Promenades Littéraires (Gourmont)/La vie des animaux dans les Fables de La Fontaine


LA VIE DES ANIMAUX DANS LES FABLES DE LA FONTAINE


I

Le dix-septième siècle est un des plus beaux spectacles intellectuels que l’on puisse contempler. Ni l’admiration des sots, ni le dédain des ignorants n’ont pu encore en détourner les yeux bien faits, ni même l’ingéniosité héréditaire des éducateurs qui se transmettent l’art triste de le découper en images de piété. Trompés par la méthode scolaire qui, ayant besoin d’exemples édifiants, les a pris là, les jeunes gens sortent de leurs études, persuadés que la littérature de cette époque fut rédigée par une académie honorable de beaux esprits, que présidait Boileau.

Ce furent des temps riches, excessifs, fougueux et libertins. La tragédie de Racine, comme une fleur violente et douce, surgit naturellement de ce sol tourmenté et arrosé d’orages. Les poisons de théâtre faisaient frissonner des femmes qui venaient d’en serrer de réels dans un coffret, sous des lettres de leur amant. Les mœurs sont d’une belle liberté. On ne connaît que le tout ou rien, la vie des passions ou la vie du renoncement. L’hypocrisie est rare, étant inutile. L’esprit protestant n’est pas inventé : Tallemant des Réaux était protestant. La Rochefoucauld et Pascal ont établi pour jamais le scepticisme moral ; et Descartes, le septicisme métaphysique. Molière est athée ; La Fontaine est païen ; l’incrédulité et l’indifférence se partagent les esprits. On va au sermon, mais comme au spectacle. L’Église, qui voit le monde lui échapper, multiplie les missions ; Bossuet est un missionnaire, et Bourdaloue. L’État les protège, mais, poussé par un instinct secret, il persécute les seuls représentants vrais de l’esprit chrétien, les Huguenots, les Jansénistes. On ne veut ni hérétiques, ni fanatiques. Le mot admirable de Louis XIV résume la question « Comment, vous me sollicitez pour un Janséniste ? — Lui, Sire, mais je ne sais pas même s’il croit en Dieu. — Oh ! alors, c’est différent[1]. »

La Fontaine, en son discours de réception à l’Académie, loua le roi d’avoir « réduit l’hérésie aux derniers abois ». Lui-même cependant était libertin, non du genre agressif, mais du genre débonnaire, c’est-à-dire épicurien. Il est irrévérencieux, mais comme tout le monde. Le Lutrin, aujourd’hui, serait un pamphlet. Hors le roi et quelques puissances, le dix-septième siècle, qui respecte les principes politiques, ne ménage ni les hommes, ni les castes. Molière, La Bruyère, les sermonnaires, Pascal, tous parlent librement de la noblesse, des financiers, des ecclésiastiques, des gens de robe. Cette vision de classes séparées du reste de la nation par leurs privilèges est toute moderne. Le roi favorisait la noblesse, parce qu’elle était son épée, et l’église, parce qu’elle était sa bourse : c’était de la politique et non du préjugé. Quand Louis XIV passait rue Saint-Antoine, il faisait arrêter son carrosse chez sa vieille amie, Mme Pilou, une bourgeoise invétérée et qui venait aussi à la cour.

Tout cela, c’est pour dire que le dix-septième siècle, qui est très connu, pourrait encore être exploré. Des regards ingénus y feraient encore des trouvailles, et autant dans ses mœurs que dans sa littérature. Les figures originales sont en nombre infini, sous ce régime qui, en imposant une discipline politique, respectait toutes les libertés particulières ; mais souvent à l’excès, car la liberté s’exerce toujours contre une autre liberté. De là des contradictions et à côté, par exemple, des extrêmes facilités accordées au mariage, une détestable tyrannie familiale et maritale. En littérature, à la fois une licence dont profite La Fontaine et des règles « sombres[2] », sous lesquelles ploient les dramaturges, plus soumis à l’opinion. Malgré les airs de régents que prennent les critiques, la production littéraire est d’une extrême diversité. Tout fleurit à la fois. Mais ce n’est pas, comme on le dit, un commencement c’est une fin. La poésie française meurt pour un siècle avec Racine. Après tant de liberté, on crut avoir besoin d’un code et Racine en fournit les principes. La poésie romantique périt de même, quand Victor Hugo eut été érigé à l’état de règle.

La Fontaine n’est qu’une des nombreuses licences du dix-septième siècle, mais il est la plus belle. Toute morale lui est inconnue et il ne se soumet que difficilement aux bienséances. Sa règle de vie est de toujours faire ce qui lui donne le plus de plaisir. Comme c’est l’amour, il s’y jette passionnément. Joconde est son histoire, sauf l’infidélité initiale : Mlle de La Fontaine n’était aucunement galante. Quand il écrit « Plus d’amour, partant plus de joie, » c’est à lui-même qu’il songe, affligé de quelque déconvenue. Ses maîtresses furent toutes celles qui le voulurent bien ; mais lui, il voulait toutes les femmes et il n’en laissa jamais passer une à sa convenance, sans risquer l’aventure. Ce n’est que vers l’âge de quarante-cinq ans qu’il commença de travailler d’une façon un peu suivie. Jusqu’à sa mort, il se partagea entre l’amour et la poésie. À soixante-treize ans, il publiait le douzième livre de ses fables et il avait encore une maîtresse, Mme Ulrich, à laquelle il écrivait (1688) : « J’accepte les perdrix, le vin de champagne et les poulardes, avec ma chambre chez M. le marquis de Sablé, pourvu que cette chambre soit à Paris. J’accepte aussi les honnêtetés, la bonne conversation et la politesse de M. l’abbé de Servien, et de votre ami. En un mot, j’accepte tout ce qui donne bien du plaisir, et vous en êtes toute pétrie… » Ainsi, presque septuagénaire, La Fontaine restait fidèle à sa nature et il acceptait, avec « les caresses pleines de charmes » de cette excellente fille, qui fit une triste fin, les poulardes et le champagne de M. de Sablé, en cette affaire l’amant sérieux. Peut-être l’abbé de Servien, son frère, fournissait-il les perdrix ? M. Brunetière, qui cite des fragments de cette lettre, en une excellente étude sur La Fontaine, glisse sur l’abbé. C’est ainsi que l’on ordonne un dix-septième siècle correct et moral, où les mauvaises mœurs n’atteignent que ceux qui ne font pas profession d’en avoir de bonnes. Mais la suite du billet de ce vieil amoureux est bien amusante « … J’en viens toujours à ce diable de mari, qui est pourtant un fort honnête homme. Ne nous laissons point surprendre. Je meurs de peur que nous ne le voyions sans nous y attendre, comme le larron de l’Évangile. » On doit beaucoup de reconnaissance à Mme Ulrich, parce qu’elle charma les dernières années d’un grand poète. Il n’est pas nécessaire qu’elle ait été une vestale[3], et d’ailleurs, en cet état, elle n’eût pas beaucoup égayé La Fontaine. Mais Mme de Sablé, non plus, n’était pas une vestale, ni Mme d’Hervart, et elles furent plus favorables au poète que les solitaires de Port-Royal, qui le contraignirent à faire de mauvais vers, pour sauver son âme, car il n’y a que ceux-là qui sauvent.

Personne d’ailleurs, même au temps de Mme de Maintenon, ne tint rigueur à La Fontaine de la légèreté de ses mœurs : ni la duchesse de Bouillon, ni le prince de Conti, qui la préféra au trône de Pologne, ni Turenne, ni le P. Bouhours, ni Maucroix, homme d’église et fidèle ami, ni l’abbé Verger, ni Racine, qui l’avait vu, peut-être avec ironie, lui succéder dans le lit de Mlle de Champmeslé.

Liberté des mœurs, liberté de l’esprit, cela va de pair. Et il s’agit moins ici de la vigueur des fonctions physiologiques que de l’absence des préjugés. Il y a certainement des relations étroites entre les divers centres fonctionnels du corps humain ; il y en a entre l’énergie sexuelle et l’énergie intellectuelle. À la passivité de l’appareil générateur correspond souvent la passivité du cerveau. Mais ce n’est pas absolu, et il est des hommes qui ne sont presque pas des hommes, et dont l’intelligence, comme grossie d’une force inutilisée directement, prend des développements merveilleux. On pourrait même dire mystérieux, car c’est presque un phénomène de désincarnation. Lesliens qui retiennent l’homme dans la vie animale sont parfois entièrement rompus ; privée de la sensation, nourriture commune des esprits, l’intelligence périrait alors si elle ne frouvait en elle-même des ressources inattendues. Le monde sensible lui faisant défaut, elle crée le monde abstrait, et c’est là qu’elle trouve sa subsistance. Tous les grands philosophes furent ainsi des désincarnés, tels Descartes, Spinoza, Kant, Nietzsche. Le génie abstrait est nécessairement un génie chaste. Newton en est le type. Les théologiens purs, comme Thomas d’Aquin, s’apparentent aux philosophes ; ce sont les philosophes d’une civilisation religieuse. Il est difficile, au contraire, de faire entrer dans cette catégorie des esprits purs ou un grand poète, ou un grand artiste, ou un grand mystique. La chasteté des saints mystiques les plus réputés pour la pratique même de cette vertu négative fut une chasteté conquise. Cela ne compte pas, au moins dans ce chapitre. Sainte Thérèse n’était pas naturellement chaste : pour le devenir, elle cultiva sa volonté.

L’homme d’esprit libre, s’il n’a pas sur lui-même des desseins particuliers, considère comme tout à fait indifférente l’acquisition de cette vertu chrétienne. La Fontaine comprit ses torts envers la morale, au moment qu’il vit venir la mort. « Songe comment j’ai vécu » écrivait-il à Maucroix. Jusque là il avait vécu sans penser un instant que le mérite est de ne pas vivre. Il y a, dans la Fontaine, un accord exemplaire et délicieux entre l’homme et le poète.

C’est un des esprits les plus sains du xviie siècle. Il est ingénu. La morale vulgaire lui est étrangère. Il ne comprend que les rapports naturels, les accepte ce qu’ils sont. Il est près de la vie comme une femme, comme un peintre : mais il n’a ni l’hypocrisie acquise des femmes, ni la vanité des peintres. Il vit pour vivre ; il écrit pour écrire. Il est poète comme il est amant ; il se caresse à ses poèmes comme aux épaules d’une femme. Il cherche des sensations et trouve une philosophie.

Les critiques moralistes, pour atténuer le mauvais exemple, l’ont criblé d’épithètes sournoises, devenues traditionnelles. Ils l’appellent bonhomme, naïf et même bête. On répète avec complaisance des mots apocryphes : « Je n’ai gardé que mon chien, mon chat et mon La Fontaine, » disait Mme de La Sablière. « Il est si bête que Dieu n’aura pas le courage de le damner », disait sa garde-malade. C’est, disaient d’autres gens, un fablier comme il y a des pruniers. Il était distrait ; on l’a fait inconscient.

Distrait pour les choses futiles, il ne l’était pas devant le grand spectacle de la vie. Il pouvait lui arriver de mettre un de ses bas à l’envers ; il ne lui arriva jamais d’écrire une sottise. Ce « bonhomme », sans être pessimiste, est plutôt dur. Il n’a pas beaucoup d’illusion sur la bonté des hommes. Le mal, d’ailleurs, ne lui cause aucune indignation. Il note les couleurs de la vie, ses mouvements, avec l’indifférence d’un observateur désintéressé. Le loup mange les moutons. Cela ne le fait pas pleurer. Il est naturel, en effet, que les plus forts tiennent à leur merci les plus faibles. La Fontaine n’est aucunement réformateur. Le secours que Pascal demande à la chimère religieuse, cet homme de simplicité n’en a pas besoin.

Ce « naïf » a fait sur la nature humaine les constatations les plus sévères et les plus décourageantes. Il a osé ce vers d’une concision cruelle :

La clef des coffres-forts et des cœurs est la même.

On sait que les anciens ne donnaient pas aux mots tels que vice, vertu, morale, le sens qu’ils ont pris avec le progrès du christianisme. Le vice et la vertu, c’étaient, pour ces sages, qui devançaient la science la plus précise, des qualités naturelles, comme la beauté, la force, l’intelligence, ou des défauts : on avait un vice comme une bosse. Quant à la morale, c’était l’étude des mœurs : on étudiait les hommes et leurs rapports, sans autre souci que d’arriver à les connaître. Ces observations donnent, mises en portraits généraux, les Caractères de Théophraste ; mises en apologues, les Fables d’Esope. Ni l’un nil’autre ne sont des professeurs de morale. Ce sont des botanistes du genre utilitaire. Ils classent les plantes humaines en utiles et nuisibles. Esope est très cru, mais il ne formule pas ses moralités ; on les devine « Cette fable montre qu’il ne faut se fier à personne. » La Fontaine va, sans ménagements, jusqu’au bout de la franchise :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Et c’est autre chose que la traduction d’une antique sentence ; une conviction raisonnée s’avoue, au risque de froisser les sensibilités chrétiennes. Cette idée générale, il la reprendra plus tard, pour l’appliquer aux méthodes de gouvernement :

O vous, pasteurs d’humains et non pas de brebis,
Rois qui croyez gagner par raison les esprits
D’une multitude étrangère,
Ce n’est jamais par là que l’on en vient à bout
Il y faut une autre manière ;
Servez-vous de vos rêts ; la puissance fait tout.

La Fontaine n’a pas plus d’illusions sur l’humanité qu’un Machiavel ou un Spinoza.

Il ne faut pas d’ailleurs, ni en ces matières, ni en aucune autre, s’exagérer son originalité. C’est beaucoup moins un créateur qu’un critique et un metteur en scène. Il possède à un haut degré ce double talent, encore que ses imitations soient parfois un peu serviles. Le style relève soudain celles qui semblaient se traîner le plus bas. Esope est morne : La Fontaine met de la vie, de l’ironie ou de la gaieté dans les plus sottes ou les plus tristes histoires de ce conteur chimérique. C’est là son génie. Il ne crée pas, il achève. Et c’est peut-être là aussi une des formes caractéristiques du génie. français. Ils sont ainsi Renan aussi bien que Racine, Chateaubriand tout comme Ronsard.

Ce don du style, la Fontaine le possède à un degré unique. Il n’est pas un de ses poèmes où on ne trouve de beaux vers, riches, frais, souriants, ou d’une noble tristesse. On en trouve jusque dans la Captivité de saint Malc, cette idylle sainte qui se transforme çà et là en une histoire d’amour, et jusque dans le Quinquina, production cependant indigne. Quels admirables poèmes que Philémon et Baucis, les Deux Pigeons, ou, dans le genre amusant, le Meunier, son fils et l’âne, les Rieurs du Beau-Richard. Ces Rieurs, qui sont un ballet, il faut les tenir par une des petites merveilles de la langue française. C’est du Molière pour marionnettes, avec, en plus, un tel sens du rythme et de la cadence que la musique y semble inutile.

Tels sont, il me semble, les côtés par où il faut admirer le génie de La Fontaine : liberté d’esprit, netteté de jugement, don poétique à peu près parfait. Restent ses mérites comme interprète de la nature.


II

Que le dix-septième siècle ait méconnu les plaisirs d’un contact direct avec la nature, cela semble en général assez exact. Mais si on voulait s’y appliquer, on prouverait aisément le contraire. Un Théophile, un Tristan ont aimé les bois et les sources ; un Saint-Amant a passé à la campagne de beaux jours et en a parlé avec charme. Au moment où l’on voit le soleil levant

Briller sur les feuilles de houx,

il regarde l’abeille qui

Sort de sa ruche aimée,

ou bien :

Le chevreuil solitaire et doux.

Il va, tout comme nous-mêmes, rêver au bord de la mer et ramasser des coquillages. Il éprouve presque tous les sentiments romantiques.

La Fontaine, au contraire de Saint-Amant, voyagea fort peu, et les bords de la Loire furent sa plus lointaine excursion. La seule nature qu’il connaisse est celle de son pays natal, celle des environs de Paris ; et encore il en a le sentiment, bien plus que la connaissance. Il a vu, bien plus qu’il n’a observé. La Fontaine est l’homme qui a été élevé à la campagne ; cela donne de la nature, sans que l’on ait besoin de s’y appliquer, des notions diffuses, mais certaines. Tels sont les paysans, avec cette réserve que leur sentiment est toujours intéressé. Ils ne voient que ce qu’il leur est utile d’avoir vu. Pour tout le reste, leur regard est très superficiel. De connaissance véritable des choses, ils n’en possèdent aucune et ce sont de fort médiocres observateurs.

Pas plus que les paysans, La Fontaine n’a jamais rectifié une légende d’histoire naturelle. Comme eux, il trouve dans la nature ce que la tradition veut qu’on y trouve. À cette tradition champêtre, il ajoute celle des fabulistes.

Les fables d’animaux, au point de vue de la connaissance des choses, sont peut-être un léger progrès sur les inventions mythologiques. Les animaux ne sont plus des dieux, mais ils sont devenus des hommes. Parmi les sentiments qu’on leur prête alors, quelques-uns, à la vérité, pourraient leur convenir, la peur, la colère, le désir sexuel, mais quel travestissement ! La Fontaine, dit un commentateur, a donné à chacune de ses bêtes une physionomie très conforme aux traits essentiels de la réalité. C’est vrai, presque toujours, s’il s’agit de la forme des animaux et de leurs habitudes générales ; mais l’esprit qu’il leur attribue gâte tout le spectacle. La fable est le genre littéraire le mieux fait pour donner de la nature l’idée la plus fausse possible. Celles de La Fontaine, du moins, en donnent un sentiment juste, chaque fois que le poète a osé négliger ou même trahir ses maîtres traditionnels.

Il est absurde, comme la fable même, quand il calque ; il est délicieux, quand il brode. Ses animaux ne sont pas amusants comme ceux du Romant de Renart, mais, un peu moins humains, ils ne déconcertent pas toujours. C’est l’embarras, dans ces histoires : faut-il prendre ce Loup pour un homme ou pour un loup ? L’ambiguïté a parfois un certain charme ; elle le perd dès que l’on réfléchit.

Si le respect de l’antiquité ne lui ferme pas les yeux, La Fontaine est presque toujours exact dans ses descriptions, et logique dans les rapports qu’il établit entre les animaux. La paresse l’empêcha de devenir un observateur scrupuleux, mais, à l’occasion, il se révéla doué des yeux les plus sagaces. On lit, au début des Amours de Pysché : « Nos quatre amis, étant arrivés à Versailles de fort bonne heure, voulurent voir, avant le dîner, la ménagerie : c’est un lieu rempli de plusieurs sortes de volatiles et de quadrupèdes, la plupart très rares et de pays éloignés. Ils admirèrent en combien d’espèces une seule espèce d’oiseaux se multipliait ; et louèrent l’artifice et les diverses imaginations de la nature, qui se joue dans les animaux comme elle fait dans les fleurs. Ce qui leur plut davantage, ce furent les demoiselles de Numidie, et certains oiseaux pêcheurs qui ont un bec extrêmement long, avec une peau au-dessous qui leur sert de poche. Leur plumage est blanc, mais d’un blanc plus clair que celui des cygnes ; même de près, il paraît carné et tire sur la couleur de rose vers la racine. On ne peut rien voir de plus beau. C’est une espèce de cormorans. » La précision est assez grande pour que l’on reconnaisse dans ce portrait le pélican blanc, celui-là même qui se perce le flanc.

Les images de la nature sont vives dans son esprit ; elles se mêlent à son discours et le soutiennent dès qu’il se hasarde vers les frontières de l’abstraction. Ainsi en cette page du Songe de Vaux, où il compare le jeux des songes, des idées, des désirs aux mouvements des abeilles et des fourmis :

Telles vont au butin les nombreuses abeilles,
Et tel, dans un état de fourmis composé,
Le peuple rentre et sort, en cent parts divisé.

La Captivité de saint Malc contient un bien curieux passage sur les fourmis :

Il vit auprès d’un tronc des légions nombreuses
De fourmis qui sortaient de leurs cavernes creuses.

L’une poussait un faix ; l’autre prêtait son dos ;
L’amour du bien public empêchait le repos.
Les chefs encourageaient chacun par leur exemple.
Un du peuple étant mort, notre saint le contemple
En forme de convoi soigneusement porté,
Hors des toits fourmillants de l’avare cité.

Cependant, je ne crois pas ici à une observation directe et minutieuse ; il faut, pour constater tels faits, si menus et si difficiles à voir, une patience que n’avait pas la Fontaine. Que les fourmis enterrent leurs morts, c’est une tradition très ancienne ; elle est consignée dans Pline : Sepeliunt inter se viventium solæ prœter hominem. Pline, assez souvent exact, est bien plus amusant que tous les fabulistes ; il va nous expliquer l’avarice des fourmis : « Chez les Indiens septentrionaux, qu’on appelle Dardes, certaines fourmis tirent l’or des mines ; elles ont la couleur du chat (sauvage) et la grandeur du loup d’Égypte. Ce métal, qu’elles ont extrait pendant l’hiver, les Indiens le leur dérobent pendant les ardeurs de l’été : les fourmis sont alors retirées dans des souterrains, à cause de la chaleur. Toutefois, averties par l’odorat, elles sortent, volent après les ravisseurs et souvent les mettent en pièces, sans que la légèreté de leurs chameaux puissent les sauver. Telles sont et la vitesse et la férocité qui se joignent en elles à la passion de l’or. »

Si les fourmis n’enterrent pas leurs morts avec cérémonies, comme on l’a prétendu, si elles n’ont pas précisément de cimetières, il est certain qu’elles ne tolèrent aucun cadavre dans leurs habitations et qu’elles prennent souvent l’habitude de rejeter les trépassés toujours au même endroit, ce qui est fort naturel, les animaux étant essentiellement méthodiques.

De Pline ou de la tradition, La Fontaine n’a du moins retenu ici que la vraisemblable. Dès qu’il s’adonne aux fables, il accepte aveuglément les données anciennes. C’était une nécessité ; elle a souvent été malheureuse pour le poète. Il est bien mieux inspiré quand il prend thème de la puissance de travail des fourmis pour dénouer un des épisodes des Amours de Psyché (II). Vénus, ne voulant pas voir son fils épouser Psyché, la contraint à des besognes impossibles ; mais les déesses, les nymphes et les fées viennent à son secours. Psyché doit séparer en quatre tas différents un amas énorme de grains, blé, mil, seigle et orge. La tâche est désespérante. Une fée mobilise toutes les fourmis de la terre

Il en vient des climats que commande l’Aurore.
……….
Il en part du couchant des nations entières ;
Le nord, ni le midi n’ont plus de fourmilières.
……….
Les chemins en sont noirs, les champs en sont couverts ;
Maint vieux chêne en fournit des cohortes nombreuses,
Il n’est arbre mangé qui sous ses voûtes creuses,
Souffre que de ce peuple il reste en un seul essaim.
……….
L’éthiopique gent arrive et se partage.
On crée en chaque troupe un maître de l’ouvrage.
Il a l’œil sur sa bande ; aucun n’ose faillir.
On entend un bruit sourd : le mont semble bouillir.
Déjà son tour décroît, sa hauteur diminue.
À la soudaineté l’ordre aussi contribue.
Chacun a son emploi parmi les travailleurs :
L’un sépare le grain que l’autre emporte ailleurs.
Le monceau disparaît ainsi que par machine…

Il y a très peu d’exagération dans ce tableau, et plusieurs des traits sont bien caractéristiques du travail des fourmis.

En lisant les aventures des animaux, narrées dans le Renart, on se plaît beaucoup aux anecdotes qui se passent entre animaux qui vont de pair, ou à peu près, entre Renart et Tybert le chat entre Renart et Primault ou Ysengrin, qui sont des loups ; mais si dans ces groupes intervient la figure d’une minuscule bête, on se refuse à comprendre. Voici (Cf. le Renart de Paulin Paris) un chapitre où l’on voit Renart, devenu pèlerin, rencontrant Frobert le grillon, lequel disait ses heures, et ne pouvant le décider à lui donner son bréviaire ; ailleurs on voit une partie de marelles engagée entre Tybert le chat, Roussel l’écureuil, Blanche l’hermine et Fremont la fourmi : et de spirituelle la fable devient sotte, à moins qu’il ne s’agisse des fourmis indiennes de Pline.

Il y a, trop souvent, dans les fables de La Fontaine, de pareilles disproportions ; et c’est au point de faire croire que, sur certains insectes, tel l’escarbot, le poète n’est pas mieux renseigné que le vieux et crédule naturaliste. Le début de l’Aigle et l’Escarbot est assez pénible

L’aigle donnait la chasse à maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s’enfuyait au plus vite.
Le trou de l’escarbot se rencontre en chemin.
Je laisse à penser si ce gîte
Était sûr : mais où mieux ? Jean Lapin s’y blottit.

Les commentateurs ont excusé La Fontaine, en disant : c’est une fable. Mais tout genre a ses limites, l’absurde. On veut bien que le Petit-Poucet chausse les bottes de l’ogre, mais non que le géant mette à ses pieds les sabots du nain.

La vérité, très probablement, est que La Fontaine ignorait ce que c’est qu’un escarbot. Il n’a pas même pris la peine de s’enquérir ; il traduit des mots. « Le trou de l’escarbot, dit sérieusement un annotateur très savant, est beaucoup trop petit pour qu’un lapin puisse s’y blottir. La Fontaine semble avoir prévu l’objection ; mais où mieux ? » Ne dirait-on pas que ce trou d’escarbot, fort insuffisant, à la vérité, pourrait, à la rigueur, fournir, pour un instant, un refuge précaire à un lapin ? La manie du respect est ici poussée un peu loin. L’escarbot est un coléoptère dont la longueur est d’environ un centimètre. C’est donc dans un trou grand comme la moitié d’une noisette que, fuyant le vol de l’aigle, se blottit un lapin. La fable est à supprimer, au moins des recueils classiques, car la suite de l’histoire ne fait qu’accentuer l’absurdité du thème : on ne voit pas bien comment cet insecte inerme, parvenu au nid de l’aigle, peut « fracasser ses œufs » ni comment, une autre fois, il fait faire aux œufs le saut ». Le style, et cela arrive à ce grand poète, est aussi sot que l’histoire.

Une fable, beaucoup plus populaire, la Cigale et la fourmi, ne le cède guère, en erreurs, au conte de l’Escarbot. Elle témoigne pareillement que si La Fontaine sentait assez vivement les charmes de la nature, il n’avait de ses secrets aucune curiosité. Les professeurs, en leurs notes, ont depuis longtemps avoué que les fourmis ne font pas de provisions pour l’hiver, qu’elles dorment pendant le froid, de même que tous les insectes qui survivent à la belle saison. L’erreur, qui est encore commune, est ancienne. Pline, qui ne manque pas d’un certain raisonnement scientifique, pour expliquer l’entassement de grains de blé dans la terre, avait imaginé que les fourmis en rongent d’abord le germe. S’ils viennent, ajoute-t-il, à être mouillés, elles les tirent dehors et les font sécher. L’ignorance est vraiment le pays des merveilles, et la faculté de ne pas voir ou de voir de travers, la plus précieuse peut-être de toutes celles que possède l’homme : cela entretient l’activité, puisque toutes les observations sont toujours à recommencer.

La dernière édition classique des Fables, celle de M. L. Clément, est fort savante. Elle nous apprend que la cigale « est un insecte ailé qui fait entendre dans la campagne, pendant les chaleurs de l’été, un chant aigu et monotone ». La Fontaine en savait peut-être autant et aussi Esope, qu’il a imité servilement ; il est fâcheux qu’il n’en ait pas su davantage. Pline était beaucoup mieux renseigné. À coup sûr, il n’eût pas montré la cigale allant quêter des vivres puisque, dit-il, elle n’a point de bouche, ce qui est vrai. « Elles ont un suçoir avec lequels elles pompent la rosée », ce qui est exact, pourvu que par rosée on entende la sève des arbres sur lesquels elles vivent.

Si les fourmis dorment l’hiver, l’hiver les cigales sont mortes. Elles ont cependant, même après leur mort, des relations avec les fourmis. Ayant vécu cinq à six semaines, s’étant accouplées (ventre à ventre, dit très justement Pline), ayant pondu ou, les mâles, lancé une dernière stridence, elles tombent et les fourmis les dévorent, les creusent, encore frémissantes d’un reste de vie. Les cigales ont déjà connu ces ennemis de la dernière heure : les fourmis, qui profitent de tout, viennent leur disputer le puits de sève où elles s’abreuvent et les cigales, souvent vaincues, s’en vont plus loin enfoncer leur tarière.

Les traditions zoologiques sont presque toujours absurdes. La cigale ne chante pas, quoi que dise le savant professeur qui annote La Fontaine, elle bat du tambourin : cependant, elle n’en perd pas on coup de chalumeau ; de même que beaucoup d’hémiptères, elle passe sa vie à boire. Les mâles seuls font du bruit ; les femelles sont muettes.

La Fontaine, qui n’observait pas, ne lisait pas davantage les livres où quelques notions pouvaient se trouver sur les bêtes. Plusieurs petites encyclopédies étaient de son temps, comme aujourd’hui, entre toutes les mains. Il aurait pu lire en celle de maître René François, Essais des Merveilles de nature, que « les cigales n’ont point de langues pour sucer la rosée ». Il est vrai que ce renseignement vague, quoique moins erroné que celui qu’un enfant peut tirer des Fables, se trouve, assez singulièrement, au chapitre des « Oiseaux ».

On peut dire que La Fontaine, qui n’avait jamais vu de cigales, pouvait, sur ces insectes, se méprendre. Sans doute ; mais voici qu’à la suite de Phèdre il suppose une confusion invraisemblable entre les frelons et les abeilles :

Les témoins déposaient qu’autour de ces rayons
Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
De couleur fort tannée et tels que les abeilles,
Avaient longtemps paru. Mais quoi ? dans les frelons
Ces enseignes étaient pareilles.

Oui, pour un citadin. Et encore la différence est tellement sensible de l’un à l’autre de ces « animaux ailés » qu’elle frapperait l’ignorant, au premier regard. Les frelons ont près de trois fois la longueur des abeilles, et il y a des femelles énormes qui atteignent quatre centimètres ; ce sont de petites bêtes redoutables, heureusement assez rares. La couleur empêcherait également de les confondre, les abeilles étant d’un roux sombre, et les frelons presque éclatants, avec leur thorax rougeâtre, leur abdomen annelé de brun, de roux clair et de jaune. Les abeilles ont une taille ramassée, ressemblent fort à des mouches, pour la forme, ce qui leur a valu le nom de mouches à miel. On connaît la sveltesse des guêpes or les frelons sont des guêpes.

La nature, vue par La Fontaine, est presque toujours délicieuse ou amusante, mais elle est vague. Les traits précis sont rares. Parmi ses confusions, il en est d’ailleurs qu’on ne saurait lui reprocher. On ne demande pas qu’il ait devancé ou Réaumur ou Buffon. S’il fait du dromadaire et du chameau un seul et même animal, c’est que, de son temps, il en allait ainsi. Richelet, en 1680, écrit à l’article Chameau dans son Dictionnaire « Animal domestique fort doux et fort docile qui naît en Afrique et en Asie. Il a une bosse sur le dos, et quelquefois deux… » et à Dromadaire : « Espèce de chameau plus petit et plus vite que les ordinaires. » Pline, tout en ignorant le mot dramas qui ne veut rien dire que « coureur », distingue nettement deux espèces de chameaux, duo genera selon le nombre de leurs bosses, le chameau de Bactriane et celui d’Arabie.

Ce vague où il se maintient est souvent heureux. Il est certain que le Lion et le moucheron, ce fragment épique, perdrait en beauté si l’insecte était trop caractérisé. Est-ce un moustique, est-ce un taon ? Peu importe. C’est une bête minuscule et son adversaire est le lion. Du temps de La Fontaine, la génération spontanée n’avait pas encore été mise en doute, sinon en quelques expériences dont parle Monconnys. Il était convenu que les animaux très petits venaient spontanément au jour ; de là cette expression, alors courante et qui revêtait aussi, sans nul doute, des formes plus énergiques, « excrément de la terre ». Le transformisme ne retrouvera jamais la hardiesse qu’il avait en ces temps heureux. « Les vers de soye, dit René François, naissent et esclosent des fleurs qui tombent des cyprès terbentins, fresnes. La pluye les abat, la terre les nourrit avec ses vapeurs. Ce sont petits papillonneaux. »

Cependant, au mois de mai 1673, on avait déclaré à la société royale de Londres[4] : « Que la génération des insectes ne se faisait pas par corruption, et qu’ayant pris les intestins d’un animal et autres parties plus aisées à corrompre, les ayant mises dans un vaisseau de verre et par-dessus du coton tout seul, pour empêcher qu’il n’y entrât ni mouches, ni autre animal, mais l’air seulement, qui y pouvait aisément pénétrer, il y avait plus de six semaines qu’on les gardait, sans qu’il s’y fût engendré aucun vers, ni autre chose. » C’était d’ailleurs l’opinion de Harvey, qui disait, vers le même moment : Omne vivum ex ovo. La génération spontanée des insectes est toujours une croyance populaire[5]. C’était sans doute celle de La Fontaine, mais son esprit était cependant trop avisé pour admettre la malpropre origine que tels de ses contemporains assignaient encore aux abeilles, par respect pour Virgile. Ses erreurs sont des distractions ou des crises de paresse ; si le sens critique l’abandonne parfois, il ne faut pas lui prêter des préjugés biscornus.

Ceux qui vivent le plus près de la nature, ceux à qui ses mouvements sont le plus familiers, sont aussi ceux qui en connaissent le plus malle mécanisme intérieur. La Fontaine n’aura pas manqué de paysans pour lui affirmer que laqueue de vipère est venimeuse, comme sa tête[6], ou même pour confondre, ainsi que lui-même, le hibou et le chat-huant[7]. Cet oiseau, le chat-huant, il l’a pris pour héros d’une de ces fables démonstratives qu’il écrivit sur ses vieux jours. Il s’agissait de prouver contre Descartes que les animaux ne sont point des machines. Les commentateurs ont fini par trouver les sources de presque toutes les fables de La Fontaine ; il sont muets sur les Souris et le chat-huant, se bornant à souligner la note du poète lui-même : « Ceci n’est point une fable ; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée. » Ce qui ne serait pas une fable, c’est que les chats-huants capturent des souris vivantes, leur cassent les pattes et les engraissent pour avoir toujours, durant l’hiver, nourriture fraîche. Le fait est donné par La Fontaine comme accidentel, ce qui en augmente le miracle ; Charlevoix, dans son Histoire de la Nouvelle-France (tome III, p. 55), le donne comme régulier : « Les provisions du chat-huant pour l’hiver sont des mulots auxquels il casse les pattes, et qu’il engraisse et nourrit avec soin, jusqu’à ce qu’il en ait besoin. » Buffon (article Hibou), qui cite la page 56 du même tome, se garde bien de la moindre allusion à la fable du père Charlevoix, et cependant il est plein de détails sur la manière dont se nourrissent ces oiseaux, précisant avec soin leurs habitudes, notant s’ils mangent de préférence des souris ou des oiseaux et s’ils les dépècent, les plument ou les dévorent entiers et tels quels. Transportée au Canada, où l’hiver est de six mois, l’histoire est plus absurde encore qu’en France, car le chat-huant, très vorace, mange facilement cinq ou six souris de suite[8]. Sa provision d’hiver se composerait de plusieurs milliers de souris : quelle bergerie ! Le chat-huant du Canada est d’ailleurs, dit Buffon, une chevêche, oiseaux qui maltraitent fort leurs proies avant de les dévorer. Qu’ils brisent d’abord les pattes des souris pour les dépecer en paix, c’est possible, et cela serait une méthode de prédation à laquelle on trouverait des analogues dans le monde animal.

L’intérêt de cette petite histoire est ceci qu’après avoir, par jeu, fait raisonner les animaux, La Fontaine a fini par les croire vraiment doués de raisonnement. Mais il dépasse vraiment les bornes de la crédulité dans les Deux rats, le renard et l’œuf. Que n’a-t-il été contemporain du culte des Chiens, qui a pris en un siècle une si belle extension ! Les preuves de l’intelligence humaine des bêtes lui seraient venues de toutes parts, prônées par ces pauvres gens qui croient faire honneur aux animaux en leur attribuant les motifs mesquins d’activité qui décident les hommes. La Fontaine n’a pas compris que la beauté de la vie animale est dans un désintéressement de tout ce qui est inutile à la stricte conservation de la vie. Prêter aux bêtes des lueurs d’humanité, c’est les dégrader. Au lieu d’êtres qui accomplissent franchement les devoirs de leur espèce, on n’a plus que les gnômes qui singent péniblement quelques-unes de nos grimaces. Le système de Descartes est sans doute d’une raideur excessive ; mais il vaut mieux transformer les animaux en machines que les transformer en comédiens.

Parmi les traits que La Fontaine, en un discours à Mme de la Sablière, a juxtaposés à cette fable, il en est d’autres qui ne sont pas moins fabuleux : celui de la perdrix qui fait la blessée pour détourner de ses petits l’attention du chasseur ; celui du vieux cerf qui pour changer la voie en « suppose » un plus jeune. La perdrix qui couve quitte difficilement son nid elle y revient, si le danger est passé, mais elle ne simule pas. La perdrix, qui est une poule, a l’intelligence d’une poule. Quant au cerf, animal d’ailleurs obtus, quel miracle y a-t-il qu’un jeune cerf, voyant courir un vieux, se mêle à la course ?

La Fontaine connaissait médiocrement la chasse à courre ; il était fort mal renseigné sur la fauconnerie. La fable le Milan, le roi et le chasseur n’est qu’un long contresens.

Un certain fauconnier ayant pris, ce dit-on.
À la chasse un milan (ce qui n’arrive guère).
En voulut au roi faire un don,
Comme de chose singulière.
Ce cas n’arrive pas quelquefois en cent ans…

Aucun oiseau de proie n’est au contraire plus aisé à prendre que le milan. On le faisait chasser autrefois par le faucon ou par l’épervier. On le voit, dit Buffon, fuir, monter très haut, « jusqu’à ce que l’épervier l’atteigne, le rabatte à coup d’ailes, de serres et de bec, et le ramène à terre, moins blessé que battu, et plus vaincu par la peur que par la force de son ennemi ». Le milan, lâche, fort méprisé, était un oiseau que l’on détruisait et non un oiseau avec lequel on chassait. On n’a jamais songé à dresser cet oiseau que met en fuite une poule en colère. « De tout temps, dit encore Buffon, on l’a rayé de la liste des oiseaux nobles et rejeté de l’école de la fauconnerie. »

La Fontaine a sans doute été trompé par l’épithète de royal, généralement attribuée au milan, Milvus regalis ; mais le milan royal ne fut appelé ainsi que parce que sa chasse à l’épervier était, vu son inutilité, un passe temps de prince. Il n’est pas besoin d’un si grand appareil pour tuer un milan qui, s’il est lâche, n’est pas farouche.

L’erreur n’a plus qu’un intérêt historique, mais je pense qu’elle fit sourire les contemporains du poète. Son fauconnier

Par ce parangon des présents,
… Croyait sa fortune faite,
Quand l’animal porte-sonnette…

Ici M. Clément a soin de faire remarquer « qu’on attachait au cou des faucons une petite sonnette ». La note du commentateur accentue encore la méprise. Ce n’est pas d’ailleurs au cou que se fixait la sonnette, mais aux entraves des pattes, aux jets, et je pense qu’il serait assez difficile, outre que cela gâterait son plumage, de mettre au cou d’un faucon une sonnette, et, par conséquent, un collier. Une telle connaissance des bêtes permet d’admirer sans restriction les portraits zoologiques de La Fontaine ; mais c’est une grâce d’état.

On admettra difficilement aussi que la gazelle puisse être appelée (I, XII, 15) une « chevrette de montagne ». Outre que la chevrette est la femelle du chevreuil et non une bête dontle nom convienne aux deux sexes, la gazelle est un animal de plaine, et qui vit en troupes. Les Fables de La Fontaine seraient plus heureusement annotées, semble-t-il, par un naturaliste que par un grammairien : elles pourraient ainsi devenir le prétexte d’un agréable enseignement de l’histoire naturelle. On ferait retenir aux enfants les traits précis et pittoresques qui abondent dans ces fables, et on corrigerait les autres, car il n’est aucunement nécessaire de faire admirer des erreurs et même des absurdités, sous le prétexte que l’auteur est un grand poète.

« … Un saumon et un esturgeon, qui apparemment suivaient un bateau de sel, furent pris dans la rivière de Seine. On les présenta vifs à M. Fouquet, qui les fit mettre en un fort grand carré d’eau où je les trouvai plein de santé et de vie[9]… » L’intervention du bateau de sel est assez plaisante. Sans doute qu’il salait la rivière et donnait à ces poissons dévoyés l’illusion de n’avoir pas quitté l’embouchure de la Seine. La Fontaine ignore évidemment qu’il n’est pas plus surprenant de trouver un saumon dans une rivière qu’une perdrix dans un champ de blé. Ses contemporains ne sont pas tous aussi mal renseignés. Saint-Amant, par exemple, connaît parfaitement la double vie du saumon, en eau salée, en eaux douces

Le saumon, dont au renouveau
Thétis est dépourvue…[10].

L’esturgeon, qui a les mêmes mœurs, ne fréquente que les grands fleuves. Il remonte parfois la Seine en compagnie du saumon. Il y était assez commun autrefois. Quant au saumon, il s’insinue jusque dans les plus étroites rivières, pourvu qu’elles aient quelque profondeur et l’Anqueil même, qui passe à Vaux, pouvait en voir, quoique La Fontaine dise assez étourdiment : « Je ne croyais pas que la rivière d’Anqueil entretînt commerce avec l’Océan. »

On trouve sur le cygne, dans le Songe de Vaux (IV), une histoire agréable. Un cygne va mourir ; donc il va chanter : on va chercher Lambert. C’est déjà Tribulat Bonhomet, mais sans nulle amertume :

« J’eusse continué mes plaintes, si le son d’un luth ne les eût interrompues. Comme j’aime extrêmement l’harmonie, je quittai le lieu où j’étais pour aller du côté où le son se faisait entendre. Lycidas me suivit ; et lui ayant demandé ce que ce pouvait être, il me dit que Sylvie, ayant appris qu’un cygne de Vaux s’en allait mourir, avait envoyé quérir Lambert en diligence, afin de faire comparaison de son chant avec celui du pauvre cygne. Ce n’est pas, ajouta Lycidas, que tous les cygnes chantent en mourant. Bien que cette tradition soit fort ancienne parmi les poètes, on en peut douter sans impiété. Tandis que Lycidas m’entretenait de la sorte, nous vîmes arriver Sylvie… Elle s’assit dans un fauteuil sur les bords du canal où était le cygne ; et aussitôt Lambert, ayant accordé son théorbe, chanta un air de sa façon qui était admirablement beau ; il le chanta si bien qu’il mérita d’être loué de Sylvie, et fut ensuite abandonné aux louanges de tous ceux qui étaient présents. L’un l’appelait Orphée, l’autre Amphion. Enfin, on crut que le cygne n’oserait chanter après lui. Il chanta toutefois, et chanta véritablement assez bien ; mais ontre que c’était en une langue qu’on n’entendait point, il fut jugé de beaucoup inférieur à Lambert, et Sylvie, ne jugeant pas à propos de le voir mourir, se fut promener d’un autre côté. »

Le chant du cygne n’est pas tout à fait une légende, si bien que les ornithologues ont baptisé le cygne sauvage cygnus musicus. « Quand des bandes de ces cygnes, dit un récent dictionnaire des sciences, passent dans les airs, ils font entendre un cri éclatant, dont le timbre devient assez harmonieux lorsqu’on ne le perçoit plus qu’à peine. C’est sans doute cela qui a fait penser que le cygne chantait au moment de sa mort. » Il est plus probable que la légende est d’origine purement littéraire. C’est une de ces petites croyances qui demeurent toujours vivantes, quoique personne ne les admette plus, ni que personne peut-être ne s’y soit sérieusement laissé prendre. Notre civilisation est pleine de ces innocentes superstitions qui trompent à peine les enfants, le voyage des cloches, le bonhomme Noël, les dames blanches, et mille autres, et tous ces présages tirés des oiseaux, des insectes. Un présage heureux était peut-être attaché au chant du cygne. Mais l’antiquité était déjà fort sceptique sur ce point, et Pline lui-même doute de la merveille « On prétend que les cygnes, en mourant, font entendre un chant plaintif (flebilis) c’est inexact, à mon avis. »

La Fontaine est toujours plus à l’aise dans la fantaisie que dans la réalité ; il est rare qu’il n’y ait pas quelque négligence à ses tableaux qui semblent le plus précis. C’est une agréable fable que l’Hirondelle et les petits oiseaux ; mais elle prête un peu à sourire quand on connaît le goût de toute « la gent emplumée » pour le chènevis. Loin qu’il y ait besoin d’exciter les oiseaux granivores à déterrer les graines de chanvre, il est fort difficile de préserver les naissantes chènevières contre leurs déprédations. La Maison rustique contient sur le chanvre cette remarque « Au chanvre, cela est à admirer, que combien qu’il soit de deux sortes, mâle et femelle, c’est le mâle qui porte la graine, non la femelle. » Les paysans s’y trompent encore et appellent mâles les pieds les plus hauts.

Presque toujours La Fontaine exagère l’intelligence des bêtes, c’est-à-dire, non leur intelligence spécifique, qui est très grande et souvent admirable, mais leur intelligence individuelle, de raisonnement, qui est nulle ou, dans les cas les plus extraordinaires, fort médiocre. On s’étonne donc qu’il ait fait les chèvres entêtées jusqu’à la folie, jusqu’à la mort (l. XII, 14). Il aurait pu profiter de l’anecdote contée par Pline (VIII, 76) : « Mucien rapporte, comme témoin oculaire, un fait qui prouve l’intelligence de cet animal. Deux chèvres se rencontrèrent sur un pont fort étroit : l’espace ne leur permettait pas de se retourner, la planche était trop longue pour qu’elles pussent rétrograder sans voir où elles poseraient leurs pieds. Cependant un tor-rent qui roulait au-dessous d’elles menaçait de les engloutir. L’une des deux se coucha sur le ventre ; l’autre alors passa sur son corps. » Un naturaliste moderne, Thiébaut de Berneaud, prétend avoir été témoin d’un fait identique et il précise : en 1793, aux environs du Lac de Wallenstadt, près de Sargans, en Suisse. Les deux chèvres regagnaient chacune leur troupeau après avoir vagabondé, comme le peint si bien La Fontaine :

Dès que les chèvres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune ; elles vont en voyage…
……….
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C’est où ces dames vont promener leurs caprices
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant…

La suite de la fable montre qu’il pense aux femmes, autant qu’aux chèvres, et peut-être davantage. Il a voulu peindre l’entêtement féminin, et la peinture est juste. Mais quelle jolie histoire il nous eût contée avec l’anecdote du vieux Pline !

Si Garo avait fait un voyage en Orient, il en serait sans doute revenu moins optimiste en ce qui concerne les glands et les citrouilles, car certains cédrats pèsent jusqu’à vingt livres. Il aurait vu en de plus lointains pays de menaçantes noix de coco, peu plaisantes à recevoir sur la tête, et il aurait jugé qu’il en est de la providence comme de la vérité : elle change d’attitude selon les pays et on la loue de ce côté des Pyrénées pour le mal qu’elle nous épargne ici et que, par delà les monts, elle accomplit avec une divine sérénité.

Telles sont les erreurs de La Fontaine, comme observateur de la nature ou, si l’on veut, comme naturaliste. Mais les fables abondent, et les poèmes, où la campagne est peinte avec vérité autant qu’avec poésie. Il senti la vie avec une délicieuse ingénuité. Les grâces des fables sont dans tous les souvenirs les poèmes, moins connus, sont pleins ée fleurs, comme les prés avant la faux :

L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.
(Filles de Minée)
De degrés en degrés, l’eau tombant sur les marbres
Mêlait son bruit aux vents engouffrés dans les arbres.
(Captivité de saint Malc.)
Errer dans un jardin, s’égarer dans un bois,
Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine,
Écouter en rêvant le bruit d’une fontaine
Ou celui d’un ruisseau roulant sur des cailloux,
Tout cela, je l’avoue, a des charmes bien doux.
……….
Quelle est belle à mes yeux, cette nuit endormie !
(Songe de Vaux.}
Jasmins dont un air doux s’exhale,
Fleurs que les vents n’ont pu ternir,

Aminte en blancheur vous égale
Et vous m’en faites souvenir.
(Amours de Psyché.)
Les cerfs au moindre bruit à se sauver si prompts,
Les timides troupeaux des daims aux larges fronts.
(Adonis.)
Le fond des bois et leur vaste silence.
(La Clochette.)

On ne peut cependant négliger, dans les Fables, où le poète est constamment en lutte directe avec la nature, des traits tels que :

L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours.
……..
[Les pigeons, cette] nation
…… pigeons, cette] nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.
……
Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe,

…….. un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée[11].
. . . .
Solitude où je trouve une douceur secrète.


III

Encore qu’on y rencontre bien des vulgarités, force lieux communs, et que le style en soit inégal, les Fables demeurent un recueil précieux, et amusant, pourvu qu’on n’en considère pas la morale. Lamartine a dit que c’était celle d’un vieillard. Du moins, elle n’encourage pas à l’action et, quoique la Fontaine soit un amant de la vie, elle n’inspire pas l’amour de la vie. Si les enfants la comprenaient, comme le désirent leurs maîtres, ils en seraient troublés. Mais les enfants trouvent très amusant que le loup croque l’agneau. C’est un spectacle. Plus tard, on pense encore que c’est naturel, si on a l’esprit sain, et on ne demande pas l’interversion des rôles, ni que l’agneau, enfin, croque à son tour le loup. La Fontaine, tels ses sages devanciers, regarde, et raconte tels qu’ils sont les jeux de l’existence. La fable, selon Esope, est un théorème de psychologie. Au développement, La Fontaine met des grâces, mais, arrivé au quod erat demonstrandum, il ne recule pas devant la dureté traditionnelle. Quelques conclusions lui appartiennent ; il donne un tour nouveau à beaucoup d’autres et même un sens inattendu. Ce sens a’est presque jamais chrétien, pas plus que n’est chrétienne la tradition cruelle des proverbes ; il en a créé quelques-uns ou renouvelé leur forme, car on ne crée plus guère en ce genre trop ancien.

En somme, les moralités de ses fables lui appartiennent comme les fables elles-mêmes, puisqu’il les a choisies, cueillies entre toutes les fleurs de l’antique jardin. L’ensemble de ces moralités pourrait donner quelque chose comme la morale de La Fontaine, morale qui, tirant sa valeur de l’expérience, laisse heureusement de côté l’idée funeste de devoir, qui n’apparaît dans les sociétés que pour y corrompre, au profit vain d’un idéal passager, le sens naturel de la vie.

« On pourrait, dit un commentateur, faire un recueil des sentences de La Fontaine et les répartir en trois chapitres qui répondraient à la division classique des traités de morale : devoirs envers nous ; devoirs envers les autres ; devoirs envers Dieu. » Cela serait difficile, puisque l’idée de devoir, sauf en quelques lieux communs, est absente des Fables. Mais si l’on faisait un choix des plus originales sentences ; si, joignant aux moralités des fables celles des contes, on résumait par une ligne de prose celles qui sont trop longues, en donnant littérales celles dont la forme est nette et rapide, on obtiendrait un assez curieux petit manuel de découragement, de scepticisme, d’ironie, de naïveté et de contradiction

L’imprévoyance ne mérite aucune pitié.
« Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute[12]. »
On est toujours puni de vouloir s’élever au-dessus de son état.
Les grandes fonctions attirent les grands malheurs.
L’esclavage et la liberté ont chacun leurs inconvénients.
La force a des arguments irrésistibles.
« Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes. »
Les meilleurs conseils ne prévalent pas contre nos instincts.
« Fi du plaisir que la crainte peut corrompre ! »
« La raison du plus fort est toujours la meilleure. »
« Les grands se font honneur, dès lors qu’il nous font grâce. »
Il y a toujours profit à louer les grands.
« Plutôt souffrir que mourir, c’est la devise des hommes. »
Le mariage est l’abdication de l’homme aux mains de la femme.
La fourberie n’est pas sûre : à trompeur, trompeur et demi.
Quand il faut agir, la plupart se répandent en discours.
La beauté ou la science sont peu de choses pour les hommes.
La justice la plus expéditive est la meilleure.
Le faible est plus que le fort à l’abri du destin.
Il n’est pas bon, dans la vie, d’avoir le goût trop difficile.
Qui a déjà failli n’a plus droit à la justice.

Les petits sont les victimes naturelles des grands.
« Le sage dit, selon les gens : Vive le roi ! vive la ligue. »
« Il n’est rien d’impossible à qui veut se venger[13]. »
« Les plus à craindre sont souvent les plus petits. »
« Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde. »
« On a souvent besoin d’un plus petit que soi. »
« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »
Il vaut mieux regarder à ses pieds que vers les étoiles.
Il n’est poltron « qui ne puisse trouver un plus poltron que soi ».
« C’est double plaisir de tromper un trompeur. »
« Où la guêpe a passé, le moucheron demeure. »
Rien ne sert d’envier les mérites d’autrui.
Un seul a plus de sens « qu’une multitude de gens ».
Bien fou « qui prétend contenter tout le monde et son père. »
Le peuple est lié au roi « L’un ne peut succomber que l’autre ne périsse[14]. »
La fourberie est dangereuse : « Quiconque est loup agisse en loup. »
Il faut supporter un mauvais roi, « de peur d’en rencontrer un pire ».
Qui ne reçoit pas le mal pour le bien doit s’estimer très heureux.
« La paix est fort bonne…, mais de quoi sert-elle, avec des ennemis sans foi ? »
« La méfiance est mère de la sûreté. »

« Amour, amour, quand tu nous tiens, on peut bien dire : adieu, prudence »
« Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grâce. »
Pour nous gagner certains cœurs, mieux vaut force que douceur[15].
« La ruse la mieux ourdie peut nuire à son inventeur. »
La vengeance est douce, mais il ne faut pas la payer trop cher.
« Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre. »
« Chacun se dit ami, mais fol qui s’y repose. »
« Ne t’attends qu’à toi seul. »
« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. »
Mauvaise ruse gâte encore une mauvaise affaire.
Que sort-il souvent des plus vastes projets ? Du vent.
On s’appauvrit à vouloir trop gagner.
« Un équipage cavalier fait les trois quarts de la vaillance[16]. »
Tel fuit, qui était brave à l’idée du danger.
« Plus fait douceur que violence. »
« Notre ennemi, c’est notre maître. »
« Rien ne sert de courir, il faut partir à point. »
Sot, le peuple, qui se réjouit aux noces d’un tyran.
« II est bon d’être charitable mais envers qui ? c’est là le point. »
Les fous, ils sont nombreux, lâchent la proie pour l’ombre.
La mort nous menace : mangeons bien, buvons bien.
« On dit qu’on est inconsolable ; on le dit… »
« Plus d’amour, plus de joie. »
« Dieu prodigue ses biens à ceux qui font vœu d’être siens. »
Négligez la fortune, elle viendra vous trouver.

La justice met « les plaideurs d’accord, en croquant l’un et l’autre ».
Le peuple est fait pour suivre et non pour obéir.
« Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse. »
L’argent chasse en entrant le sommeil et la joie.
« Chose étrange, on apprend la tempérance aux chiens
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes. »
« Tel est pris qui croyait prendre. »
« Qu’un ami véritable est une douce chose ! »
La plainte ni la peur ne changent le destin
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.
C’est en flattant les rois qu’on devient leur ami.
« Se croire un personnage est fort commun en France. »
« Laissez dire les sots : le savoir a son prix. »
« Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire ! »
« Jouis dès aujourd’hui. »
« L’absence est le plus grand des maux. »
Que de grands seigneurs « n’ont que l’habit pourtous talents » !
Il y a pire que l’écolier ; il y a le pédant.
« Il en faut revenir toujours à son destin. »
« Qu’importe qui nous mange ? »
« Le loup n’a tort que quand il n’est pas le plus fort. »
Il y a deux tables : à l’une sont assis les adroits et les forts,
« et les petits mangent leur reste à la seconde. »
« Pasteurs d’humains…, servez-vous de vos rets : la puissance fait tout. »
« Je sais que la vengeance est un morceau de roi. »
« L’absence est aussi bien un remède à la haine qu’un appareil contre l’amour. »
« Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire. »
« Le moins de gens qu’on peut à l’entour du gâteau ! »
Sachez vous faire à temps l’ami des lionceaux.
« Ici-bas maint talent n’est que pure grimace. »

Le mal qu’on fait à un ennemi apprend à en faire à un ami.
Les femmes, la fortune et les rois se jouent de nous, comme le chat de la souris.
« Chat et vieux, pardonner ? Cela n’arrive guères. »
« Il en coûte à qui vous réclame, médecins du corps et de l’ame »
« Ici-bas l’intérêt est le premier ressort[17]. »
« Les sages quelquefois, ainsi que l’écrevisse, marchent à
reculons. »
L’indulgence, mieux que la vengeance, sied aux rois.
« Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats. »
« Tout est mystère dans l’amour. »
« De tout inconnu le sage se méfie. »
« De craindre trop le danger fait le plus souvent qu’où y
tombe. »
Le bonheur stoïcien, c’est la mort anticipée.
« Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. »

Des contes, il y a peu de choses à tirer ; ou, du moins, de chacun, ou à peu près, on tirerait la même chose tous les maris sont trompés ; toutes les femmes aussi. Il n’est en amour qu’infidélité, inconstance, mensonge et paillardise. Cependant voici quelques sentences moins banales :

« Mieux vaut cornes gagner que perdre ses oreilles. »

 « Il est bon de garder sa fleur,
Mais, pour l’avoir perdue, il ae faut pas se pendre. »


« Quand on prend comme il faut cet accident fatal,
Cocuage n’est pas un mal. »

« Femmes ne sont toutes reconnaissantes ;
À cela près ce sont choses charmantes.
Sous le ciel n’est plus un plus bel animal. »

« Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré. »

Dira-t-on que la morale de La Fontaine évolue du cynisme à la banalité ? Du moins n’est-elle pas systématique. Toute conclusion logique satisfait son esprit accommodant. D’une fable il tire cette moralité que la vengeance est un morceau de roi ; d’une autre, que la vengeance n’est pas digne d’un roi. La force est souveraine ; mais voici que le rat ronge-maille lui fait songer qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi. Le loup mange l’agneau, mais le moucheron exténue le lion. Aucune idée préconçue : il prend les faits comme ils viennent ; il les arrange aussi, mais selon son humeur du jour, qui n’était peut-être pas celle de la veille.

Il avait cependant de grandes prétentions à la morale. Il conçoit, rédige des préceptes : donnez, dit-il, pour ses successeurs,

Donnez mainte leçon que j’ai sans doute omise,

mais il ne faisait que conter des anecdotes.

Il les a bien contées, et cela suffit à sa gloire. La Fontaine est un conteur. On peut d’ailleurs, en conférant aux dernières les premières fables, constater que ce goût de la morale ne lui vint qu’avec l’âge et avec la gloire. Il fit parler les animaux pour s’amuser, avant de les faire parler pour nous enseigner à vivre. Le douzième livre, trop didactique, est le plus faible, malgré des traits heureux ; il faut en accuser la vieillesse.

Les contes eurent du succès ils n’en ont plus. Ces morceaux aguichants sont devenus fort ennuyeux. Le style marotique n’a pas peu contribué à les vieillir. Et puis, ces histoires de nonnes folâtres, qu’elles sont pauvres, et en tout cela quelle vulgarité ! On sent trop, dans le La Fontaine des Contes, le coureur de filles de chambre. Ninon, qui, c’est vrai, ne l’aimait pas, écrivait à Saint-Evremont : « Sa tête est bien affaiblie. C’est le destin des poètes le Tasse et Lucrèce l’ont éprouvé. Je doute qu’il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine ; il n’a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense. » Quelles maîtresses faut-il avoir à cinquante-quatre ans pour leur offrir les Lunettes ? Réservons nos curiosités ou notre indulgence pour l’obscénité passionnée d’un Baffo ou d’un Verlaine : la gaudriole est méprisable, même chez la Fontaine.

La Fontaine est un poète inégal. Très loin de la perfection mécanique d’un Boileau, il est très loin aussi de la perpétuelle distinction d’un Racine. Il est, avec Molière, un des grands poètes qui ont fait le plus de mauvais vers ; mais Molière n’écrit en vers que pour obéir au préjugé ; La Fontaine, poète d’instinct, et poète de loisirs, se contente trop facilement lui-même. Dans les fables, sous prétexte de familiarité, il est très souvent prosaïque ; c’est dire que tels de ses vers ne sont que de la mauvaise prose de conversation. Voici la moralité de la Poule aux œufs d’or :

Belle leçon pour les gens chiches !
Pendant ces derniers temps combien en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus
Pour vouloir trop tôt être riches !

Mais en d’autres parties de son œuvre, que d’accents délicieux et nouveaux ! Comme les libertins, dont il perpétue la tradition, La Fontaine se convertit quand lui manqua la force de vivre. Comme eux, il avait joint à l’indifférence religieuse l’habitude des jouissances sensuelles. En dépit de Taine, qui essaya sur lui sa théorie du milieu, il est la preuve qu’une certaine liberté d’esprit et de mœurs, une certaine paresse aussi, avec cet égoïsme têtu qui se veut à tout prix satisfaire, suffisent à vaincre les influences sociales. Le dix-septième siècle fut divers, et ses milieux, mais au temps même de La Fontaine, un courant très fort attirait à soi jusqu’aux hommes de génie, et même Racine et même Pascal. La Fontaine ne se laissa pas séduire plus d’un instant par ces Messieurs de Port-Royal. Il préféra les salons galants, et les alcôves, même de hasard. Fatigué de l’amour, « ce tyran de sa vie », il allait se reposer « aux bords d’une onde pure ». Aucun homme, peut-être, et aucun homme de génie certainement, ne vécut plus près de la simple et belle animalité

Quand viendra le moment d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords.

  1. Cf. la version de Champfort.(Ed. du Mercure de France, p. 246.) Il y en a un autre mais la conclusion est pareille. Les Anglais avaient alors le même principe.
  2. Le mot est de La Fontaine.
  3. Sa fille, Thérèse, le fut, par compensation.
  4. Les voyages : de M. de Monconnys, t. III, p. 47.
  5. On lisait dans un journal, le 10 septembre 1905, au matin : « L’arbre n’avait donc pas assez d’ennemis parmi les hommes qui l’abattent, le coupent en morceaux, le brûlent, oublieux de la beauté de son ombrage ? Il faut encore que des insectes menacent son existence ? Ces termites déjà nombreux viennent de s’augmenter d’une nouvelle espèce : le bostriche. »
  6. Richelet dit « Le serpent est un animal rond et long qui a son venin au bout de la queue. »
  7. La différence immédiatement visible est que les hibous ont des deux côtés de la tête ces aigrettes en forme d’oreilles qui lui font le profil d’un chat, et que le chat-huant n’en a pas, non plus que les autres chouettes. Les paysans les confondent en effet, souvent, au moins par le nom. En Anjou, en Bretagne, Je hibou s’appelle le chouan ; ailleurs, le chat-huant cornu ; en Bourgogne, la choue cornerote ; ailleurs, il est dit le duquet (petit-duc) ou le cloudet, à cause de son cri.
  8. La Fontaine partage également le préjugé des paysans contre ces oiseaux utiles à leurs champs et à leurs granges. Il met le hibou au rang des blaireaux et renards (le Renard anglais).
  9. Le Songe de Vaux, III.
  10. Richelet défiait le saumon par sa couleur, et ajoute : « … Et qui étant né dans la mar Océane et aimant l’eau douce, se retire aux rivières qui entrent dans cette mer. » C’est J’inverse mais la migration est indiquée.
  11. Il s’agit d’un lapin. Ce mot est relativement récent dans la langue et son origine est inconnue. Au temps de La Fontaine, il n’avait guère plus d’un siècle d’usage. La Maison rustique de 1658 l’ignore encore, ne connaît que le conin. Leroux (Dictionnaire comique) dit que, de son temps, les filles riaient ou rougissaient, quand elles entendaient crier dans les rues « Peaux de conins ! » C’est la pudeur verbale qui a chassé du langage ce mot, comme beaucoup d’autres.
  12. Texte même de La Fontaine, ainsi que tous les passages ainsi marqués, sauf indication différente.
  13. De la traduction d’Esope, par Benserade. Elle fut classique et populaire, concurremment avec les Fables de La Fontaine, jusqu’à la fin du xviiie siècle. Elle contient des vers heureux.
  14. Benserade.
  15. D’après Benserade.
  16. De leur… dans le texte.
  17. Benserade.