Promenades Littéraires (Gourmont)/L’adoucissement des mœurs
L’ADOUCISSEMENT DES MŒURS
La mort du bourreau, que la presse voulut bien saluer avec une émotion discrète, me fait songer à l’adoucissement des mœurs.
Les pareils de M. Deibler furent, jadis, des hommes terribles, à la fois, et savants. Bouchers, rôtisseurs, il leur fallait, de plus, être un peu anatomistes et connattre aussi quelques procédés médicaux, soit pour jauger le degré de réceptivité du patient, soit pour le ranimer au bon moment et « faire durer le plaisir ». C’était un métier où il fallait de la force et de l’adresse, du coup d’œil et de la sérénité. On habillait l’homme de rouge, pour rendre les taches invisibles : le personnage fait encore grande figure dans les drames romantiques. Le bourreau moderne est un mécanicien vêtu et ganté de noir. Il est bon qu’il sache un peu de menuiserie pour surveiller le montage ou les réparations de la machine. C’est tout. On ne lui demande rien de plus, et il lui est même permis d’être un homme sensible et de goûter les théories humanitaires,
Les criminels, en France, étaient exécutés selon quatre ou cinq modes différents. Il y avait la pendaison pour les larrons et coquins vulgaires, la roue pour les scélérats éclatants, l’écartèlement pour les régicides, le bûcher pour les sorciers et gens de mœurs infâmes. La décollation était réservée à la noblesse ; cependant le Régent fit rouer un comte de Horn, pour assassinat suivi de vol. Ces différents supplices étaient des spectacles ; on les donnait l’après-dînée. Le peuple y courait. Les grands y envoyaient leurs gens pour les faire. réfléchir. C’était un divertissement et une école de moralité.
La roue représentait un traitement des plus durs. On brisait, souvent en huit endroits différents, les membres du patient avec une roue, maniée comme « une demoiselle » de paveur, puis on l’attachait sur ladite roue, en croix de Saint-André, et on le laissait périr.
Jusqu’au seizième siècle, il y eut bien d’autres supplices, tels que l’estrapade, l’ébouillantement, la planche à clous. Quelques instruments, d’un raffinement extravagant, comme la fameuse « vierge de Nuremberg », ne semblent avoir jamais existé que dans l’imagination des peintres ou dans les baraques de la foire, où on les exhibe encore pour entretenir la haine de l’Ancien Régime.
Si nous considérons tout cela, en y joignant naturellement les scènes de torture prémonitoire, brodequins, question par l’eau, etc., selon l’étiage de notre sensibilité présente, il est évident que les anciens temps nous paraîtront des temps de férocité et presque de sauvagerie. Mais ce serait aller un peu vite. Nos mœurs se sont adoucies, c’est un fait : cependant, pour juger ce fait, il faut en connaître la cause.
L’adoucissement des mœurs n’est pas un signe de progrès moral ; c’est un signe de déchéance physiologique, ou plutôt d’exaspération nerveuse, ou encore d’exaltation imaginative. Les supplices ont été réduits au strict nécessaire, parce que notre sensibilité a augmenté. Et encore ce strict nécessaire sera-t-il très probablement jugé excessif d’ici quelques années : la peine de mort sera abolie, parce que nous ne pouvons déjà plus en supporter le spectacle.
Il y a, en effet, dans cette question de l’adoucissement des mœurs, deux ordres de sensibilités en jeu : la sensibilité purement physique et la sensibilité imaginative.
Elles ont augmenté parallèlement ; mais c’est la seconde, peut-être, qui a joué le rôle le plus actif. Nous sommes plus faibles encore devant la souffrance imaginée que devant la souffrance réelle ; mais cette double faiblesse a une origine unique : l’exagération de la sensibilité physique.
Les Chinois pratiquent encore des supplices affreusement raffinés : l’écorchement, l’arrachement des ongles, la mutilation progressive des membres. Pourquoi ? C’est non seulement que leurs criminels peuvent supporter de tels supplices, mais encore que des supplices moindres leur seraient indifférents.
L’évolution des supplices, dans l’histoire de la civilisation, est en rapport étroit avec l’évolution de la sensibilité. Les hommes du quinzième siècle n’étaient pas plus cruels que nous : ils avaient les nerfs moins délicats, voilà tout. Mais, surtout, ils avaient moins de sensibilité imaginative. Ils ne se représentaient pas les faits douloureux avec une réalité suffisante pour en souffrir d’avance ; et le fait douloureux lui-même retentissait moins longuement et moins profondément dans leur système nerveux.
Il suffit de lire quelques anciens procès-verbaux de torture pour se rendre compte de l’insensibilité extraordinaire de certains patients. Assurément, et quelle qu’en soit la cause, la chair humaine, depuis plusieurs siècles, s’est sensibilisée, et pareillement l’imagination humaine.
Une langueur s’est répandue sur l’humanité, assez semblable à celle qui, à un certain moment, accabla les Romains. Mais, doués tout de même d’un fond de dureté, c’était par la mort qu’ils échappaient à la souffrance. Nous avons recours aux anesthésiques. Le chloroforme, l’éther, la morphine ont été des agents puissants dans l’évolution de notre sensibilité ; mais ce sont des causes récentes. Il y en a de plus anciennes, qui sont sans doute permanentee ou périodiques. S’il est également difficile de les trouver ou de les imaginer, du moins en voit-on assez clairement les effets. Les mœurs ont pour base et racine la sensibilité. C’est pourquoi il sera plus sérieux de dire, — au lieu de : adoucissement des mœurs, — évolution de la sensibilité.