Promenades Littéraires (Gourmont)/Les amours de Chopin et de George Sand


LES AMOURS

DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND[1]


Frédéric Chopin arriva à Paris dans les premiers jours d’octobre 1831. Il venait de Vienne avec un passeport pour Londres par Paris. Son voyage dura dix-sept ans. En voici l’itinéraire Paris, 27, boulevard Poissonnière ; 5 et 38, chaussée d’Antin ; Aix-la-Chapelle, Carlsbad, Leipzig, Heidelberg, Marienbad ; Londres ; Majorque ; Paris, 5, rue Tronchet ; 16, rue Pigalle ; 9, square d’Orléans ; Londres, Édimbourg, Manchester, Glascow, Édimbourg, Londres ; square d’Orléans ; rue Chaillot ; 12, place Vendôme. Ces déménagements fréquents parurent à ses contemporains un indice de fébrilité ; M. Huneker partage leur avis. Il n’est pas douteux du moins que Chopin tenait difficilement en place ; il déménageait plutôt par inquiétude que par nécessite, surtout dans ses dernières années. On dit que beaucoup de poitrinaires sont ainsi.

Le Paris de 1831 était une ville de littérature et d’art malgré les récents bouleversements politiques. On aime à voir, dans le livre de Huneker, l’idée qu’un lettré américain d’aujourd’hui se fait de la plus brillante période du dix-neuvième siècle. Le romantisme évolue dans un décor d’opéra. Il ressent de sincères passions, mais les pousse à l’extravagance. Victor Hugo est le roi de ces acteurs fougueux autant que maniérés. À côté de lui, voici Heine à la douceur enfiellée, Musset chantant à la lune, Th. Gautier écartant les Don Diègues du classicisme par l’éclat impertinent de son gilet rouge. Tels sont les traits universellement connus qui signalent le romantisme. Que Théophile Gautier eut donc de l’esprit le jour qu’il imagina de ceindre d’écarlate son torse puissant !

Chopin connut ces hommes célèbres et bientôt tout le monde. Il donna son premier concert le 26 février 1832, et fut incontinent promu à la dignité, maintenant abolie, « de lion ». Cependant ses lettres de cette époque étaient, dit-on, mélancoliques ; comme elles ont été détruites dans un incendie avec son portrait par Ary Scheffer et son premier piano, il faut s’en rapporter sur ce point au seul de ses biographes qui les ait lues, Karasowski[2]. Malgré ses succès artistiques, il manquait d’argent, songeait à une tournée en Amérique. Un jour, il se rencontra dans la rue avec le prince Valentin Radziwill, qui l’introduisit en divers salons ; des élèves payants le tirèrent d’inquiétude. Son génie se développa plus librement. Il joua fréquemment en public. On voyait réunis sur des programmes de concert ces noms : Liszt, Heller, Herz, Osborne, Thalberg, Chopin. D’ailleurs, tous ces pianistes se jalousaient, se faisaient une guerre d’épigrammes.

En 1835, Chopin, au cours de son voyage en Allemagne, manqua de se marier. Il avait rencontré, à Dresde, les Wadzinski, ses amis d’enfance, et était tombé amoureux de leur sœur Marie. Le projet alla fort loin, jusqu’aux aveux réciproques, et Chopin se voyait déjà établi à Varsovie, professeur de musique composant dans ses loisirs des sonates et des fugues Les hommes rêvent toujours de ne pas suivre leur destinée. Cela serait si agréable de ne pas obéir au destin ! La musique avait besoin d’un Chopin qui ne fût pas enterré sous les neiges du mariage et de la Pologne. Le père de Marie objecta ce qu’objecte tout père de jeune fille bien dotée. Chopin n’avait d’autres rentes que les revenus incertains de son génie. Le roman fut interrompu. Marie Wadzinski épousa le comte Frédérique Skarbek, et cela finit par un divorce. Peut-être, comme le dit M. Huneker, la dame jouait-elle trop de Chopin !

Revenu à Paris en 1837, l’amant malheureux allait trouver la plus dangereuse des consolatrices, George Sand. La « terrible vache à écrire[3] » était une non moins redoutable goule. Baudelaire a écrit sur ses capacités luxurieuses une phrase que M. Crépet n’a pas osé copier ; mais on la retrouvera un jour ou l’autre, afin que l’histoire littéraire de notre temps cesse d’être un roman universitaire et une collection de drôleries pour la moralisation de la jeunesse. En abordant cette partie de la vie de Chopin, M. Huneker dit, par une excellente comparaison musicale « Ici nous entendons pour la première fois le sinistre motif George Sand. »

Par une déférence tout ironique pour M. Hadow[4], M. Huneker ne qualifie pas de liaison les relations de Chopin et de Sand. Ce n’était pas d’ailleurs une liaison, au sens strict du mot. Ce fut plutôt une possession où l’incube ne fut pas le frèie musicien. Avant d’avoir été envoûté par elle, Chopin détestait « la femme à l’œil sombre ». Sa réputation spéciale était très mauvaise et n’avait rien qui pût séduire une créature toute de tendresse et d’esprit. Quelques écrivains anglais, ignorants de notre histoire, ou dupés par l’hypocrisie des derniers jours où se prélassait la « bonne dame » enfin lasse, ou intéressés à mentir pour propager leurs idées protestantes et rationalistes sur l’union nécessaire du génie et de la moralité, les solennels George Eliot, Mathew Arnold, Elizabeth Barrett Browning ont affirmé que George Sand n’était rien moins qu’une « sainte calomniée ». M. Huneker, qui fait de la psychologie et non de la morale, qui a le cerveau d’un critique et non celui d’un maître d’école, n’est pas dupe de ces simagrées et il raille M. Hadow repoussant avec indignation tout ce qui fleure l’irrégularité dans les relations de Chopin et d’Aurore Dudevant. Comme on ne peut croire que tous les contemporains de l’aventure se soient donné le mot pour mentir, il faut bien admettre l’irrégularité (salut, vieille pudeur !) et renvoyer le naïf critique en sa chaste utopie. D’ailleurs, pourquoi Sand n’aurait-elle pas un apologiste ? L’apologiste est l’accompagnateur naturel des réputations détériorées. Il est donc ridicule de parler ici d’union idéale, d’amour platonique, de rencontres d’âmes ; cependant ces expressions, qui n’auraient aucun sens du côté Sand, exprimeraient assez bien les aspirations secrètes du fragile Chopin.

La célèbre « polyandre » lui faisait peur. Au premier contact il recula. La passion de la dame se manifestait par des airs dévorateurs. Mais elle était son aînée (de cinq à six ans) ; elle était illustre ; elle savait prendre avec ses victimes des airs maternels ; Chopin, malgré son génie, n’était encore qu’un pauvre pianiste ; il fut aspiré comme un fétu par le fluide sexuel.

Paris était plein d’ « irrégularités ». M. Huneker cite ce couple d’habitude, Liszt et la comtesse d’Agoult, et ce couple d’aventure (un peu plus récent) Flaubert et Louise Colet ; mais on en trouverait cinquante à ces dates, 1830-1848, époque où la littérature ne s’était pas encore prostituée à la bourgeoisie riche et où l’écrivain se vantait d’une morale particulière, de la morale qui s’est exposée dans l’admirable préface de Mademoislle de Maupin. Pour faire passer décemment ces contestations, M. Huneker invoque la transmutation des valeurs de Nietzsche etle « par delà le bien et le mal » dont les mœurs de cette époque donneraient un avant-goût. Cette liberté d’allure était une tradition. En 1835, il y avait encore des survivants du dix-huitième siècle. La réaction religieuse n’avait atteint que le peuple, le triste peuple qui, en s’élevant vers le pouvoir avec le suffrage universel, devait propager dans toute l’Europe sa morale de domestique ; enfin, et surtout, l’esprit protestant, aggravation de l’esprit catholique, était sans influence sérieuse, quoiqu’il exerçât déjà par d’habiles publications populaires ses ravages dans la classe moyenne. George Sand n’était pas une exception ; elle suivait des mœurs traditionnelles ; mais en y mêlant quelque chose de brutal, de barbare, très en dehors du goût français. Nietzsche a bien vu tout ce qu’il y a d’allemand dans cette femme que nos professeurs nous signalent comme un génie particulièrement français. Sa débauche eut aussi quelque chose de cette lascivité animale, sans grâce ni intelligence, toute charnelle, des fortes filles aux yeux bleus et aux larges mamelles.

Chopin s’abandonna, non sans souffrir. Il est la femme. Il a des scrupules, et parfois des remords.

Il songe à sa famille, dont il a peur. Les premières années de cette liaison cependant ne le troublèrent pas au point de contaminer sa musique. C’est même à Nohant et à Majorque qu’il écrivit quelques-unes de ses plus belles pages. Quant à George Sand, elle rajeunissait près de ce cœur candide. Ses dernières amours connues étaient Musset et Pagello : la naïveté sentimentale de Chopin amusait sa perversité. Elle le traitait comme un enfant, comme une poupée, mais tirait de lui habilement avec tout ce qu’il contenait de volupté tout ce que la poupée avait dans le ventre de matière à littérature. Elle ne jeta au panier ce joli jouet qu’après l’avoir très proprement dépecé. Et tout cela avec quels élans de cœur, quels gestes maternels ! Elle fut maternelle jusqu’à sa dernière heure ; elle mourut en berçant des adolescents et après avoir pouponné le pauvre Flaubert. Mais Flaubert était venu trop tard. Il n’avait connu que les bas bleus déteints de l’inférieure Colet et il croyait prendre sa revanche en baisant la mitaine du monstre. Chopin l’avait vue de plus près, le monstre, le crocodile « Si je ne crois plus aux larmes, c’est que je t’ai vue pleurer. » Correspondance délicieuse des derniers temps ! La Sand, ayant conduit son amant jusqu’à la tombe, lui répondait amoureusement « Mon cher cadavre[5] »

La Sand de ces années-là était courte et grosse avec une large face bovine, mais éclairée par des yeux extraordinaires, immenses, d’un noir mat, comme du velours, dit Édouard Grenier. Ces yeux faisaient toute sa beauté, car le bas de la figure était lourd, la bouche vulgaire, le menton nul. Elle avait l’air froid et reposé, parlait lentement et simplement. Cette tête placide devait plaire surtout parce que célèbre. Chopin était plus agréable, mais moins caractéristique. Est-ce la musique qui attira Sand ? C’est peu probable. Elle n’y comprenait rien (car c’était la mode de mépriser la musique) et elle avait déjà eu Liszt. Enfin elle l’emmena à Nohant, puis à Majorque, puis à Gênes. Sand, dit joliment M. Huneker, eut le plaisir subtil et bien féminin de parcourir avec Chopin une ville qu’elle avait visitée six ans auparavant avec un autre amant. Le bien-aimé de 1836 était cependant assez souffrant ; il avait même été fort malade à Majorque, fièvre et toux, signes avant-coureurs. Il dut, à son retour, prendre des habitudes peu compatibles avec l’amour, surtout l’amour à la Sand, se vouer enfin à « la frugalité des émotions ». Dès ce moment, la dame commença de se refroidir, quoique ses lettres de cette époque soient pleines des plus curieuses effusions sur son rôle d’amie dévouée, de tendre mère, de garde-malade, de sœur de charité. En réalité, ce malade l’ennuyait. Chopin devenait d’ailleurs capricieux et presque hargneux. Il passait des journées à écrire, d’autres journées à raturer sa musique, à la surcharger, finissant par déchirer le papier en mille morceaux. Sand était alors fort dépensière. Il y eut des embarras d’argent auxquels Chopin faisait difficilement face. Alors, il tourmente tout le monde, ses amis, ses éditeurs, ses élèves, allant, dans sa nervosité, jusqu’à l’injure grossière, traitant ses protecteurs, les Leos, de « juifs et de cochons[6] ».

Sand et Chopin se supportèrent cependant pendant dix ans. Ils ne se séparèrent qu’en 1847. L’initiative du divorce vint de George Sand, mais Chopin le désirait autant qu’elle, bien qu’il n’eût jamais eu ni le courage ni la volonté d’en parler le premier. Ce ne fut donc pas cette séparation qui tua Chopin ; ce fut la liaison elle-même. Il n’y a rien de plus dangereux que les sœurs de charité qui ont des yeux de velours noir. La cause finale de la rupture est sans intérêt. George Sand ayant eu une violente querelle à Nohant avec son gendre, Clésinger et sa femme se réfugièrent chez Chopin, qui les reçut volontiers. Voilà la cause. Prétexte de belle-mère, plutôt que de maîtresse. Elle fut d’ailleurs une belle-mère terrible et bien selon la tradition, car elle contribua certainement par ses exemples, et peut-être ses mauvais conseils, à défaire le mariage qu’elle avait ordonné elle-même ; il dura à peine quatre ou cinq ans. Il n’est pas douteux que si Clésinger, qui était irascible, eut quelques torts vis-à-vis d’elle, elle en eut de plus grands et d’impardonnables ; habituée à faire l’homme et à toujours commander, elle n’eut d’autre ressource que la colère contre une volonté qui ne voulait pas plier à tous ses caprices. Mais quelle femme pratique et avec quelle sûreté de coup d’œil elle juge des situations, et comme elle sait profiter des circonstances Quel délicieux sourire dans les yeux de velours noir quand elle apprend que Solange et son mari ont été bien accueillis par son amant ! Chopin lui était devenu inutile. Outre d’innombrables paragraphes dans ses livres de cette période, il lui avait suggéré tout un roman, Lucrezia Floriani, où il figure sous le masque du prince Karol. « Cher monsieur Chopin, lui demandait un jour Solange, avez-vous lu Lucrezia ? Maman vous y a mis. » Quel cimetière que cette littérature de Sand, que d’ossements, que de suaires ! Karol n’est qu’une caricature. D’ailleurs George Sand n’a jamais fait que des caricatures ou des fantômes. Aucun de ses personnages n’est vrai ni vivant ; aucun n’a laissé la moindre trace dans les souvenirs de personne. Elle avait d’autres griefs que cette inutilité. Elle était jalouse de l’affection qu’il manifestait pour Solange et cette jalousie se traduisit plusieurs fois par des scènes qui contrariaient beaucoup Chopin. En un certain sens la rupture fut pour lui une délivrance, mais il ne tarda pas à en souffrir, car il se retrouvait dans la solitude et dans un abandon cruel pour un homme aussi impressionnable et aussi affaibli. Un écrivain anglais, M. A. B. Walkley[7], a joliment résumé l’histoire de Sand et de Chopin. Après avoir déclaré qu’il eût volontiers vécu dans le Paris de Balzac, il continue ainsi « Alors on eût eu la chance de voir George Sand dans toute la ferveur de ses amours. Ceux qui l’ont connue dans sa vieillesse, Flaubert, Gautier, les Goncourt, nous ont laissé de nombreux détails sur sa bizarrerie, son goût pour la cigarette, la vie étrange qu’elle menait à Nohant. Mais alors ce n’était plus qu’un « volcan éteint » ; elle avait dû être bien plus intéressante au temps de ses éruptions. De cette période, celle de Musset et de Pagello, elle nous a conté elle-même quelque chose dans Elle et Lui et on nous en a récemment conté bien davantage. Mais selon moi le chapitre le plus captivant de sa vie c’est le chapitre Chopin, celui qui s’étend sur la dernière décade, celui qui chevaucha sur la quarantaine. Elle en a parlé, naturellement à son propre point de vue, dans Lucrezia Floriani (1847) ; car c’est un des traits les plus caractéristiques de Sand qu’invariablement elle met ses amours en copie. Cette mixture de passion et d’encre d’imprimerie forme un des plus curieux ragoûts offerts aux palais des gourmets. Mais cela a vraiment donné à la dame trop d’avantages devant la postérité. Elle a trop de facilités pour défendre sa cause. Cette réflexion s’applique particulièrement au chapitre Chopin. Avec Musset elle avait affaire à un écrivain ; la Confession d’un enfant du Siècle répond à Elle et Lui. Mais le pauvre Chopin, qui n’était qu’un musicien, était inhabile à la copie. Les émotions qu’elle lui avait données, il les traduisait en phrases musicales ; or, ces phrases, délicieuses comme musique, sont insuffisantes comme document littéraire. Que l’on voudrait donc avoir son récit, à lui, son récit complet et véridique des six mois de Majorque Quelques-unes de ses lettres de cette époque nous feraient volontiers croire que la dame jouait le rôle de l’homme dans l’aventure. C’était Chopin qui pleurait et faisait les scènes, Sand qui consolait et protégeait. Liszt nous a conté, sur ce séjour, une amusante anecdote. Nous voyons George Sand, en pleine exubérance de santé et d’entrain, s’en allant en excursion parmi l’orage, pendant que Chopin demeure à la maison, subit une attaque de nerfs, se soulage en composant un prélude (oh ces « tempéraments artistiques » !), et tombe en syncope aux pieds de la dame qui rentre calme et sereine. Il n’y a aucun doute, Sand était l’homme, et au point que c’est elle qui en eut assez la première. Et comme le pauvre Chopin passait la moitié de son temps à tousser et à défaillir, il n’y a pas là de quoi nous surprendre. Mais elle ne le congédia que bien plus tard, heureuse de se donner l’attitude d’une tendre mère pleine de pitié et d’attention pour un enfant malade.

« Beaucoup des lettres de Chopin sont datées de Nohant. Elles sont toutes assez tristes. Chopin composait au clavier. Il détestait l’encre et le papier. Ses lettres d’amour devaient être assez gauches, et George Sand était un terrible critique en ces matières : elle en avait tant lu et tant écrit ! Du moins, la rupture accomplie, Chopin ne rédigea pas, comme Musset, de pleurnicheuses récriminations. La vraie idée qu’il se faisait d’elle nous ne la connaîtrons jamais. »

Chopin donna son dernier concert à Paris, le 16 février 1848, chez Pleyel. Il était malade, mais il joua magnifiquement, quitte à s’évanouir en quittant l’estrade. Pauvre petite femme ! Peu de temps après, le 2 avril, il arrivait à Londres. Il n’y fut pas très heureux. Oscar Commettant, dans son livre si curieux, Musique et musiciens, dit à ce propos : « J’ai entendu dire à Chopin qu’il n’aurait pu vivre ailleurs qu’à Paris. Que fût-il donc devenu, ce cher poète, si la nécessité l’eût contraint à se faire entendre dans certains salons aristocratiques de Londres, où les artistes, quelle que soit leur renommée, quel que soit leur talent, fussent-ils un autre Beethoven, sont parqués comme des lépreux dans un endroit désigné, d’où ils ne doivent sortir que sur l’ordre du maître de la maison et pour venir se faire entendre au milieu de la conversation générale de l’impertinente assemblée ? » Il ne semble pas que Chopin ait eu à subir ces humiliations par lesquelles les Anglais affirment si noblement leur supériorité intellectuelle. Une donna à Londres que des concerts payants, d’où il retira du moins un peu d’argent. Il écrivait à cette époque à son amie, Solange[8] :

30 juin 48.

J’espére que vous êtes bien portante et votre mari aussi. J’ai bien pensé à vous — vous habitez si près de la barrière où il y avait tant de sang versé ! — J’espère que vous n’avez pas des amis parmi les victimes de ces derniers jours. Donnez-moi je vous prie de vos nouvelles. Êtes-vous toujours décidée de quitter Paris ? — Il me semble que c’est changé — en tout cas — comptez sur des excellentes lettres de ma part, — excellentes autant que cela paraît de loin, — je les ai demandé à une de mes élèves, qui est venue ici pour quelques temps — et qui m’en a envoyé. — Vous me direz si vous n’avez pas changé de projet.

Je vous écris très à la hâte sans plume — sans encre possible — Je suis dans un accès de spleen. Je renvoie mon italien de valet inventeur et calin sans compter autre chose. — Il sait l’anglais comme moi. — Dieu vous bénisse et vous donne la santé à tous deux.

C.
48, Dover Street, Piccadilly.

Pardonnez mon style

— Le style c’est l’homme

Mon style est bien bête.

J’ai donné une matinée. Le beau monde y était — Mario a chanté 3 fois — j’ai joué 4. — Cela a eu du succès — cela m’a rapporté 150 guinées — il n’y avait que 150 places et la veilles toutes ont été prises.

De Londres, il gagna l’Écosse, puis revint mourir à Paris. En chemin, il montra à M. Niedzwiecki un troupeau de bœufs, disant « Ça a plus d’intelligence que les Anglais. » Quelque temps auparavant il écrivait à Grzymala « Je n’ai jamais maudit personne, mais je suis si las de la vie que je maudirais volontiers Lucrezia. Mais elle souffre de sa méchanceté qui augmente avec les années. »

Pendant que Chopin agonisait, Lucrezia jouait à la grand’mère avec une grande conviction. Elle écrivait à sa fille[9] :

Je n’ai rien reçu pour Nini. Il faut donc y renoncer, Je lui ai acheté un chapeau de paille pour le jardin, quatre robes du matin, — chaussures, etc. Il ne lui faudrait qu’un chapeau aussi simple et aussi bon marché que tu voudras, mais qui, du moins, ne sera pas dans le goût atroce de la Chatre. — Je lui trouverais bien aussi une petite seconde robe de toilette quant à l’étoffe dussè-je faire venir de Chateauroux, mais quelle façon veux-tu lui donner, pour robe d’été ? envoie au moins une coupe de corsage. Quant aux gants nous en avons trouvé. — Donc chapeau et façon de robe, voilà tout, dépêche toi. J’ai acheté aussi des bas. Les guimpes et pantalons sont faits.

Notre fillette est charmante, toujours mirobolante de santé, et lisant avec assez d’attention, nous sommes toujours inséparables de midi à 9 h. du soir. Le matin elle est avec Manceau qui l’adore.

Vous devez avoir une fière chaleur à Paris, car ici on cuit. Nous passons la soirée avec Nini au chalet, nous attendons Maurice pour abandonner la vie champêtre. Je me porte assez bien, sauf les migraines continuelles par le vent d’est.

Bonsoir ma grosse. Je te bige. Ta fille te prie de lui envoyer six de tes cheveux pour mettre dans un médaillon que je lui ai donné. Je pourrais lui en donner, de tes cheveux, mais ça fera plus d’effet, venant dans une lettre…

La femme la plus compliquée est plus près de la nature que l’homme le plus simple.

  1. James Huneker : Chopin, the man and his music ; New-York Charles Scribner’s sons, 1900.
  2. Life and Letters of Frédéric Chopin ; translated from the russian by Emily Hill.
  3. Nietzsche, Flâneries inactuelles, 6. Cf. Baudelaire, Mon cœur Mis à nu, xxii. On sera bien aise de lire ces deux passages, dont l’un est assez difficile à trouver.
    Baudelaire : « La femme Sand est le prud’homme de l’immortalité. Elle a toujours été moraliste. Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale. Aussi elle n’a jamais été artiste. Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois. — Elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues. Ce qu’elle a dit de sa mère ; ce qu’elle dit de la poésie. Son amour pour les ouvriers. — George Sand est une de ces vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches. — Voir la préface de Mlle la Quintinie où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l’enfer. La Sand est pour le Dieu des bonnes gens, le dieu des concierges et des domestiques filous. Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l’enfer. »
    Nietzsche : George Sand. — J’ai lu les premières Lettres d’un voyaqeur. Comme tout ce qui tire son origine de Rousseau, cela est faux, factice, boursouflé, exagéré. Je ne puis supporter ce style de tapisserie, tout aussi peu que l’ambition populacière qui aspire aux sentiments généreux. Ce qui reste cependant de pire, c’est ta coquetterie féminine avec des rivalités, des manières de gamin mal élevé. Combien elle a dû être froide avec tout cela, cette artiste insupportable ! Elle se remontait comme une pendule et elle écrivait, Froide comme Victor Hugo, comme Balzac, comme tous les Romantiques, dès qu’ils étaient à leur table de travail. Et avec quelle suffisance elle devait être couchée là, cette terrible vache à écrire, qui avait quelque chose d’allemand, dans le plus mauvais sens du mot, comme Rousseau lui-même, son maître, ce qui certainement n’était possible que lorsque le goût français allait à la dérive ! — Mais Renan la vénérait… »
    Mon cœur mis à nu, 1861, fait partie des Œuvres posthumes et correspondances inédites, publiées par Eugène Crépet (Quantin, 1887) ; et les Flâneries inactuelles (1888), du Crépuscule des Idoles, traduit par Henri Albert (Société du Mercure de France, 1899).
  4. Qui a traité cette question dans ses Studies in modern music.
  5. Huneker, page 71.
  6. Huneker, p. 56.
  7. Cité par M. Huneker.
  8. Lettre inédite.
  9. Lettre inédite. Reproduite, comme celle de Chopin, avec son orthographe exacte.