Promenades Littéraires (Gourmont)/Contes de la vieille France


CONTES DE LA VIEILLE FRANCE[1]


La littérature française est si ancienne, est si riche de belles œuvres, qu’il est difficile de la bien connaître. La partie primitive, d’ailleurs, qui va du neuvième siècle au seizième, est pratiquement inabordable pour ceux qui n’ont pas fait d’études spéciales. Le vieux français est une langue, ou plutôt une suite de langues qu’il faut apprendre. Le fond n’a pas varié. Il y a des mots que nous prononçons quotidiennement et qui étaient déjà sur les lèvres des hommes au temps des derniers carlovingiens, tels corps, faire, servir, ciel, argent, mort, etc. Mais le plus grand nombre ne se comprennent plus. Il est donc nécessaire, si l’on veut mettre à la portée du public et même des lettrés, les œuvres de ces siècles reculés, de les traduire en français moderne. C’est une tâche des plus délicates. Récemment M. Joseph Bédier, le successeur de Gaston Paris au Collège de France, a transposé en une langue élégante et claire les fragments de nos anciens poèmes sur Tristan et Yseult. Cela a donné un roman charmant et qui a eu du succès. M. Jean Moréas vient à son tour nous offrir quelques contes de la vieille France.

« Je voudrais, nous dit-il, dans un bref avertissement, que ce livre fût comme un miroir du moyen âge français : tendre, tragique ou plaisant. De petits poèmes, des fabliaux, ou bien des chroniques en prose m’ont fourni le sujet et les principaux ornements de mes contes. Ici j’adapte, n’en prenant qu’à mon aise ; là, je transcris sans plus. Il m’est arrivé de soude rdeux aventures en une. Quant au style dont je me suis servi, il est fort simple, mais avec quelque chose de ces gracieuses façons de jadis. »

Nous ne sommes donc pas en présence, comme dans le scrupuleux travail de M. Bédier, d’une traduction véritable. C’est un miroir, mais brisé et un peu terni. Le style est simple, en effet ; il l’est trop peut-être, et on voudrait y retrouver quelques-uns de ces naïfs enjolivements dont nos vieux poètes sont assez prodigues, et aussi quelques-unes de ces douces longueurs où se berçaient jadis, comme à de languissants airs de viole, leurs bénévoles auditeurs. L’œuvre est tout de même très agréable, l’une des plus captivantes que l’on puisse indiquer à ceux qui voudraient se distraire un instant des vilaines tragédies de l’heure présente.

Les contes choisis par M. Moréas appartiennent presque tous à ce que l’on appelle le cycle breton. Les Celtes de la Grande-Bretagne n’avaient subi que très superficiellement l’influence de leurs premiers vainqueurs, les Romains ; ils résistèrent également, quoique avec plus de peine, à l’invasion saxonne du cinquième siècle. Repoussés dans le sud-ouest de leur île, ils se tassèrent dans les provinces que l’on appelle aujourd’hui le pays de Galles et les Cornouailles, en même temps qu’une partie d’entre eux, passant la mer, venait peupler l’Armorique et la transformer en une nouvelle Bretagne, dont la langue et les traditions se sont, avec une certaine fidélité, conservées jusqu’à nos jours. Mais le cycle breton n’a rien à voir avec nos Bretons de France ; il s’agit de leurs frères aînés, des Bretons de la Grande-Bretagne.

Quand les Normands eurent conquis l’Angleterre ils furent frappés du contraste que présentaient les deux races juxtaposées dans ce pays. L’une était rude, toute en muscles et en appétits, sans goûts que matériels c’était la race saxonne. L’autre, vive, spirituelle et un peu rêveuse, avait de la curiosité pour les arts et pour la poésie c’était la race bretonne ou celtique. Ces Bretons possédaient d’antiques traditions qu’ils avaient mises en vers et que des chanteurs très habiles récitaient en s’accompagnant d’une petite harpe appelée rote. Encouragés par tes Normands, que ces nouveautés délectaient, les poètes musiciens se multiplièrent ; ils traversèrent même le détroit et se firent apprécier en France. Traduites en notre langue, leurs compositions prirent le nom de lais. C’est un poème qui consiste toujours en un récit féerique ou romanesque ; quelques-uns, restés dans les mémoires, sont devenus nos contes de fées, tels le lai d’Ywenec, qui n’est autre chose que l’Oiseau bleu, Presque tous les lais bretons durent être traduits en français, mais il ne nous en reste qu’une vingtaine tout au plus, dont les trois quarts ont pour auteur une femme, Marie, née à Compiègne, et qui alla vivre en Angleterre, où elle prit le nom de Marie de France. Elle écrivait sous le règne de Henri II, vers la fin du douzième siècle.

Le plus célèbre des petits poèmes de cette mystérieuse Marie est le lai du Chèvrefeuille. M. Moréas n’a pas manqué de le traduire. C’est un épisode des longues et fatales amours de Tristan et d’Yseult. Exilé, Tristan erre en une forêt, non loin du palais où demeure la reine qu’il adore. Il n’en sort que le soir, pour passer la nuit dans la chaumière d’un paysan, près de Tintagel. Or, il apprend que le roi et la reine doivent venir à Tintagel pour les fêtes de la Pentecôte. Tristan coupe une branche de coudrier, y grave son nom et la place dans le chemin où la reine doit passer. La reine veut voir cette branche, et, ayant lu le nom de Tristan, s’arrête, éloigne ses gens, entre dans le bois avec sa suivante Brangien. Elle trouve Tristan. Ils mènent entre eux une grande joie, puis elle part et laisse son ami qui pleure doucement. C’est tout. Cela ne semble rien, mais les détails sont charmants et du sentiment le plus délicat. « Le chèvrefeuille, dit Tristan, s’attache au coudrier, et quand ils sont bien enlacés ils peuvent durer ensemble. Mais qu’on les sépare, et le coudrier mourra sur-le-champ, et le chèvrefeuille avec lui :

Belle amie, ainsi est de nous
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.

M. Moréas a eu tort de ne pas donner, en une note à la fin de son volume, l’indication des sources où il a puisé, d’autant plus qu’il change souvent le titre des contes, ce qui déroute tout d’abord. On les retrouve pourtant assez facilement, quand on a quelque familiarité avec cette vieille littérature. Outre les lais de Marie de France, auxquels il a emprunté, avec le Chèvrefeuille, les histoires de Frêne, de Graelent, d’Yiwenec, M. Moréas a demandé aux fabliaux des anecdotes fort amusantes. Voici les Trois larrons, récit plaisant des tours que se jouent un trio de voleurs. Il est de Jean Bodel, d’Arras. Le Curé qui mangea les mûres appartient à un certain Garin, ordinairement moins édifiant et plus soucieux de bien dire que de moraliser.

Le conte que M. Moréas appelle le Palefroi est encore tiré d’un fabliau. On l’attribue à un poète nommé Huon Le Roi, qui semble en avoir trouvé le thème dans une fable de Phèdre. Le vrai titre de ce fabliau, qui est plutôt une histoire d’amour, est le vair Palefroi, c’est-à-dire, tout bonnement, le Cheval gris-pommelé. Un jeune chevalier aimait la fille d’un puissant seigneur et en était aimé. Il allait souvent la voir, la nuit, en traversant la forêt sur son palefroi, par un sentier inconnu qu’il avait peu à peu tracé dans les broussailles. Ils se parlaient par-dessus le mur, le chevalier monté sur son cheval. Or, le chevalier fit demander par son oncle, personnage fort riche, la jeune fille en mariage ; mais ce vilain oncle parla en son propre nom et fut agréé par le seigneur. On prépara de grandes fêtes, on invita tous les chevaliers du pays, on réquisitionna tous les chevaux pour former vers l’église un magnifique cortège. Le cheval du jeune chevalier fut trouvé si beau et si doux qu’on le réserva pour la nouvelle mariée. Il était encore nuit quand les invités partirent pour l’église, qui était loin. La jeune fille allait la première, montée sur le « vair palefroi », sous la garde d’un vieux baron, ami de son père. Mais le baron s’endort, son cheval ralentit le pas, la jeune fille se trouve seule en avant. Au même instant le chemin coupe le sentier que le palefroi avait tant de fois parcouru la nuit. Sentant l’écurie, il tourne bride, amenant chez son maître, qui se mourait de désespoir, la jeune fille surprise et ravie. On devine le reste, et que cela ne peut finir que par un mariage où l’amour a le dernier mot.

Cette histoire, tendre et spirituelle, semble de veine bien française. Le Roi Flore et la belle Jehanne est un roman très compliqué, où plusieurs intrigues s’enchevêtrent. Son origine est probablement byzantine, comme pour Aucassin et Nicolette, Pierre de Provence, et beaucoup de nos anciens romans d’amour : Shakespeare en a tiré Cymbeline.

Le dernier conte recueilli par M. Moréas est bien à sa place à la fin du volume, car il est un de ceux qui annoncent la transformation des romans merveilleux ou légendaires et signalent la venue de l’esprit d’analyse et d’observation. Il date du treizième siècle et s’appelle, dans l’original, la Châtelaine de Vergi… Il figure dans le volume de M. Moréas sous ce titre un peu sentimental : Triste mort de deux amants.

Il y a grand plaisir à lire ces belles histoires du temps passé. On y trouve un monde, des croyances, des usages très différents des nôtres, mais encore assez près de nous pour que nos préjugés même y trouvent leur satisfaction. Cela ne présente pas assurément un tableau, je ne dis pas complet, mais très juste de la littérature du moyen âge. Elle est immense et d’une infinie variété, tout aussi variée que la nôtre, peut-être. Même en restant dans le domaine des contes, des lais et des fabliaux, M. Moréas aurait pu donner à son choix plus d’ampleur et plus de variété. Il aurait été agréable d’y trouver le lai d’Aristote, du spirituel Henri d’Andeli. C’est une chose charmante, où l’on voit, après un entretien où il a fort malmené les femmes, réprouvé leur tyrannie, déclaré leur commerce indigne d’un sage, le grave philosophe se prêter de la meilleure grâce du monde aux fantaisies d’une jeune fille. Ce conte passe pour être d’origine indienne. On l’a mis sur le dos d’Aristote, parce que c’était la coutume jadis d’attribuer aux personnages célèbres les anecdotes auxquelles on voulait donner plus de saveur et aussi — car c’est une époque où l’on moralise à propos de tout — plus d’autorité. C’est ainsi qu’avec Aristote Virgile est l’un des hommes les plus populaires du moyen âge. Il n’était pas sans son intervention de bonnes histoires de magie. Virgile fut le grand magicien du moyen âge. Lorsque Dante le choisit pour son guide en enfer, Virgile était l’un des noms les plus populaires de l’Europe poétique et sa renommée balançait celle de Charlemagne et celle de Merlin l’enchanteur.

Le moyen âge connaissait l’antiquité d’une façon beaucoup moins précise, mais beaucoup plus familière que nous. Dès le onzième siècle, Alexandre est tenu pour le modèle de grands princes braves et généreux ; il fut le héros de plusieurs poèmes dont la vogue dura jusqu’à la veille de la Renaissance. La légende de Troie, celle d’Hector, celle d’Énée, empruntées soit à Virgile, soit à Darès le Phrygien, qui avait fait un abrégé de l’Iliade, tiennent une grande place aux douzième et treizième siècles, ainsi que l’histoire de César d’après Lucain et, un peu plus tard, les épisodes de Narcisse, de Pyrame et Thisbé, de Philomèle, tirés d’Ovide. Boèce, autre personnage fort considéré des clercs et des trouvères, fournit aux poètes l’histoire, toujours aimée, d’Orphée et d’Eurydice. Quant à l’aventure d’Ulysse et de Polyphème, qu’un poète charmant, Albert Samain, rajeunissait il y a quelques années, on en avait tiré, vers le temps de Philippe-Auguste, un long poème appelé Dolopathos, parce que le héros eut beaucoup à souffrir.

Pourquoi étudie-t-on si peu et si mal cette curieuse littérature ? Pourquoi néglige-t-on ce vieux français, si pur et si riche et qui pourrait être pour notre langue fatiguée une perpétuelle source de rajeunissemerit ? C’est, sans doute, que les préjugés contre le moyen âge sont encore très vivaces. Malgré les immenses travaux des historiens modernes, le moyen âge littéraire n’a pas encore repris sa place dans la tradition française. Il faut donc louer ceux qui s’adonnent à ces études difficiles, souvent mal appréciées, et en particulier M. Moréas, lequel est d’ailleurs, en même temps qu’un excellent poète, un des hommes d’aujourd’hui les mieux renseignés sur les premiers siècles de notre littérature.

1905.
  1. Jean Moréas, Contes de la vieille France. — Paris, Mercure de France, 1 vol. in-18.