Promenades Littéraires (Gourmont)/Madame Récamier
MADAME RÉCAMIER[1]
L’histoire politique, comme celle des mœurs ou celle des lettres, contient plus d’un mystère. Des problèmes sont insolubles, parce qu’un des chiffres donnés a été faussé ; des énigmes sont indéchiffrables. Malgré l’opinion commune et en dépit de toute l’ingéniosité de M. Funck-Brentano, ils m’est encore assez difficile de croire à l’identité du Masque de Fer et du sieur Mattioli. Elle me semble aussi peu évidente que celle de Barbe-Bleue et de Gilles de Rays. La légende de Barbe-bleue est fort antérieure aux aventures de ce sanguinaire nécroman ; et, pareillement, la légende du Masque de Fer courait déjà l’Europe, que Louis XIV n’était pas roi. Une partie de l’histoire est née et s’est développée dans l’imagination populaire ceux qui la veulent mettre en concordance avec la réalité prêtent un peu à sourire.
Il y a aussi une légende Récamier.
Une jeune fille de la plus gracieuse beauté, née à Lyon en 1777, épousa à Paris, en 1793, un financier nommé Jacques Récamier, alors âgé de quarante-deux ans. La Terreur passée, la jeune femme se produisit dans le monde qui, peu à peu, ressuscitait. Elle fut de toutes les fêtes ; elle balança, sous le Directoire, la royauté parisienne de Mme Tallien ; elle eut un salon où se pressèrent toutes les jolies femmes et tous les hommes illustres ; ses adorateurs furent innombrables et de qualité Lucien Bonaparte, Bernadotte, les deux Montmorency, Murat, Benjamin Constant, Wellington, le prince Auguste de Prusse, Chateaubriand. Indépendante de son mari, qui ne réclamait aucun droit sur elle, elle vécut entièrement libre, n’ayant de comptes à rendre à personne. Ses principes de morale étaient ceux que l’on pouvait avoir en un temps où il n’y en avait guère. Elle ne connut le sentiment religieux, par l’influence de Ballanche, que dans la seconde moitié de sa vie. Son existence de jeune femme se passa au grand jour. Elle ne pouvait aller aux eaux que toute l’Europe n’en fût informée ni accueillir plus cordialement un ami que son geste ne fût commenté dans les gazettes. Et cependant, jamais sa vertu ne fut mise sérieusement en doute ni par les adorateurs qu’elle rebuta, ni par ses rivales, ni par les ennemis de ceux qui étaient visiblement ses préférés.
Sa rivalité avec Mme Tallien, qui craignait l’éclat ingénu de sa grâce, sa longue amitié avec Mme de Staël, la passionnée, accentuent encore le paradoxe d’une telle vie. La célèbre influence du milieu en reçoit une très sérieuse blessure, car s’il suffisait de fréquenter les mauvaises compagnies pour avoir de mauvaises mœurs, celles de Mme Récamier auraient dû être détestables. Mais elle n’eut pas à résister qu’à de dangereux exemples. Aucune femme ne fut attaquée plus directement, ni par des ennemis mieux armés et plus astucieux. Tous les amours s’agenouillèrent, suppliants et parfois menaçants, devant le sofa où elle aimait à reposer sa langueur. Elle connut les objurgations du soldatesque Lucien, les élancements mystiques de Mathieu de Montmorency, les déclarations passionnément spirituelles de Benjamin, les supplications timides de Ballanche. Aucune méthode ne trouva le chemin de son cœur.
Elle écoutait, elle souriait, elle soupirait ; mais une invisible et invincible barrière se dressait lentement entre le chasseur et la biche poursuivie nul ne pouvait la franchir.
On dit cependant, et un fait le prouve, ainsi que certains témoignages fort précis, qu’elle se laissa prendre un instant par l’amour très sincère du prince Auguste de Prusse. Ils se rencontrèrent à Coppet, chez Mme de Staël. La froide et douce Juliette connut alors un sentiment nouveau. Le prince était assez intelligent, très bon, très sentimental, fort maladroit. Un jour que Mme Récamier faisait une promenade à cheval avec lui et Benjamin Constant, Auguste de Prusse dit tout à coup : « Monsieur de Constant, si vous faisiez un temps de galop ? » Benjamin Constant trouva cette gaucherie si drôle qu’il s’exécuta, piqua des deux et disparut en riant. Le mariage était décidé quand ils rentrèrent à Coppet. Mme de Staël, qui avait tout fait pour amener ce dénouement, en eut une grande joie. Le seul obstacle était M. Récamier ; mais, dans les conditions où il vivait loin de sa femme, on ne prévoyait aucune objection de sa part contre un divorce.
Les objections ne vinrent pas de lui, à la vérité ; ce fut, au dernier moment, Mme Récamier qui recula, toujours douce et souriante, mais froide. Sa tactique ordinaire pour se retirer de ces mauvais pas, où la jeta si souvent son imprudente coquetterie, était la retraite lente, savante et si bien calculée que presque toujours elle réussit à transformer en amis patients et fidèles ses adorateurs les plus ardents. Le prince Auguste, qui aimait profondément et qui avait peut-être été aimé l’espace de quelques semaines, resta l’ami dévoué de celle qui l’avait désespéré. Il ne l’oublia jamais et pensait encore à elle en écrivant son testament, quelque temps avant sa mort, en 1813.
À quarante et un ans, en 1818, Mme Récamier avait conservé toute sa beauté. La vie avait passé sur cette femme sans y laisser d’autre marque qu’un peu de mélancolie. Elle s’ennuyait. Après tant d’amours manquées, elle se croyait incapable d’aimer. La mort de Mme de Staël, survenue l’année précédente, avait creusé un grand vide dans son existence. Les vives amitiés qui lui restaient commençaient, par moments, surtout celle de Mathieu de Montmorency, à lui paraître un peu tyranniques. Elle était, malgré son âge et son expérience, presque pareille à ces jeunes filles qui ont attendu au delà de leurs forces et qui, affaiblies par le désir de l’inconnu… Mais ceci n’est pas une comparaison ; c’est la réalité même. Le mariage de Mme Récamier n’avait été qu’une fiction. La différence d’âge, quoique considérable, n’est pas en cause. M. Récamier était un mari possible. Il aurait été un mari réel, s’il avait épousé toute autre jeune fille que Juliette Bernard. L’avenir — on était en 1793 — faisait peur au banquier Jacques Récamier. Il songea à assurer le sort de sa fille, en lui transmettant, comme mari, des biens qu’il pouvait difficilement lui léguer d’une autre manière. Cette filiation, si elle n’est pas absolument prouvée, est très probable : une lettre de Récamier à sa famille l’établit assez clairement, jointe à d’autres documents, par son ambiguïté même. On conçoit donc que Juliette, mariée en ces conditions si extraordinaires, ait toujours manifesté devant les surprises de l’amour une extrême réserve. Sa froideur naturelle se trouva augmentée par les circonstances. N’ayant encore jamais été vaincue, elle ne pouvait se résoudre à céder volontairemunt ce que le mariage même avait respecté.
Mais Chateaubriand entra dans sa vie.
M. Herriot est, sur ce point, discret, comme toujours. Il produit des documents, des lettres intimes, d’abord, mais sans presque jamais les accompagner d’un commentaire interprétatif. Il ne dit pas son opinion. C’est au lecteur à s’en faire une, à ses risques et périls.
La mienne, et, si on l’accepte, le mystère Récamier est résolu, est que Juliette céda à René. Elle l’aima passionnément. « Il était impossible, disait-elle plus tard à un ami, d’avoir la tête plus complètement tournée que l’était la mienne, du fait de M. de Chateaubriand. Je pleurais tout le jour[2]. » Malgré sa réserve, M. Herriot ne peut s’empêcher de citer, en l’approuvant, ce passage de Schérer « René, en vrai conquérant qu’il était, n’eut qu’à se montrer pour vaincre. La pauvre Juliette avait enfin rencontré l’arbitre de sa destinée. Sa froideur, ou son orgueil, fondait au feu d’une passion dont elle s’était crue elle-même incapable. »
Ils s’aimèrent pendant trente ans, c’est-à-dire jusqu’à leur mort, qui arriva en 1848 pour Chateaubriand et l’année suivante pour Juliette. En 1847, Chateaubriand, étant devenu veuf, offrit son nom à Mme Récamier. Il était bien tard. L’un était presque éteint, sourd, impotent ; l’autre était aveugle, toute tremblante. Cette idée, cependant, leur agréait. On ne sait trop ce qui les en détourna ; Louis de Loménie rapporte plusieurs motifs qui ne semblent pas péremptoires. Les véritables furent assurément leur extrême vieillesse et leurs infirmités.
Mme Récamier est à la fois célèbre par sa beauté, par sa liaison avec Chateaubriand et par son influence littéraire.
Sa beauté demeure prouvée par plusieurs portraits dont un, des plus agréables, reproduit dans le livre de M. Herriot, est l’œuvre de Massot, de Genève. L’influence littéraire du salon de l’Abbaye-au-Bois fut assez restreinte ; elle ne s’exerça que dans un cercle étroit et, encore, grâce à Chateaubriand. Jusqu’à son règne, Mme Récamier se tient, assez effacée, dans le sillage de Mme Staël et longtemps encore, même quand Chateaubriand est le dieu visible de la maison, elle reste sous la domination de Corinne. Sans ces deux êtres supérieurs, Juliette ne serait rien, peut-être, qu’une jolie femme. Et cela est si vrai que l’intérêt du livre de M. Herriot diminue à la mort de Mme Staël, pour reprendre à la venue de Chateaubriand, Chacun des deux volumes pourrait porter, en sous-titres, l’un de ces deux noms.