revînt tous les soirs faire de la musique. Ce qui fut convenu.

Et l’excellent Sonoïké, ravi de voir enfin sa fille prendre goût à une distraction, ne savait à quoi attribuer ce changement.

— Je n’aurais jamais cru, se disait-il tout étonné, que ma fille aimât la musique à ce point-là.

Aussi tous les soirs le jeune secrétaire venait faire de la musique dans les appartements de Mmégaé.

Et la jeune fille, qui avait retrouvé sa gaieté, allait tous les jours de mieux en mieux. Ses parents étaient au comble de la joie de voir leur enfant revenue à la santé par les bons soins de Korétoki.

Mais ce dernier trouvait qu’on lui faisait un peu perdre son temps. Il était venu à Kioto pour étudier ; or toutes ses soirées, qu’il aurait dû consacrer au travail, étaient employées à des amusements qu’il trouvait frivoles.

Korétoki était un garçon fort sérieux.

Korétoki était un garçon très travailleur.

Aussi Korétoki n’était pas content.

Un soir que le secrétaire se rendait chez la fille de son maître, on lui dit que, à cause de la chaleur, elle s’était réfugiée dans son pavillon laqué.

En effet, Mmégaé s’y trouvait et s’occupait à ranger des fleurs dans un vase. Elle était debout appuyée sur une table.

À cause de la chaleur, on avait enlevé de deux côtés les cloisons du pavillon, afin de former un courant d’air, et le jeune homme qui arrivait discrètement, sans que ses tabis blancs fissent crier le sable du jardin, put longtemps regarder la jeune fille avant que celle-ci s’aperçût de sa présence.

Le pavillon était élevé à deux pieds du sol, ainsi que toutes les habitations japonaises.

Mmégaé, gracieusement posée, apparaissait comme sur un piédestal et se détachait sur la clarté du couchant.

Elle n’était vêtue que d’une longue robe blanche, légère et un peu transparente. Son corps fin et délicat se profilait en silhouette, à travers les plis de son vêtement et il y avait dans toute sa personne tant de dignité et de charme que Korétoki crut voir devant lui une déesse de l’antiquité.

Voilà, certes, qui est bien japonais.

Un jeune homme voit tous les jours une fille charmante. Eh bien ! il n’est touché ni par son esprit, ni par sa grâce, ni par ses talents, ni par ses prévenances. Il ne voit pas les tendresses de ses regards, il ne sent pas les caresses de sa voix.

Mais tout d’un coup cette même jeune fille se présente à lui dans un cadre, sous une forme à la fois picturale et sculpturale. Subitement il est saisi par l’harmonie des lignes, la pureté des contours, la douceur des demi-teintes. L’œuvre d’art fait battre un cœur que la femme seule n’avait pas touché.

Quand Mmégaé lui adressa la parole, il se sentit tout attendri et pendant la soirée il fut ému à ne pouvoir presque parler.

Ce soir, il se fit peu de musique.

On remarqua que Korétoki était triste ; ce qui était d’autant plus singulier que jamais Mmégaé n’avait été plus gaie.