Promenades Littéraires (Gourmont)/Grandeur et décadence de Béranger
GRANDEUR ET DÉCADENCE DE BÉRANGER
L’histoire du chansonnier Béranger est beaucoup plus touchante que celle de l’abbé Delille. Non qu’il ait été en son temps plus célèbre, ce n’est guère possible, mais il fut plus aimé, il fut populaire, il fat adoré. Et de tout cet amour d’un peuple, prolongé durant des générations, il ne reste à peu près rien, pas même l’estime ou la curiosité des lettrés. Jamais peut-être on ne vit pareil effondrement d’une gloire. Est-ce injuste ? Oui et non. Au point de vue de la poésie pure, le mépris où on tient Béranger est fort légitime. Sa langue est misérable, sa technique est malhabile, son lyrisme est vulgaire. Béranger est l’homme des clichés et des lieux communs. Il a débuté dans un temps où la poésie n’avait pas été renouvelée et où lui-même ne songeait guère à la poésie. Plus tard, il fut touché par les nouvelles inspirations et tenta courageusement d’élever jusqu’à l’ode l’humble chanson de sa jeunesse. Cela fit illusion à de bons juges ; mais maintenant nous percevons que cet effort fut vain. Je viens de lire, je ne dis pas de relîre, car je n’en connaissais que tels ou tels refrains célèbres, les trois volumes des chansons complètes de Béranger, et j’avoue que j’ai rarement entrepris de lectures plus pénibles. On y éprouve même je ne sais quelle humiliation à l’idée que tant de platitudes firent battre les cœurs, soulevèrent des émotions, attendrissements ou colères, dans un monde après tout assez semblable au nôtre. Sans doute il n’est plus possible, pense-t-on, que nous tombions dans un tel piège. Nous avons trop de goût, une sensibilité trop délicate pour être dupes d’une aussi navrante contrefaçon du génie. En sommes-nous bien sûrs ? Chaque génération a ses engouements qui demeurent pour la suivante autant de mystères. Cependant aucun mystère, je crois, n’égale le mystère Béranger. Pour tenter de le pénétrer, il faut d’abord faire abstraction de l’idée que nous nous faisons de la poésie et nous remettre résolument, pour quelques moments aussi brefs que possible, au point où en étaient les cerveaux avant le romantisme, sous le règne du lyrisme voltairien, si on peut accoupler ces deux mots. On considère alors Béranger comme un homme d’esprit, comme un frondeur très adroit, comme une incarnation de l’irrespect. A table, quand les invités de la noce commencent à rire et à parler haut, quand les vieux airs se mettent à tinter maladroitement dans les têtes déjà moins solides et qui demandent un rythme pour soutenir leurs mouvements, un homme se lève, le verre à la main, et chante. Il chante une chanson de Béranger. Il y en a de tous les tons et pour tous les goûts. Cela va de la gaudriole à l’attendrissement, de la satire légère au sarcasme, de la philosophie sentimentale au trépignement antireligieux, de la politique de quartier aux considérations européennes et aux déclamations humanitaires. Et presque partout il y a de l’esprit et du trait ; la plénitude du rythme est affirmée par une musique congruante au sujet ou au contraire d’un contraste piquant. Les bonnes gens qui ont écouté comprennent facilement les allusions qui ne dépassent pas l’ordre de leurs préoccupations coutumières. Ils sont flattés qu’un poète ait mis en vers leurs propres idées.
Son idéal, très lointain, a toujours été Voltaire. Ses maîtres directs furent Désaugiers et Parny, mais il est resté bien en deçà de la bouffonnerie bachique de l’un, du sentimentalisme libertin de l’autre. Au fond, il est trop bourgeois de ton pour entrer franchement dans la mascarade ; et du libertinage, il ne connaît guère que l’équipée à Suresnes avec quelque Lisette. Il n’est fait ni pour la débauche, ni pour la passion. Béranger est un modéré. Tout est médiocre en lui, hormis peut-être le sarcasme voltairien. II tient dans une même haine les Bourbons et les jésuites, et il n’a pas peu contribué à unir dans l’esprit du peuple ces deux idées qu’à la vérité la Restauration sembla faire tout son possible pour identifier. Il atteint dans le sarcasme à une véritable gaieté ironique :
Bénis soient la Vierge et les saints :
On rétablit les capucins.
Ou, ce qui est meilleur, quoique un peu énigmatique sans doute pour le peuple, sinon pour les bourgeois :
On va rouvrir la Sorbonne,
L’Église attend ses décrets î
On ne brûle encor personne,
Mais les fagots sont tout prêts.
Pourtant il était surtout fait pour la gaudriole tempérée, et un de ses premiers essais en ce genre fut aussi son premier triomphe. Au fond, cette grand’mère qui relève sa robe sur ses mollets, en minaudant :
Combien je regrette.
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite
Et le temps perdu !
n’est peut-être qu’une turpitude. Je n’en sais rien, l’hypocrisie des mœurs avant fait de grands progrès même depuis la Restauration, mais j’y trouverai du moins bien de la vulgarité dans l’expression.
Cette chanson, dont le refrain fut célèbre, est l’une de celles qui représentent ce qu’il faut bien appeler la philosophie de Béranger. On connaît encore, dans le même genre attendri et polisson, celle qui proclame :
Elle est excessivement faible comme style, mais l’idée en parut assez jolie et elle est devenue une sorte de proverbe ironique, ce qui est le plus beau destin de cette sorte de poésie facile et spirituelle. Le Dieu des bonnes gens a laissé aussi un souvenir, quoique moins favorable. C’est une des chansons qui ont le plus fait tout d’abord pour la gloire de Béranger parmi les bourgeois voltairiens, mais elle portait avec elle son dégoût :
Au Dieu des bonnes gens.
Cela doit se chanter sur l’air du vaudeville de la Partie carrée. C’est une philosophie de joyeux drille, qui a toujours fraîche dans un coin du cœur la petite fleur bleue de la métaphysique. On a beau être un gai luron, on n’en garde pas moins un sentiment de pieuse confiance dans la bonté indulgente du Dieu des petits oiseaux et des francs buveurs. Celui qu’un vieux poète prenait à témoin de sa peine :
O Créateur de l’universel monde,
Ma pauvre âme est troublée grandement,
est invoqué non plus dans la solitude, nnais à la fin des gueuletons où le bourgogne a circulé et où l’on sent ie besoin de commenter les grands événénnents politiques. Chateaubriand, dont les relations avec Béranger furent si curieuses, admirait fort quatre vers de cette chanson, qu’il trouvait « digne de Tacite, qui faisait aussi des vers » :
Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fît un jeu des sceptres et des lois.
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.
Mais il ne citait pas la fin de la strophe :
Vous rampiez tous, ô rois qu’on déifie !
Moi, pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main gaiement je me confie
Au Dieu des bonnes gens.
Le Dieu de Béranger n’aurait pas voté les Ordonnances ni la loi du Sacrilège ; il a des principes, protège les libéraux, a lu Jean-Jacques et méprise M. de Bonald.
Mais il y a évidemment une grande sincérité dans tout cela. Béranger pensait ainsi et avec assez de force, ou assez d’entrain, pour faire illusion à ses contemporains, même quand ils étaient de la qualité de Chateaubriand. C’est tout naturellement qu’il plie sa sensibilité aux phases successives de la vie. Il ne leur résiste pas, et, comme il avait chanté le vin et les amours faciles, il a le bon sens de ne pas se tromper sur son âge et de célébrer, le moment venu, les joies simples de l’amitié, les joies décolorées de la vieillesse. Toutefois, ce qu’il abdique le moins facilement, c’est la note bachique. Sa chanson sur la Vieillesse serait même assez délicate s’il ne prétendait un peu trop se consoler de sa venue « par le champagne et les chansons ». Il n’est pas certain que « boire frais », ce n’est pas vieillir.
Mais à chaque pas voir renaître
Plus de fleurs qu’on n’en peut cueillir.
ou
D’une amante se faire une amie,
cela peut devenir, pour un sage, des consolations appréciables. On pourrait retenir aussi l’autre chanson du même ton :
Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse,
si elle n’était trop imitée de Ronsard ; mais c’est déjà quelque chose d’imiter Ronsard sans trop de ridicule et d’avoir imposé au peuple chantant de l’an 1830 des variations sur le thème mélancolique :
J’aime mieux ne pas pousser plus loin l’examen d’une philosophie de la vie vraiment un peu courte. D’ailleurs les exemples à demi agréables à citer seraient trop rares et on retomberait bientôt dans ces roucoulements moitié tendres et moitié libidineux qui forment le fond de son inspiration, quand ce n’est pas la politique. Et que dire de ses flonsflons patriotiques, sinon qu’ils font de la peine ?
Buvons gaiement, buvons encore,
Autant de pris sur l’ennemi !
chante-t’il en 1814. Ce n’est pas très séduisant.
D’ailleurs qu’y a-t il de vraiment séduisant chez Béranger ? Comment plaire encore à une postérité si difficile que la nôtre avec un style poétique tel que le sien, où toutes les ruines sont gothiques, toutes les vierges pudiques, toutes les maîtresses de folles maîtresses, les beautés folâtres, le champagne un joyeux poison et le bourgogne, en revanche, un jus bienfaisant ? C’est avec un si pauvre instrument qu’il se lança, lui aussi, dans l’intervalle de ses jeux bachiques ou politiques, dans la bagarre romantique ! Lui aussi chanta la sylphide, les feux follets et l’inévitable Poniatowski. Son expression dépasse rarement le romantisme à la Delille, et l’eau bénite romantique devient tout naturellement.
L’eau qui peut de l’enfer conjurer les desseins.
Puis ce sont de terribles niaiseries sentimentales, le Papillon et la tourterelle, la Pâquerette et l’étoile. Dans la seconde partie de sa carrière, après le retour des cendres, il ne s’exalte plus guère que pour ce néfaste bonapartisnie libéral et larmoyant, qui menait la France à une reviviscence de l’Empire. « Il n’est pas mort ! » chantait-il. On ne s’en aperçut que trop.
C’est après la révolution de 1830 que Chateaubriand se prit tout à coup d’amour pour Béranger. Ils échangèrent des lettres, puis des visites, se vantèrent d’une amitié qui demeurait énigmatique. Les vieux royalistes, gens qui ne comprennent pas grand’chose, ne comprenaient rien à cette attitude. En province, cela allait jusqu’au scandale. L’un d’eux écrivait à Chateaubriand : « Réjouissez-vous, Monsieur, d’être loué par celui qui a souffleté votre roi et votre Dieu. » Mais Chateaubriand tenait moins alors à ses principes qu’à sa popularité, et la sympathie d’un libéral, même excessif, lui semblait plus utile à sa gloire que celle de son parti.
Tout de même, je suis un peu de l’avis du vieux chevalier de Saint-Louis, je trouve singulière l’alliance spirituelle de l’auteur du Génie du christianisme et de l’auteur du Fils du pape, du Pape musulman, du Pape marié ou du Bon pape, lequel a les sentiments d’un étalon, de l’auteur de la bouffonnerie sur le Concordat ou sur les Révérends Pères :
C’est nous qui fessons
Et qui refessons
Les jolis petits, les jolis garçons.
et de tant de chansons plus libidineuses encore que satiriques. Cependant la question demanderait à être étudiée de plus près. Chateaubriand était bien complexe et Béranger bien simpliste.
Si j’avais à choisir pour une anthologie une seule chanson dans les trois volumes du chansonnier, je prendrais peut-être les Escargots. C’est une satire moyenne, mi-politique, mi-sociale, avec un refrain amusant,
Voyez comme ils font les gros dos,
Ces beaux messieurs les escargots…
et qui vaut presque la Levrette en Pal’tot. Plusieurs autres du même genre me solliciteraient aussi d’ailleurs. Comme poète, Béranger n’est rien. Comme chansonnier, il a peut-être son mérite, qui est la gaieté.