Promenades Littéraires (Gourmont)/Le style et l’art de Stendhal

Promenades littérairesMercure de France (p. 105-114).


LE STYLE ET L’ART DE STENDHAL


Les modestes prévisions de Stendhal sur l’avenir de sa gloire, à peine naissante quand il mourut en 1842, ont été bien dépassées. Non seulement il est lu, mais il est presque populaire. On lui prépare un monument au plus beau jardin de Paris, et dans le même moment paraîtront les deux premiers volumes de ses œuvres complètes[1]. Le grand écrivain est toujours en train de devenir, même ou surtout après sa mort. On n’en a jamais fini avec lui, et sa destinée se poursuit à travers les générations. Voici où cela en est présentement : l’homme d’esprit que Mérimée croyait sauver de l’oubli en rédigeant après sa mort cette fameuse brochure anecdotique[2], à la vérité curieuse, un peu scandaleuse aussi, est maintenant tenu pour un des romanciers mémorables d’un siècle qui eut Flaubert après Balzac, pour un psychologue tel, disait déjà Taine, qu’il fut le plus grand des temps modernes et peut-être de tous les temps. Bien qu’au premier abord il semble n’écrire qu’assez mal, surtout pour ces hommes emplis de rhétorique qu’on appelle les lettrés, il n’en faut pas moins le considérer comme un des maîtres du style. Sa prétention de lire une page du Code civil avant de se mettre au travail n’est que le mot d’un homme qui place au-dessus de tout le naturel, la précision et la clarté et qui croit que le Code possède ces diverses qualités. Ce sont bien celles du style de Stendhal, et le Code est obscur et diffus. Chacune des subtiles phrases de Stendhal veut dire une chose très nette, quand il s’agit d’action, quand il s’agit d’un mouvement de l’intelligence, et ne prête au commentaire que s’il explique des sentiments, que s’il exprime l’état d’une sensibilité. « C’était comme un archet qui jouait sur mon cœur », dit-il d’un paysage qui l’a ému. « C’est pour moi comme de la musique de Mozart », dit Mme Derville du paysage de Vergy. Hors ces cas où sa sensibilité s’exalte, Stendhal écrit sans passion, avec un naturel relevé par une ironie légère et souriante, amusée, un peu comme Voltaire, qui fut, bien plus que le Code, son modèle. Le style, c’est ce que Balzac, en faisant de la Chartreuse un si magnifique éloge, lui reprochait le plus, et cela ne laisse pas d’être plaisant de la part d’un homme qui écrit bien plus mal que Stendhal parce qu’il y pense constamment, et que quand on pense à son style on écrit toujours mal. Balzac reconnaît d’ailleurs que chez lui « la pensée soutient la phrase », et il dit encore : « M. Beyle se sauve par le sentiment profond qui anime la pensée. » C’est très vrai, et alors de quelle importance serait-il de relever quelques tournures communes ou quelques incorrections ? Mettons que Stendhal ne procure pas à ses lecteurs le plaisir du beau langage que nous donne si abondamment Flaubert. Il a d’autres mérites, et d’abord, pour ne pas sortir du style, celui de n’avoir jamais versé dans le mauvais goût, et celui aussi, tout en défendant les idées romantiques, d’avoir su pratiquement se défendre contre leur extravagance. Le style de Stendhal ne mérite aucunement le reproche d’insuffisance. Il est parfaitement approprié au sujet et à la qualité de la pensée, que sa transparence cristalline dévoile à chaque instant. Il est bien des sortes de styles, tous excellents, il n’en est aucun qui surpasse celui qui est naturel, c’est-à-dire en parfaite concordance non seulement avec le tempérament de l’auteur, mais avec le sujet traité. Il faut éviter les disparates. Flaubert n’a pas écrit l’Éducation sentimentale ni Bouvard et Pécuchet avec l’ampleur poétique et romantique qui convenait à la Tentation de saint Antoine. Il fallait à Stendhal, pour fixer la multiplicité des aventures psychologiques, un style un peu cassant, brisé à chaque instant par les incidents de la vie et de la pensée, et vraiment on ne voit pas bien le Rouge et le Noir se déroulant sur le ton musical de Notre-Dame de Paris. Il y a toujours eu en France, depuis qu’on s’y occupe tant de cette question, une sorte de style-type variable avec les époques, d’après lequel on juge tous les autres. Depuis le romantisme, renforcé par le naturalisme et le symbolisme, qui ont tant de rapports extérieurs, le style choyé, vénéré, celui qui vous met un homme sur le pavois, c’est le style à épithètes chatoyantes[3]. Stendhal, assurément, ne l’a pas connu. Le sien n’a nul éclat. Il ne connaît que l’épithète psychologique, mais quand on l’a pratiqué un peu, on s’aperçoit que rien n’est pius difficile que de ramasser en un mot la signification d’un acte, d’une pensée, d’un état d’âme. C’est probablement ce qui a permis à Stendhal de raconter beaucoup d’extraordinaire sur un ton qui lui donne aussitôt la vraisemblance accordée aux actes les plus simples. Il n’y a qu’un grand naturel qui puisse faire admettre la scène de l’échelle par où Julien monte à l’appartement de Mathilde de La Mole. La moindre épithète chatoyante transformait aussitôt cet acte d’audace froide en scène d’opéra. Alors le lecteur sourit au lieu de trembler à chaque échelon que monte le jeune conquérant, et le clair de lune, devenant poétique, achève de noyer tout le tableau sous la lumière la plus ridicule. Grâce au style de Stendlial, qui décrit les mouvement de Julien comme il décrirait ceux d’un voleur ou d’un couvreur, on sent que l’homme qui monte fait une chose très difficile, mais en somme très simple, et on le suit des yeux en craignant seulement l’accident qui peut arrêter ces sortes d’entreprises. Le romantisme du moyen (dont Stendhal a même un peu abusé) disparaît grâce au naturel que lui confère une description purement technique et psychologique.

Le Rouge et le Noir, qui est peut-être le roman le plus logiquement déduit qui existe, est pourtant un de ceux qui portent le plus solidement gravée l’empreinte romantique. Échelles, cachettes, cabane dans les bois, changements brusques de profession, protecteurs tout puissants, ennemis cachés dans l’ombre, femmes ingénues et femmes d’orgueil, prêtres ambitieux, hypocrites ou dévoués, tous les contrastes, tous les heurts et toutes les complicités, un adultère, une séduction, un meurtre : on trouve en ce roman tant d’éléments mauvais et même vulgaires qu’on a peine à comprendre comment il est résulté de leur mélange le livre le plus séduisant. L’auteur avait une connaissance variée de la vie dont sa pénétration d’esprit lui avait peut-être plus que les confidences, révélé les secrets. Il avait séjourné en province, à Paris, en Allemagne, en Italie où la société était alors moins dissimulée. Malhilde de La Mole est bien un caractère aristocratique, tandis que Mme d Rénal est le caractère même de la Française amoureuse, quoiqu’elle se rapproche parfois de l’admirable Clélia Conti, de la Chartreuse de Parme. Quant à Julien Sorel, c’est Henri Beyle lui-même, dans le sens où Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi. » C’est Beyle tel que la société l’aurait fait si sa jeunesse s’était trouvée reportée à l’époque de la Restauration, Beyle soumis à l’hypocrisie que la Congrégation toute-puissante eût imposée à un homme de son caractère. Il en frissonnait d’horreur. De là la haine contre la société qui fait le fond du caractère de Julien Sorel, bien plus que l’hypocrisie qui n’est chez lui qu’un moyen de défense. Voyez en effet sa joie quand il ose être lui-même, quand il se trouve dans un milieu où il peut penser tout haut. L’hypocrisie est une nécessité pour un Julien Sorel évoluant dans un milieu clérical et aristocratique. Sans hypocrisie, Julien n’a pas de rôle dans une telle société : il est clerc d’huissier à Verrières, se fait mettre en prison pour imprudences de parole ou bien vend du bois comme Fouqué. Mais Julien est intelligent, donc il est ambitieux, donc il est hypocrite, puisqu’il vit sous la domination des prêtres qui détiennent le pouvoir. Beyle en connaissait bien l’étendue, lui qui avait tant de peine à vivre, n’ayant pas voulu se soumettre, et qui depuis la chute de l’Empire, après d’heureuses années d’Italie, se rongeait d’ennui à Paris. Incapable d’hypocrisie pour son compte, il comprit bien la force qu’y pouvait trouver un jeune homme ambitieux tel qu’il le concevait. Aussi bien, un Julien sans hypocrisie sous la Restauration est un personnage impossible, et Stendhal avait trop de logique dans l’esprit pour imaginer un tel personnage.

Il faut que Stendhal, sans qu’il y paraisse, ait bien de l’art et bien de la délicatesse pour avoir, sur de telles données, construit un caractère auquel le lecteur ne cesse pas de s’intéresser un instant. C’est qu’avec toutes ses prétentions, ses subtiles réflexions, ses raisonnements à l’infini aux moments où peut-être on aimerait qu’il raisonnât moins, Julien Sorel ne cesse jamais d’être un jeune ingénu. Cela le sauve de l’odieux. Il est seul dans le monde, avec des conseillers suspects à son esprit soupçonneux, et il est obligé, par son caractère même, de créer les attitudes de sa vie, de les inventer à chaque incident ou aventure nouvelle. Au lieu que la plupart des jeunes gens, embarqués dans les conditions de Julien, subissent leurs milieux nouveaux avec une passivité étonnée, il est quelquefois étonné, mais jamais passif devant l’imprévu ; il se jette à l’action avec une gaucherie qui en double les dangers et une bravoure froide qui les domine. Sans l’éducation qui en ferait son égal, il se mesure avec Mathilde de La Mole et la dompte lentement, involontairement par le seul spectacle d’une âme forte qui sait se dompter elle-même. L’orgueil a les mêmes effets dans Mlle de La Mole que le devoir dans Clélia Conti. Toutes les deux appuyées sur des sentiments puissants, mais sans charme, résistent un temps à leur passion, mais quand elles y cèdent, c’est d’une manière absolue, sans retour comme sans regret. Le caractère de Clélia est plus humain, ou plus féminin, et comparable aux seules héroïnes de Racine. Cette manière de se résister à soi-même ne se retrouvera plus guère dans les caractères romanesques, sinon à l’état d’esquisse, après Stendhal et après le Balzac du Lys dans la vallée. Seul Flaubert a été tenté par l’analyse d’une telle âme, mais il l’a maintenue dans les régions indistinctes du désir. Mme Arnoux, de l’Éducation sentimentale, est sans volonté, comme Frédéric est sans pénétration sentimentale, et leur long malentendu se traîne pitoyable au cours de toute une vie. Ce qu’il y a de beau dans les femmes de Stendhal, et surtout dans Clélia Conti, c’est la perpétuelle agitation de leur cœur, qui transparaît dans tous leurs actes. Ce sont des amoureuses de toutes les minutes de la vie, et que leur passion se réalise, qu’elle demeure un rêve obscur, comme chez la Sanseverina, cela ne change rien au caractère du sentiment qui est comme la substance de leur être. Il semble qu’étudier les personnages de Stendhal, ce soit étudier la vie même, et cela précisément parce que l’art n’apparaît nullement dans ses romans, encore qu’ils soient conçus avec la plus stricte méthode. Mais la méthode est personnelle. Sa connaissance n’est d’aucune utilité pour ceux qui écrivent et pour ceux qui lisent ; moins ils s’y arrêtent, mieux cela vaudra pour leur plaisir. Je dirai simplement qu’à mon avis la théorie de la méthode de Stendhal est tout entière dans son livre de l’Amour et que ses deux grands romans en sont l’application, c’est-à-dire l’art. Ses personnages agissent toujours comme ils doivent agir, selon les principes généraux de la psychologie de l’amour, tels qu’il les a déduits de ses observations et méditations. Mais ce qu’il y a d’original dans un livre sur l’amour est toujours écrit d’après des expériences personnelles et on en arrive nécessairement à conclure que l’analyse de l’art ou de la méthode de Stendhal ne serait autre chose que l’analyse de son génie. Or, un génie est ; il n’est pas analysable extérieurement et il n’est connaissable que par ses résultats. Quand on a lu trois ou quatre fois l’Amour, le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme, on commence à comprendre la méthode et à sentir l’art de Stendhal, si on a, toutefois, des dispositions pour ce genre d’investigations. Au reste, il se peut très bien que l’on conteste plusieurs des principes de l’Amour, qu’on soit choqué par tels détails des romans. Cela prouvera que Stendhal, pas plus que les meilleurs, ne satisfait tout le monde, ou peut-être tout simplement qu’on ne le connaît pas encore assez. Car enfin, comme Balzac ou Flaubert en prose, comme en poésie Baudelaire ou Mallarmé, Stendhal est un test, une pierre de touche. Si on ne l’aime pas davantage à mesure qu’on l’a pratiqué davantage, il ne reste qu’à pleurer sur soi-même : on ne fait pas partie des Happy Few, on n’est pas du petit nombre des élus.

  1. A la librairie Champion.
  2. Intitulée H. B. Réimprimée à la suite de Stendhal : « Les plus belles pages », Mercure de France. Pour l’histoire de cette brochure et celle de tous les livres de Stendhal ou qui le concernent, voir l’excellente Histoire des œuvres de Stendhal, par Adolphe Paupe.
  3. Exemple du style chatoyant :
     « Il l’enveloppait de toute son âme fervente, il la soulevait dans sa chair brûlante. Elle étincelait comme l’été sur la mer. Elle dit :
     « — Je ne m’en irai pas.
     « Elle plongeait longuement en lui son regard bleu et il défaillait comme la forêt dans la brise nouvelle. Il songeait tumultueusement à des choses extraordinaires. »