Promenades Littéraires (Gourmont)/Les maitres de Balzac


LES MAÎTRES DE BALZAC


Balzac ne semble avoir fait, à Vendôme, à Tours, à Paris, que d’assez médiocres études, en quoi il subit la destinée commune. Les collèges, publics ou privés, sous le premier Empire, étaient nombreux, mais mal pourvus de bons professeurs. Les guerres, les perpétuelles levées d’hommes ne permettaient pas le renouvellement du personnel : des vieillards achevaient de vivre en enseignant à des enfants, distraits par le bruit du canon, une science ancienne et une histoire corrompue par le despotisme impérial. Il fallut la Restauration pour mettre un peu de jeunesse et de liberté dans ce monde universitaire qui devait, sous la Monarchie de Juillet, s’épanouir si largement. Ses maîtres n’ayant eu sur lui nulle influence, Balzac, qui était avide de savoir, en chercha de nouveaux. Il se mit à lire tout ce qui était à portée de sa main. Mal guidé, il fit les choix les plus tristes ; car ses initiateurs littéraires semblent bien avoir été Pigault-Lebrun et Ducray-Duminil, c’est-à-dire deux romanciers d’une singulière bassesse intellectuelle et morale. Balzac, de ce hasard, garda une tache qui ne s’effaça jamais et qui reste visible même sur ses œuvres les plus belles et les plus saines.

Pigault-Lebrun était goguenard et libertin ; Ducray-Duminil était sentimental et ténébreux. Ils se partageaient la faveur populaire, et, pendant que les écrits de Chateaubriand et de Mme de Staël faisaient réfléchir les intelligences solides, ces deux romanciers populaires empoisonnaient un public crédule et docile. Le premier s’est continué par Paul de Kock, qui faisait les délices de M. Renan et celles de Francisque Sarcey. Le second est, avec Anne Radcliffe et Pixérécourt, l’ancêtre de ces célèbres feuilletonistes, dont quelques-uns semblent encore vivants aux lecteurs de plus d’un journal, grand ou petit. Le thème presque unique de Ducray-Duminil est l’innocence persécutée et enfin vengée et rétablie dans ses droits ; c’est encore cela qui triomphe à la Porte-Saint-Martin et qui « fait de l’argent ». On a retenu, pour leur drôlerie, les titres de quelques-uns de ses romans « Cœlina ou l’Enfant du mystère ; Jacques et Georgette ou les petits montagnards auvergnats ; Victor ou l’Enfant de la forêt, etc… »

Pixérécourt opérait au théâtre. On l’appelait le « Corneille du mélodrame », périphrase qu’il aurait peut-être fallu réserver pour l’auteur d’Angelo, tyran de Padoue. Le théâtre romantique est sorti de Pixérécourt autant que de Shakespeare. Mais d’où sortait Pixérécourt ? De Sébastien Mercier. Et Mercier ? De Shakespeare mal compris. Le Pèlerin blanc, de cet illustre Pixérécourt, eut plus de quinze cents représentations. Nos grands succès d’aujourd’hui n’atteignent pas cela ; il s’en faut de la moitié.

Il y eut, sous la Révolution et sous l’Empire, une telle trépidation, puis un tel abrutissement que les drogues les plus violentes furent nécessaires. Les écrivains français ne semblèrent pas à la démocratie nouvelle assez insensés. On alla chercher en Angleterre Anne Radcliffe et on s’enivra aux Mystères du château d’Udolphe, au Confessionnal des pénitents noirs, romans qui sont des modèles parfaits à la fois de folie sanguinaire et de frénésie anti-catholique. On découvrit Lewis et son Moine, Maturin et son Melmoth, productions moins basses, qui firent illusion. Balzac demeura toute sa vie hanté par Melmoth, sorte de Juif-Errant dont le destin est de vivre éternellement, à condition de livrer de temps en temps une âme au diable. C’est dans le Moine que Mérimée a pris quelque-uns de ses contes ; la Vénus d’Ille, par exemple, lui fut inspirée par l’épisode de la « Nonne sanglante », que d’autres ont utilisé. C’est aussi dans le Moine que Victor Hugo a découvert son Frollo de Notre-Dame-de-Paris et la romance de la « belle et tendre Imogène », qui forme un chapitre des Misérables.

« Tels sont, si invraisemblable que la chose puisse paraître, les œuvres dont Balzac s’est inspiré au début de sa carrière tels ont été, dit M. A. Le Breton, dans son livre sur Balzac, ses premiers modèles[1]. »

Le goût littéraire de ce grand créateur de types humains était si incertain qu’il trouvait « admirables » les romans d’Anne Radcliffe, qu’il compare ceux de Lewis à la Chartreuse de Parme, qu’il appelle Maturin « un des plus grands génies de l’Europe » et qu’il le cite entre Molière et Gœthe. Ces défaillances dans le jugement de Balzac font comprendre celles qui nous choquent dans la Comédie humaine, où, à côté d’études sérieuses ou agréables, il y a des récits puérils ou saugrenus, des imaginations folles, des observations basses. Il ne faut pas donner aux œuvres de jeunesse de Balzac plus d’importance qu’il ne leur en attribuait lui-même, les appelant « des entreprises de littérature marchande » ; cependant, comme le dit fort bien M. Le Breton, ces premiers romans annoncent une partie, tout au moins, de l’œuvre future ; il n’y a pas entre les deux séries une démarcation absolument nette, plusieurs de ces œuvres qualifiées « de jeunesse » ayant été écrites après tels romans qui font bonne figure dans la Comédie humaine. Jusqu’à la fin, le génie de Balzac restera oscillant ; son imagination, qu’aucun goût ne tempère, l’emportera trop souvent, et il écrira, la même année, cette niaiserie, Ferragus, et cette belle chose, Eugénie Grandet.

L’intérêt principal des œuvres de jeunesse est de prouver que les premiers maîtres littéraires de Balzac furent bien les romanciers populaires de son ipoque et qu’au premier moment toute son ambition fut de se mesurer avec un Ducray-Duminil ou une Radcliffe. Voici l’Héritière de Birague : ce n’est qu’une transposition sous la régence de Catherine de Médicis de Cœlina ou l’enfant du mystère. L’innocente Aloyse est, comme Cœlina, persécutée par un scélérat et protégée par un noble vieillard. On voit, ici et là, des trappes, des apparitions, des caveaux, des squelettes, des poignards, des potences, le tout entremêlé de gaillardises à la Pigault-Lebrun. Voici le Centenaire : c’est une imitation de Melmoth presque amusante », dit M. Le Breton. Presque n’est pas de trop. Voici le Vicaire des Ardennes : c’est le Moine.

Les singuliers romans, où l’on voit Argow le pirate tuer un taureau d’une piqûre d’épingle empoisonnée, où l’on rencontre, en se promenant, les « sœurs d’Orphélie » creusant elles-mêmes la tombe où le désespoir va les coucher, où des chefs de brigands déguisés fréquentent les salons du meilleur monde, où l’on côtoie à chaque pas des égorgés noyés dans leur sang !

On se demande, pourtant, si ces mœurs violentes et folles sont totalement imaginaires, si elles ne contiennent pas, au moins, un reflet de la réalité. Des égorgements, n’en avait-on pas vu, et du sang à flots, pendant les années révolutionnaires ? Des bandits, déguisés ou non, n’y en avait-il point partout ? Est-ce que les maisons n’avaient point des cachettes ? Est-ce qu’on n’arrêtait point les diligences ? Est-ce que les imaginations et les volontés n’étaient pas également détraquées ? Je crois que le roman populaire de cette époque ne fit que déformer des éléments réels en les amalgamant avec du fantastique. Dans le désarroi des croyances et des traditions, la crédulité s’était singulièrement développée et, d’ailleurs, après ce qu’on avait vu, que restait-il d’incroyable ? Le roi est mort, disait un courtisan (il s’agissait de Louis XIV), après cela, on peut tout croire. C’est un raisonnement de ce genre que se faisait le public, en se ruant vers les mystères les plus bêtes et les plus fous. Un livre devenu, je pense, fort rare, parut en 1820, qui résume à lui seul tout ce qu’il y a d’horreurs dans les romans qu’on lisait au temps où Balzac écrivait Argow le Pirate. Son titre dispense de toute analyse ; le voici :

« Les Ombres sanglantes, galerie funèbre de prodiges, événements merveilleux, apparitions nocturnes, songes épouvantables, délits mystérieux, phénomènes terribles, forfaits historiques, cadavres mobiles, têtes ensanglantées et animées, vengeances atroces et combinaisons du crime, etc. Recueil propre à causer les fortes émotions de la terreur. »

Au lieu de chapitres, l’ouvrage est divisé en « ombres ». Les septièmes ombres sont intitulées : « Le faux capucin, ou la tête sanglante et mobile, histoire véritable. » Le frontispice, qui est une gravure à la manière noire, représente une jeune femme lisant dans son lit et soudain terrifiée par des apparitions ou des visions. Une sorte de crocodile grimpe le long des couvertures. Au-dessus de la tête de la dame une main s’avance entre les rideaux, tenant un poignard. Toutes sortes de bêtes fantastiques s’agitent dans la chambre. Au bas de l’estampe on voit un sablier, une faux, des ossements, une tête de mort, des sabres et des pistolets. Cette jeune femme représente assez bien la lectrice de ce temps-là, feuilletant avant de s’endormir un livre « propre à lui donner les fortes émotions délai terreur », l’Héritière de Birague, par exemple.

À partir de 1829, Balzac commence à délaisser le fantastique ; il écrit les Chouans. Pendant l’année suivante, parmi les livres qu’il prépare figure la Peau de chagrin, qui est bien un conte fantastique, mais presque raisonnable, plutôt un conte symbolique. L’amour du merveilleux et du mystérieux ne l’abandonnera jamais complètement. Il tempérera Radcliffe par Walter Scott et Maturin par Fenimore Cooper, mais sans oublier ses premiers maîtres. M. Le Breton a retrouvé des traces du Jeune Islandais, de Maturin, jusque dans le Lys dans la vallée et dans Béatrix. Quant aux horreurs, au satanisme, à la féerie, aux reconnaissances miraculeuses, « aux vengeances atroces et aux combinaisons du crime », comme dit l’auteur des Ombres sanglantes, on en relève un peu partout, même dans les œuvres de Balzac les plus sages et les plus logiquement menées, même dans l’admirable Cousine Bette.

Il avait déjà, dans Argow le Pirate, suivi la donnée de la Prison d’Édimbourg, la conversion d’un brigand, purifié par l’amour, idée byronienne, excessivement romantique, dont Victor Hugo avait fait Bug Jargal, Nodier, Jean Sbogar, Pixérécourt, le Belvéder, dont bien d’autres tireront des mélodrames et Dostoïewski Crime et Châtiment. On suit, dans un très grand nombre de ses romans de l’âge mûr es traces de la grande impression que faisaient sur lui les œuvres de Walter Scott on les trouve dans les Chouans, dans Ursule Mirouet, dont le début rapelle celui de l’Antiquaire, dans le Médecin de campagne.

M. Le Breton dit que les usuriers, les avoués, les banquiers de Balzac semblent parfois, plutôt que des Parisiens, d’implacables Mohicans, et il croit que la fréquentation de Fenimore Cooper n’a pas été très favorable à l’auteur de Gobseck. C’est possible, mais difficileà prouver, et aussi bien M. Le Breton lui-même y a renoncé. Plus sensibles, dans le Balzac de la seconde manière, sont les influences des romanciers anglais du dix-huitième siècle, Richardson, Godvin, Goldsmith, et Sterne, pour lequel il professait une admiration vraiment excessive. Mais comment Balzac aurait-il échappé à la contagion, alors que, depuis plus de soixante ans, la littérature française suivait si humblement les impulsions venues d’Angleterre ? Le romantisme de Balzac a des origines anglaises comme celui de Hugo, comme celui de Vigny. Nos poètes et nos conteurs n’avaient échappé à Young que pour subir Thomas Moore et Walter Scott ils ne s’étaient libérés d’Ossian que pour subir la tyrannie de Byron.

Balzac fut cependant un des premiers à se débarraser du harnais anglo-romantique. Le secours lui vint de trois côtés de la vie, qui lui avait été dure, de la tradition française, qui se perpétuait, assez humble, d’ailleurs, dans le théâtre comique, enfindes classiques véritables auxquels il finit par revenir.

Du retentissement de la vie de Balzac, intime, commercial ou littéraire, dans son œuvre, il est inutile de parler. Ces rapprochements ont été faits cent fois et toutle monde sait quela faillite de Birotteau, parfumeur, doit plus d’un trait à la faillite de Balzac, imprimeur. Il sera plus inattendu d’indiquer, avec M. Le Breton, ce que Balzac doit à Scribe. Il lui doit ce goût de mettre en scène de petites gens, de médiocres bourgeois ; il lui doit plusieurs scènes de César Birotteau (la célèbre « huile de Macassar » est une invention de Scribe), du Bal de Sceaux, d’Un grand homme de province. Picard avait écrit une comédie dans le genre de Turcaret ; Balzac s’en est souvenu dans son Mercadet, dans la Maison Nucingen. Enfin, il a pris tant de choses à Henry Monnier qu’il semble qu’on en ferait un volume, si cela valait la peine. Sans entrer dans le détail, on peut dire que c’est d’Henry Monnier que date réellement le réalisme balzacien. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer, comme le conseille M. Le Breton, les Scènes populaires et les Petites Misères humaines aux Petites Misères de la vie conjugale, aux Employés, aux Petits Bourgeois.

Le Médecin de campagne et Eugénie Grandet sont de 1833. C’est à partir de ce moment que l’on prononce parfois, en songeant à Balzac, les noms de la Bruyère et de Molière. Rabelais aussi fut un de ses maîtres, mais non pas celui qui lui fut le plus utile, car il ne servit qu’à renforcer son goût naturel pour le grossier, le désordonné et le drolatique.

Balzac est mort à cinquante et un ans, et depuis trois ans, il n’écrivait plus. C’était un esprit tardif et qui n’avait presque rien conçu d’avouable avant l’âge de trente ans. C’était aussi un esprit trouble, et son œuvre aussi est une œuvre trouble, beau fleuve où venaient se déverser trop de rivières empoisonnées. La vie littéraire de Balzac fut une perpétuelle lutte contre les mauvaises influences, comme sa vie sociale, contre les mauvaises fortunes.

  1. André Le Breton, Balzac, l’homme et l’œuvre ; Colin, éditeur.