Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 14

G. Charpentier (Vol. IIp. 93-100).


XIV

FOIRE BOUDDHIQUE



Notre guide Matsmoto ne se contente pas de nous montrer les monuments qui font l’ornement et la gloire du jardin d’Assaksa.

Il nous promène à travers les boutiques, les baraques de saltimbanques, les tirs à l’arc et tous ces établissements qui entouraient autrefois les temples païens et font encore maintenant l’animation des temples japonais.

Les marchands de jouets sont les plus nombreux. On vend aussi des fleurs, des livres, des peintures sur rouleaux. Il y a des bouquinistes et les vieux manuscrits ne sont pas rares.

Maisons de thé, cabarets de boissons glacées à l’américaine, restaurants japonais, voilà pour le côté matériel.

Dans des enclos on vend des fleurs, des plantes rares et de fort belles faïences pour servir de jardinières.

Les photographes, qui ne respectent rien, se sont introduits dans ce jardin sacré et les pèlerins peuvent avoir leurs portraits se détachant sur le grand temple.

La photographie, la lampe à pétrole et le chapeau forme melon, tels sont pour les Japonais les spécimens les plus flatteurs de la civilisation européenne. En vain on importe des cargaisons de produits élégants, commodes, bon marché, séduisants, avantageux, utiles et économiques ; rien ne réussit. L’indigène se cantonne dans ses habitudes qu’il trouve plus agréables, il consomme ses produits qui lui reviennent moins cher et se sert de ses objets d’art qui lui semblent de meilleur goût. On retourne en Europe les cargaisons avec cent pour cent de perte.

Mais les chapeaux de feutre ;
Mais les lampes à pétrole ;
Mais les photographies ;
Succès, succès, succès, comme disent les Américains.



Cimetière et boutiques de tir à l’arc.

Parmi les boutiques il faut signaler, en cherchant des euphémismes, les boutiques de tir à l’arc. Ce sont de charmantes jeunes filles qui en font les honneurs. Elles vous sollicitent à venir exercer votre adresse et profitent de l’occasion pour risquer force mots à double entente.

Il ne faudrait donc pas chercher là quelque chose d’analogue à nos tirs à la carabine. Les établissements d’Assaksa, loin de contribuer à développer la force et l’adresse des Japonais, les poussent à la mollesse et à l’oisiveté. Ils font le bonheur des jeunes gens et le désespoir des parents. C’est là qu’on trouve, comme habitués, les étudiants paresseux, les ouvriers flâneurs, les djinrikis en goguette.

Pour exercer son adresse, on s’accroupit sur la natte à côté des jeunes filles. Devant soi le carquois vous présente une auréole de flèches empennées. Au fond de la boutique, derrière une rampe formée d’un feston d’éventails dressés et ouverts, on a figuré sur une toile des lointains montagneux. Le trait lancé d’une main distraite va un peu où il veut : il s’agit de franchir les éventails et de ne pas toucher aux montagnes ; la chose est aisée, mais l’on cause, l’on rit, l’on gesticule… et l’on manque.

Partie perdue, partie recommencée ; et ainsi de suite. Entre temps on a fait plus ample connaissance avec les sirènes préposées au tir. Et si l’on se dit adieu, c’est pour se retrouver plus tard dans des parages moins fréquentés.

Les restaurants et les maisons de thé se présentent aux chalands avec des quantités de tenogouis bleus et blancs, suspendus à des bambous.

Chaque tenogoui est un mouchoir de poche, — si l’on peut appeler ainsi un morceau d’étoffe qu’on ne met jamais dans sa poche et dans lequel on se garderait bien de se moucher par la raison que les Japonais, même enrhumés, ne se mouchent point.

C’est donc un mouchoir de poche sur lequel on a imprimé en bleu sur blanc ou en blanc sur bleu le nom d’un voyageur, d’une corporation, d’une société de secours mutuels, d’une association artistique ou d’un pays.

Tout client satisfait de la maison où il est reçu, laisse en partant, en manière de carte de visite, son tenogoui dont on fait une réclame, et qu’on montre aux passants comme un livre de voyageurs.

Ici est une ménagerie ; là, un conférencier qui récite des scènes comiques ; plus loin, un théâtre de marionnettes ; à côté, un marchand d’oiseaux aux volières animées ; dans ce coin, on admire un prestidigitateur ; dans cette enceinte, on essaie des chevaux à vendre ; cet immense bâtiment contient des figures de bois et cette foule serrée entre dans un théâtre.

Nous ne pouvons tout regarder.

Contentons-nous des figures de bois et du théâtre ; puis, nous nous dirigerons rapidement vers les temples de Shiba.

La collection de figures de bois qu’on nous montre correspond aux collections de figures de cire qui sont exhibées dans nos foires européennes. Seulement, au lieu de présenter ce fouillis de personnages plus ou moins historiques, ce mélange incohérent de costumes défraîchis, cette accumulation de scènes variées qui s’entremêlent et font vivre côte à côte les assassins célèbres et les diplomates, les Turcs et les chasseurs de chamois, les reines et les bergères de Florian…, les Japonais veulent que l’illusion et l’impression soient plus complètes et ils soignent non seulement les types, les costumes, les attitudes, mais aussi le décor et l’éclairage de la scène. Ainsi chaque sujet représenté occupe une seule chambre avec une sorte de diorama qui figure un véritable tableau en relief.

Les sujets représentés sont des légendes divines ou des actualités.

Ici la religion est de toutes les fêtes et de tous les spectacles, malgré ce qu’en peuvent dire les Japonais progressistes qui se piquent de libre pensée ; mais il s’agit d’une religion aimable, familière, commode, analogue à celle des Grecs, religion qui n’est pas gênante et n’empêche point de s’amuser.

Je remarque sur un rocher sombre un dieu Quanon drapé de blanc et voilé comme une vierge. Une autre représentation de Quanon est tout à fait prise au sérieux, car les visiteurs lui offrent des sous et des gâteaux : c’est la reproduction d’une célèbre idole de la province de Mino. Ce sont les imprésarios qui profitent de ces offrandes et il est assez curieux de voir des saltimbanques vivre du casuel tout comme de vrais sacristains.



On vend aussi des fleurs, des livres, des peintures sur rouleaux.

D’autres tableaux représentent des Européens mangeant avec des fourchettes, ce qui a paru longtemps incompréhensible. Une dame française apparaît dans un coin juchée sur un vélocipède ; d’où les Japonais doivent conclure que les dames françaises n’ont pas d’autre moyen de locomotion.

Allons maintenant au théâtre, qui n’est qu’une baraque. La pièce qu’on joue est bouffonne quoique religieuse, et c’est un bonze qui fait les frais de l’amusement ; — en plein jardin sacré, c’est assez osé.

Un mari vient de perdre sa femme ; armé d’une épitaphe comique écrite sur une planchette, il vient commander au bonze l’enterrement de sa chère moitié. Discussion, jeux de mots, épigrammes, ripostes du bonze, plaisanteries du veuf. La pièce est dans ce trait final : effrayé des exigences du clergé, ému à la pensée des sommes folles qu’il va avoir à dépenser, le mari en arrive à regretter que sa femme soit morte.

Pendant la discussion, l’orchestre ou plutôt le chœur chantonne, pleure, rit, intervient, lance son mot, gratte la guitare, tape sur la calebasse ou la plaque sonore, ponctue les phrases et souligne les traits, tandis qu’un gamin accroupi sur le plancher de la scène accentué les moments à effets par un trémolo de baguettes de bois.


La pièce qu’on joue est boufonne quoique religieuse,
c’est un bonze qui fait les frais de l’amusement.

Le public est composé surtout de femmes et d’enfants et un écriteau nous apprend que ces derniers ne paient que cinq sous d’entrée, tandis que les grandes personnes paient dix sous.

Mais ce qui me frappe surtout, c’est l’élégance débraillée de tous ces personnages ; on pense à la fois à Aristophane et à Labiche, il y a dans ces hommes de l’éphèbe et du gavroche ; Athéniens par leurs jambes nues, finement chaussées de brodequins blancs, ils sont faubouriens par leurs chapeaux déformés et leurs casquettes de drap. Praxitèles changés en voyous, ils nous donnent certainement une idée du sans-gêne plein de grâce que devaient avoir les acteurs comiques du théâtre de Bacchus.