Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 15

G. Charpentier (Vol. IIp. 103-107).


XV

LA MARE DE LA VIEILLE FEMME


l y a de cela bien longtemps.

Le beau temple construit à Assaksa par Yemitsou n’existait pas encore, ni même celui qui l’a précédé. Le dieu Quanon n’avait qu’un modeste sanctuaire à Itchi-no-Gonguen, sur les bords du fleuve Soumi-Dagava dans lequel, au viie siècle, on avait pêché la statue miraculeuse.

Cette même statue, qui pendant longtemps n’eut d’autre abri qu’une chapelle de rameaux verts et qu’on honore maintenant au milieu des richesses fastueuses du culte bouddhique.

Yeddo n’était pas encore.

Les voyageurs qui allaient du Sud au Nord ou du Nord au Sud faisaient halte sur les bords du fleuve, dans un hameau où, comme cela se voit dans les villages placés sur les grandes routes japonaises, toutes les maisons étaient auberges.

Une vieille femme vivait là avec sa fille qui était belle et gracieuse.

La maison de la vieille était petite et elle n’avait qu’une chambre à offrir aux voyageurs, mais elle aimait à faire son choix et s’adressait particulièrement aux jeunes gens bien mis qui voyagent à cheval et ont d’ordinaire la bourse bien garnie.

Elle forçait sa malheureuse fille à se tenir devant la porte et à attirer chez elle les galants cavaliers.

L’accueil était charmant, on le devine, et presque toujours le voyageur happé se décidait à passer la nuit en si aimable compagnie.

Mais, détail bizarre, la vieille n’avait à donner à son hôte qu’un oreiller de pierre. Pour les Japonais qui passent la nuit la tête durement posée sur un rectangle de bois, un moellon en guise de coussin peut ne pas surprendre beaucoup.

Or, quand le galant s’était endormi sur son oreiller, la jeune fille prévenait sa mère qui venait sans pitié écraser la tête du voyageur.

L’affreuse vieille vivait ainsi en s’enrichissant des dépouilles de ses victimes.

Et l’infortunée jeune fille ne savait plus ce qui était vertu ou ce qui était crime, faisant œuvre quotidienne de l’horreur et de l’infamie et n’ayant plus ni remords de ses méfaits, ni conscience de son abjection.

La justice humaine, de son bras incertain, aurait pu la punir ; un dieu même n’aurait pu la sauver.

Son cœur devenu insensible n’avait plus ni amour, ni pitié. Quelles fautes avait-elle donc commises dans ses existences antérieures pour être avilie ainsi ? Et quel sort épouvantable l’attendait au delà de la tombe ?

Un jour, une violente émotion vint faire battre son cœur que plus rien ne savait émouvoir.

Elle attendait dans la rue le passage de quelque victime nouvelle, et justement sa proie se présentait à elle sous la forme d’un jeune homme d’une beauté ravissante. Mais jamais la vue d’un beau voyageur n’avait produit sur elle une pareille impression.

Certes elle en avait vu dont le teint était aussi blanc, et les yeux aussi vifs ; certes, elle en avait vu dont les jambes étaient aussi élégantes et la démarche aussi noble ; des lèvres aussi gracieuses avaient pris des baisers sur son cou, des bras aussi nerveux avaient enlacé sa taille… Qu’avait donc ce cavalier de plus que les autres pour la fasciner de la sorte ?

Il avançait sur la route de l’air d’un homme qui cherche un logis. Son cheval jaune avec la crinière et la queue blanches le suivait comme un jeune chien et paraissait admirablement dressé.

Le premier mouvement de la jeune fille fut de se précipiter au-devant du jeune homme et de lui parler, mais tout d’un coup elle réfléchit au sort affreux qui attendait ceux qu’elle choisissait ; elle frémit et s’arrêta.

Le bel inconnu s’avançait toujours.

Un violent combat se fit dans le cœur de la malheureuse. Lui parler, c’est la mort du voyageur ; le laisser passer, c’est le désespoir pour elle.

La vieille intervint.

La jeune fille n’hésita plus.

Quelques minutes après, le cheval remisé dans le jardin paissait au bord d’un petit étang servant de limite à la propriété, et le beau voyageur soupait gaiment en compagnie de la gracieuse hôtesse.

Lorsqu’arriva le moment fatal, lorsque le jeune cavalier se fut endormi sur le makoura de pierre, la jeune fille se précipita avec désespoir dans la chambre de sa mère.

— Grâce, grâce pour lui !

— Tu es folle…

— Je n’ai jamais désobéi, je n’ai jamais résisté, je n’ai jamais formulé une plainte… mais cette fois…

— Dort-il ?

— Pas encore…

— Tu mens.

— Ô ma mère, vous voulez donc le tuer ?

— Oui !

— Eh bien ! alors je vais le réveiller.

— Malheureuse !

La vieille fit un geste terrible.

La pauvre enfant s’affaissa le front sur la natte et ne releva la tête qu’en entendant sa mère qui cherchait dans un coin de la cuisine la seconde pierre qui devait tuer l’étranger.

La jeune fille s’éclipsa rapidement et la vieille put tout à son aise écraser selon son habitude la tête de la nouvelle victime que le sort lui avait livrée.

Le crime accompli, la femme se met en devoir de dépouiller le voyageur.

La pâle lanterne qui l’éclairé lui donne de singulières hallucinations, que dis-je ? lui dévoile d’effrayantes vérités.

Ce n’est pas un homme qui est étendu là, c’est une femme, c’est sa fille ! Oui, c’est bien sa fille qui est venue sauver l’inconnu, c’est sa fille qu’elle a tuée de ses propres mains !

Et l’étranger ?

Dans le jardin, la lueur de l’aube naissante montre sur le sol humide des bords de l’étang les traces de pieds humains et de sabots de cheval.

Le jeune homme a traversé la mare et s’est enfui.

Les grands criminels ont d’étranges retours sur eux-mêmes. Leur sensibilité émoussée devient tout d’un coup aiguë comme un poignard, parce que le malheur s’attaque à leurs intérêts et à leur propre cœur.

L’infâme vieille fut terrassée ; elle sentit au-dessus d’elle le poids d’une main toute-puissante et vengeresse. Éperdue, affolée, elle court au temple de Quanon pour demander grâce et pour sauver son âme, si c’est encore possible.

Car Quanon est bon. Quanon est un dieu de pardon.

À gauche du temple elle voit, dans l’écurie sainte, le cheval consacré.

Singulière coïncidence, ce cheval est jaune avec la queue et la crinière blanches.


À gauche du temple elle voit, dans l’écurie sainte, le cheval consacré.

Elle arrive au sanctuaire, s’agenouille devant la statue et, levant les yeux, elle s’aperçoit que le dieu a les pieds salis d’une boue claire, encore humide.

Plus de doute. Le bel inconnu, c’est Quanon lui-même. C’est Quanon qui est venu mettre fin aux crimes de la vieille. C’est Quanon qui a voulu sauver sa fille en lui faisant racheter par un dévouement sublime toute une vie de perversion et d’horreurs.

Alors la femme, cachant sa figure sous sa longue manche, se retire la tête baissée et marche chancelante jusqu’à la mare qu’a traversée le dieu. S’avançant dans l’eau, elle s’y laisse tomber et se noie en poussant un sanglot de désespoir.

On nous montre, près du grand temple, la mare de la vieille femme, mare vénérée, puisqu’elle fut témoin d’une des trente-trois incarnations du dieu Quanon.