Promenades Littéraires (Gourmont)/L’art des jardins

Promenades LittérairesMercure de France (p. 95-104).


L’ART DES JARDINS


A propos d’une fleur, Julien cita quelques mots des Géorgiques de Virgile, et trouva que rien n’était égal aux vers de l’abbé Delille.
(Stendhal, le Rouge et le Noir,
chapitre XL.)


Les débats sur le romantisme ne s’arrêtent pas à la seule formule littéraire. On met en balance les divers modes de l’art et spécialement les manières si opposées de concevoir l’ordonnance des jardins. On vante beaucoup en ce moment Le Nôtre et La Quintinie. Ils sont loués d’avoir réprimé le désordre naturel des choses et d’avoir rangé les arbres, les fleurs et les légumes, enclins à se disperser, selon de sévères et rigides alignements. Ce sont les jardins à la française, comme il y a les tragédies à la française, Corneille opposé à Shakespeare, la raison à l’imagination, l’intelligence au sentiment. Le jardin anglais est incompréhensible, il divague, il ouvre des perspectives qui déconcertent et qui disposent l’âme aux émotions malsaines, tandis que les dessins de Le Nôtre la rassurent par une régularité qui ne se disperse parfois en méandres que pour ramener plus sûrement l’esprit et les pas vers la certitude la plus élémentaire. La première fois que j’entendis parler de jardins à comprendre, je fus troublé, car je n’avais jamais appliqué mon intelligence à cette étude. J’avais toujours considéré un jardin comme un morceau de la nature à travers lequel on avait tracé des allées pour faciliter la promenade et aussi la culture, but principal des jardins, mais j’avais négligé l’enseignement que les bons esprits avaient pu retirer de la droiture ou de la courbure desdites allées. Mon idéal secret, bien rarement rencontré, était un coin de forêt bordé par un ruisseau où se vît le moins possible la main des hommes, qui ont gâté presque partout les paysages. Cependant, j’estimais que les jardins anglais la gâtaient moins que les jardins français. C’est tout ce que j’avais trouvé à comprendre. Entre des arbres taillés en boules, en toupies, en charmilles, et des arbres naturels, je préférais les arbres naturels, mais c’est une question de sentiment, pas même d’esthétique, comme j’aurais aimé une femme à la peau ingénue plutôt qu’une femme tatouée.

Je résolus donc de me livrer à quelques lectures pour arriver à pénétrer la signification des jardins et je m’adressai naturellement à l’abbé Delille, le dernier grand poète de l’ancienne société. N’a-t-il pas écrit les Jardins ou l’Art d’embellir les paysages[1] ? Hélas ! quelle déconvenue ! L’abbé Delille est romantique, en cet art innocent. Aux jardins français il préfère hautement les jardins anglais. Il vante dès la préface « la beauté un peu désordonnée et la piquante irrégularité de la nature ». Comment savoir ce que Le Nôtre a voulu dire avec ses beaux jardins géométriques ? Vais-je en être réduit au P. Rapin, Hortorum Libri IV ? Même traduit par un poète que prédestinait à ce labeur la moitié de ce nom, le sieur Gazon-Dourxigné, ce poème, provisoirement, me requiert peu. Malgré son romantisme, je m’en tiens à l’abbé Deliile. Je m’instruirai une autrefois et à une autre source sur la philosophie des allées droites, des quinconces et des parterres. Au fait, je consulterai M. Corpechot qui a précisément écrit les Jardins de l’intelligence. Aujourd’hui, puisque je tiens, chose inattendue, une œuvre de cet illustre versificateur, je veux essayer de me rendre compte pourquoi il fut considéré pendant vingt ans comme un grand poète. J’ai donc lu les Jardins et aussi l’Homme des champs ou les Géorgiques françaises qui m’ont semblé compléter le tableau de la nature, telle qu’il la fit voir à ses contemporains entre Versailles et Montmorency.

Delille est un disciple direct de Virgile, dont il avait traduit les Géorgiques, avec un bonheur qui enchantait Voltaire. Il connaît aussi les poètes anglais qui ont chanté la nature sur un ton modéré, avec un enthousiasme classique, tels que Denham, Goldsmith, Pope et Thomson. Il a lu, souvent la plume à la main, nos anciens poèmes descriptifs et même la Semaine de Du Bartas et même le Prœdium. rusticum du P. Vanier. Il emprunte beaucoup à Buffon, surtout pour la description des animaux, dans l’Homme des champs, et ne néglige aucun de ses contemporains, encore que, fidèle à la poétique de son temps, il ne se risque à imiter directement que les prosateurs et les poètes latins ou étrangers. Mais il semble que toutes ces imitations, il les ait avouées assez loyalement en des notes où il les signale, tout en étalant une érudition dont il semble fier et qui est en effet un de ses mérites. Il ne faut pas oublier qu’il est professeur et qu’il le demeurera toute sa vie. Il est donc plus excusable qu’un autre de prendre trop souvent le ton doctoral ; encore le corrige-t-il par une certaine bonhomie. Delille, qui a fait aussi un poème sur l’Imagination, n’en a aucune. Il n’invente rien. Il décrit. Il fait des traités en vers. Seulement, comme il connaît les règles de l’art, il sait placer à propos une digression méthodique. Celles d’une de ses dernières œuvres, la Pitié, furent longtemps célèbres. On les lisait encore dans les morceaux choisis, au temps de mon enfance, et c’est là que nous avons tous appris comment Mlle de Sombreuil but un verre de sang. Les poèmes des Jardins et de l’Homme des champs n’en permettaient guère que de mythologiques. Elles y figurent et ce ne sont pas les plus mauvaises. Mais ce n’est pas de là qu’est venue la réputation de l’abbé Delille. Quand parurent ses premières œuvres, elles attirèrent l’attention — qu’on ne soit pas trop étonné — par la hardiesse et la nouveauté de l’expression. Il n’inventait certes pas un vers nouveau, mais il faisait entrer dans la poésie toutes sortes de mots et de phrases familières, en rapport parfait avec le sujet traité. Et il s’en rendait fort bien compte : « Les mots de râteau, de herse, d’engrais, de fumier, dit-il dans sa préface de l’Homme des champs[2], paraissaient exclus de la poésie noble ; enfin l’agriculture était alors en pleine roture. Aussi un homme qui entreprendrait aujourd’hui une nouvelle traduction des Géorgiques trouverait la route frayée, le préjugé affaibli, les formes de ce genre de style multipliées, etc. » On a été bien injuste envers Delille. On n’a considéré que les préjugés poétiques qu’il avait respectés, sans tenir nul compte de ceux qu’il avait sinon détruits, du moins affaiblis, comme il le dit modestement lui-même. La légende veut qu’il ait eu horreur du mot propre, mais c’est tout le contraire. Il n’hésite jamais, quand le mécanisme de sa versification le permet, à employer ce mot, et s’il se sert d’une périphrase, c’est uniquement pour varier la période poétique et lui enlever la sèche monotonie que lui donnerait une nomenclature trop précise. Au reste, toute poésie contient des périphrases, même celle de Hugo, dont M. Pellissier a cité quelques exemples, et si celles des poètes contemporains passent inaperçues, elles le doivent à leur imprécision. Je me garderai bien de citer aucun exemple ; on le fera à loisir dans un siècle, sans doute avant, mais si on accumulait toutes les manières de ne pas dire le mot qu’il faut imaginées par nos contemporains, on rirait peut-être d’eux autant que de l’abbé Delille. En littérature, il faut un certain recul pour faire sortir le ridicule. De près, cela manque de perspective. Sans doute,

L’animal recouvert de son épaisse croûte,
Celui dont la coquille est arrondie en voûte

ne semblent mis là que pour ne pas nommer le rhinocéros et la tortue[3] ; mais en continuant la lecture, on s’aperçoit vite que ce n’est pas la peur d’un terme choquant qui a guidé le poète, puisqu’il accumule dans les vers suivants les noms les plus exacts :

L’écaille du serpent et celle du poisson,
Le poil uni du rat, les dards du hérisson ;
Le nautile sur l’eau dirigeant sa gondole ;
La grue, en haut des airs, naviguant sans boussole ;
Le perroquet, le singe,… etc.

Il ne faut pas oublier Delille, non parmi les romantiques, mais parmi les précurseurs du romantisme, que d’ailleurs annonce et préfigure toute la littérature française antérieure, à l’exception du petit groupe des écrivains particulièrement raisonnables formés par les théologiens prudents du dix-septième siècle. Jusqu’à Malherbe et encore après lui, tous les poètes français sont romantiques. On pourra remonter jusqu’au fond du moyen âge, on ne trouvera, unies à un grand bon sens, réglées par un goût instinctif, que la fantaisie et l’imagination. Admirer la nature et la prendre pour guide et pour norme, ce fut la manie des temps anciens plus encore que des temps romantiques. Le quatorzième siècle invoque deux divinités : Dieu, la Nature ; mais Dieu étant réservé pour les jours de fête et pour l’article de la mort, c’est la Nature qui règne, souveraine de la vie. La nature n’est pas une invention de Jean-Jacques. Quand les hommes sortirent d’eux-mêmes et ouvrirent les yeux, ils découvrirent des mouvements que la théologie ne réglait pas ; d’où une libération qui les rendit ivres tout d’abord. A la fin du dix-huitième siècle, cette ivresse est remontée aux cerveaux, et un humble poète de collège et de cour, comme l’abbé Delille, ne connaît point d’autre maîtresse. C’est ce qui donne encore un certain charme et une force aussi à sa poésie laborieuse : tout ce qu’il voit dans la liberté de la nature lui semble digne d’être anobli et de recevoir l’investiture de la bonne compagnie. « Mon cul aussi est dans la nature », disait grossièrement Voltaire, qui ne comprenait pas tout. « Soit, répond l’abbé, je vais le faire entrer décemment dans un vers français. » Mais il s’arrêta au fumier.

Son Art des jardins, je l’ai dit, est romantique, puisque la nature est romantique. C’est sur son modèle qu’il veut que l’on façonne les jardins :

Qu’un obscur arpenteur, armé de son compas.
Au fond d’un cabinet, d’un jardin symétrique
Confie au froid papier le plan géométrique ;
Vous, venez,… etc.

Il s’agit que le génie de l’homme collabore avec le génie inconscient des choses :

Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau.
Soyez peintre. Les champs, leurs nuances sans nombre,
Les jets de la lumière et les masses de l’ombre,
Les heures, les saisons variant tour à tour
Le cercle de l’année et le cercle du jour ;
Et des prés émaillés les riches broderies,
Et des riants coteaux les vertes draperies,
Les arbres, les rochers, et les eaux, et les fleurs,
Ce sont là vos pinceaux, vos toiles, vos couleurs.
La nature est à vous ; et votre main féconde
Dispose, pour créer, des éléments du monde.

Il ne veut pas que l’on imagine des paysages factices, mais que l’on se borne à embellir ceux que la nature a formés. N’avez-vous pas, dit-il, au cours de vos promenades, rencontré tout à coup un de ces aspects enchantés qui vous ont arrêté comme malgré vous, qui vous ont jeté dans une longue rêverie ? Rappelez vos souvenirs, reformez l’image qui vous a ravi,

Et des champs apprenez l’art de parer les champs.

C’est ainsi que furent formés tous ces beaux jardins où triomphent à la fois l’art et la nature. Chantilly, Belœil, tout à la fois magnifique et champêtre, Chanteloup, « l’aimable Tivoli », bien d’autres, et Trianon, qui, « semblable à son auguste et jeune déité, joint la grâce avec la majesté ».

C’est mieux que la nature et cependant c’est elle.

En somme, l’Art des jardins se réduit peut-être à ce précepte : Embellissez la nature, mais surtout ne l’enlaidissez pas. Il aime les arbres comme ils sont, et non pas tondus comme des moutons :

Quels qu’ils soient, respectez leur flottante verdure
Et défendez au fer d’outrager la nature.

Voilà de bons sentiments, et pas trop mal exprimés. Il essaie même de nous faire voir le vent

… légèrement courir,
Frémir dans leurs rameaux, s’éloigner et mourir.

Ce petit livre n’est pas du tout ennuyeux. Après avoir été nouveau, il lui reste une grâce vieillotte, et l’air circule encore à travers ses pompeux hémistiches. Le cruel Rivarol disait :

Delille passera ; les navets resteront.

Hélas ! oui, tous les navets sont restés, et il en pousse de nouveaux tous les jours.

  1. L’édition originale que je possède porte pour toute indication de librairie : « A Trianon, 1782. » Delille était très en faveur près de Marie-Antoinette, et son livre semble bien sortir d’une imprimerie particulière assez mal outillée.
  2. Qui est de l’an VIII. Je suis l’édition de l’an XIII où il y a de jolies figures de Catel ; Paris, Levrault, Schoell et Cie, rue de Seine.
  3. Ou le tatou, dit en note Delille, qui ne tient pas cette fois à être trop précis et qui n’avait évidemment jamais vu de tatou.