Promenades Littéraires (Gourmont)/La poésie de la nature
LA POÉSIE DE LA NATURE
Très peu de poètes méritent le nom de poètes de la nature. Le romantisme nous a donné cette illusion d’être un retour à la nature ; peut-être, par comparaison avec les temps qui précédèrent immédiatement J.-J. Rousseau, et encore ! Car ces temps comprennent Buffon. Pour s’en tenir aux poètes, on peut convenir maintenant que Ronsard a senti la nature plus vivement que Victor Hugo et aussi qu’il l’a connue de plus près, plus familièrement ; et on ne refusera pas au dix-septième siècle lui-même d’avoir éprouvé une certaine émotion devant les phénomènes naturels.
L’insensibilité aux choses de la nature ne se rencontre que dans les civilisations en voie de fondation et pour lesquelles le grand obstacle, le grand ennemi est la nature même. Un voyageur désintéressé comme Humboldt admire de toute son âme la splendeur des forêts de l’Amazone, mais le colon qui doit, pour vivre, en défricher un coin tous les ans, préférerait une concession dans les laides plaines de la Beauce. Pareillement, le goût de la nature ne peut se développer tout entier que dans les civilisations faites, celles qui ont vaincu ou qui croient avoir vaincu la terre. Un poème comme celui d’Hésiode, que les professeurs situent à la naissance d’une civilisation, affirme au contraire l’antiquité de la société où il a pu naître. Les Géorgigues confirment pleinement cette manière de voir.
Virgile ! Voilà celui qui reste le plus dévoué amant de la nature ; mais Lucrèce fut son amant le plus fougueux. C’est parce qu’il lisait ces deux poètes que le dix-septième siècle n’osa aborder la poésie de la nature ; ne pouvant faire mieux, il n’eut pas l’idée de chercher s’il n’y avait pas à essayer quelque chose de différent.
Chaque fois que je lis un recueil de poèmes où la nature est aimée et comprise, je songe et je reviens aux Géorgiques. C’est vraiment, malgré la différence des climats, la bible de tous ceux qui aiment les champs, les bêtes et la liberté des solitudes ou des cultures. Mais les Géorgiques sont difficiles à déchiffrer ; il faut un long travail, et qui n’est pas à la portée de tous, pour faire coïncider les noms latins des plantes et leurs noms français. Les traducteurs généralement ignorent tout ; ils ont de plus le goût noble et ils essaient de nous faire croire que les agneaux sevrés étaient, au temps de Virgile, nourris de « cytise et de lotus » Oui, je sais, il y a en latin : cytisum lotosque frequentes : mais cela veut dire en français du trèfle et de la luzerne en abondance. Avec la même naïve simplicité, ils se refusent à croire que coluber puisse signifier vipère ; ou Procne, le rouge-gorge ; ou casia viridis, la cassie ; ou violaria, la giroflée ; ou viola nigra, la jacinthe ; ou cerintha, la pâquerette ; ou acanthus, l’artichaut[1]. Il ne dira pas, pour funda, l’épervier, mais le tramail, ce qui est romantique : rubigo, cela ne saurait être la rouille, il dit la nielle ; les avenæ steriles demeurent les avoines stériles, ce qui n’a aucun sens. Osera-t-il traduire tribulum par rouleau ? Non, il hésite entre « herse à roue » et « madrier roulant ». Pauvre homme, il n’a peut-être jamais vu rouler le blé ? Alors, pourquoi entreprend-il les Géorgiques ? Ros est la manne ou la gomme et non le romarin ; picea est le pignet, en italien pezzo, et non le pin ; sorbum acidum est la corme, et non lasorbe, qui n’est pas acide.
Voilà des fautes que ne commettrait pas Mme Marie Dauguet, si elle traduisait les Géorgiques ; en traduisant la nature qui vit sous ses yeux, elle n’en commet aucune. Tout lui est familier ; c’est une fermière et une botaniste en même temps qu’un poète. Elle aime toutes les plantes et leur donne à toutes une place dans ses vers ; voici la véronique et les raves, les prêles et les ronces, le chanvre, les choux et les salades. Il n’y a point pour elle une nature poétique et une nature vulgaire ; tout lui est poésie, parce que tout émeut sa sensibilité. Et cette émotion, devenant aussi verbale, s’exprime dans les termes les plus nouveaux et les plus personnels. On y sent une intimité de chaque minute avec les choses de la forêt, des champs et de la ferme.
Les choses les plus simples et, pour les citadins comme pour les paysans, les plus laides, deviennent, vues et senties par ce poète fée, exquises :
Je connais une arrière-cour
Toute pleine de poésie
Et d’humidité verte, avec sa chambre à four
Dont branle la porte moisie.
Cela c’est l’expression naïve. Voici l’expression raffinée :
L’herbe se tait, sentimentale.
…
La lune, avec ses cheveux froids…
…
Le rêve frissonnant des coudriers sur l’eau…
…
La mare s’embellit de roses illusoires…
…
Du purin, noir brocart, s’étale lamé d’or…
…
[Le marais], où l’eau mélancolique râle…
Ces vers donnent des images visuelles, relevées d’un peu de chimère. Le livre en est plein, et c’est une joie de les entrevoir, çà et là, fleurs singulières. Mais celles qui m’ont le plus charmé sont d’essence plus rare. Comment dire ? Ce sont des images « odorales », soit que des odeurs champêtres y soient notées directement, soit qu’une métaphore ingénieuse les suggère. Est-ce volontairement, ou spontanément, que Mme Dauguet aime avec tant d’intensité ces parfums innommés qui s’organisent dans les prés, les bois et les jardins en obscures symphonies ? Je crois qu’elle a cultivé une sensibilité naturelle, qu’elle a développé par l’exercice un don qui n’est pas commun. La « cécité odorale » se rencontre, surtout parmi les femmes. Ordinairement elles sont peu sensibles aux odeurs ; les hommes ne le sont guère davantage, surtout s’il s’agit d’odeurs exceptionnelles. L’éducation de ce sens est en formation ou en régression. Nous n’avons guère que deux ou trois termes, d’une extrême banalité, pour caractériser les innombrables odeurs que nous offrent la nature et la civilisation. C’est que, sans doute, la différenciation des odeurs, hormis les catégories bon et mauvais, ne nous est pas d’une grande utilité. Ces deux catégories, d’ailleurs, correspondent à des effets physiques très opposés, les bonnes odeurs étant excitantes et les mauvaises, dépressives. Toute odeur excitante, quelle que soit sa qualité, sera donc nécessairement pour nous une bonne odeur ; mais nous ne l’avouerons pas toujours, car il y a une hypocrisie de la sensation.
Mme Dauguet avoue son goût pour les « parfums » du fumier « trempé d’aube », dans la « cour sereine des fermes ». C’est de la belle sincérité. Mais le mérite est dans l’aveu, et non dans la sensation, car le fumier de ferme répand une odeur assez réjouissante ; quant à la bouse de vache, c’est de la vanille : le petit Jésus n’avait pas mauvais goût en choisissant de naître dans une étable, et j’approuve ce vers :
Une odeur de bétail veloute l’air du soir.
En faisant porter son attention sur les sensations que donne l’odorat, Mme Dauguet est arrivée à percevoir des odeurs qui resteront pour beaucoup de ses lecteurs des mystères ; ainsi l’odeur
Des sarrasins meurtris qu’écrasent les fléaux.
On sentira plus facilement l’odeur de la margelle d’un vieux puits ; celle des murs de l’écurie, qui est à la fois de cuir vivant et de cuir mort, avec plusieurs autres éléments très piquants et qui sont généralement appréciés.
Les odeurs, Mme Dauguet les connaît par un sens si juste qu’elle arrive à les dissocier pour en recomposer des mélanges nouveaux. Voici
L’accord des buis amers et des œillets musqués,
et vraiment on la respire avec joie, cette union fraîche, si bien jardin de curé ou de fermière ; mais le poète, cependant, a raison d’y apercevoir le « désir embusqué » : n’est-ce point, plutôt que des plantes innocentes, de la chair amoureuse qu’il a cru respirer ce matin-là ? Mais ce n’est pas seulement derrière les odeurs communément agréables que s’embusque le désir. En voici de terribles « qui sont des mains tenaces » et Mme Dauguet nous dit l’influence de ces parfums étouffants que dégagent l’herbe rouie, les bourbiers, les feuilles décomposées, les champignons phosphoreux, cette vapeur de pourriture dont on s’exalte et qui fait que l’on se couche comme près d’un corps convoité le long de la berge d’un étang croupi. L’odeur sombre de la mousse et tous ces relents de dissolution qui sont les signes des mouvements secrets de la nature, ce goût de mort qui monte du bois corrompu ou des fontaines rouillées, tout cela, peut-être, nous rejette violemment vers la vie. Parfois, Mme Dauguet éprouve à sentir ces parfums « aux mains tenaces » des impressions moins vigoureuses, et, nous menant dans les forêts, en octobre, elle nous conte
……le mélancolique
Encens qu’exhalaient vers les cœurs endoloris
Les fossés vaseux et les champignons pourris.
Les hêtres s’effeuillaient. Toute une âme sauvage
Respirait ; et des mousses et des saxifrages
Et des taillis, tout dégouttants d’humidité,
Montait aux lèvres une odeur de nudité.
Et cela ne va pas plus loin. Le désir reste embusqué ; il ne se montre pas : peut-être parce que la terre est molle et la mousse mouillée.
Le poète des odeurs en perçoit même, ou en veut percevoir, qui nous sembleront plutôt chimériques : « Lune aux odeurs suaves ! O Lune aromatique ! » On lit cela dans les Cantiques à la Lune, qui sont d’ailleurs parmi les plus beaux poèmes du livre ; en voici un cours fragment :
Lune, voici mon cœur, brin séché de fougère,
Perdu dans l’épaisseur des bois enténébrés ;
Lune, voici mon cœur, sombre rameau de lierre,
Au pan de ce mur noir doucement enserré.
……
Lune, verse sur lui, commeaux branches des hêtres,
Ton calme enchantement et ta sérénité.
Ces remarques particulières et ces brèves citations ne donnent pas une idée complète du livre de Mme Dauguet, qui est un hymne panthéiste d’une inspiration à la fois sentimentale et sensuelle, ardente et mélancolique. Ce n’est pas un recueil de sensations désintéressées ; l’auteur n’est aucunement dilettante. Ce qu’il cherche dans la nature, c’est l’apaisement de ses désirs, de ses inquiétudes, la réalisation d’un rêve tout humain de bonheur.
La philosophie de Par l’amour est donc très personnelle ; elle est également assez optimiste. La nature, dont l’insensibilité est absolue, développe la sensibilité de qui la contemple. C’est qu’en même temps que toute indifférence elle est toute amour. Tous ses mouvements sont génésiques. Elle ne se repose que pour mûrir son enfantement prochain. C’est cela qui a touché Mme Dauguet, et qui lui a donné le désir de se confier à ce sein tout de même maternel, dont le rythme régulier dit la force, le calme et la sagesse.
Mme Dauguet répond admirablement à l’idée que l’on se fait d’un poète de la nature, chez qui toute pensée, avant de se particulariser, a besoin de s’aller tremper dans les ombres forestières ou dans les herbes ensoleillées, parmi les feuilles vertes ou les feuilles mortes. D’instinct, elle fraternise avec la vie végétale et c’est là qu’elle prend ses rimes et ses métaphores, sa philosophie et sa mélancolie. Et tout cela est simple : en somme, accepter la vie, puisque tout est vie ; la mort, puisque tout est mort ; cela se résume en un mot : communier avec la nature, ce qui est la manière la plus profonde de l’aimer.
Et quand on aime la nature, elle rend amour pour amour. « Elle est toujours fidèle, comme dit Emerson, — qui fut bien aussi un poète de la nature, — à celui qui se confie à sa fidélité. » Mais il y a dans ce mot je ne sais quelle religiosité qui est heureusement tout à fait absente de la poésie de Mme Dauguet. Elle ne sent jamais le besoin de personnifier la nature, d’en faire une divinité mystérieuse. En réalité, c’est moins la nature qu’elle aime que les choses, que les impressions que lui donnent les manifestations multiples de la vie. Nul mysticisme, malgré quelques tentatives. La femme est trop sérieuse, le poète est trop sain pour se complaire à des effusions sentimentales, et pires, puisqu’elles seraient sans objet réel. C’est au contraire une perpétuelle recherche de la réalité, un effort ingénu ou conscient pour sentir la vie champêtre telle qu’elle est, avec toutes ses suggestions, toutes ses invitations.
- ↑ Dans un autre passage (Géorg., II, 119), acanthus se traduit par branche-ursine.