Promenades Littéraires (Gourmont)/L’architecture
L’ARCHITECTURE
Les diverses formes de l’art ont leur destinée. Il est rare qu’elles fleurissent toutes au même moment dans le même milieu. Cela tient à deux causes. La première est que le génie naît quand il veut, c’est-à-dire sans que l’on puisse établir une relation quelconque entre son apparition et l’état présent de la civilisation. Sa présence, quand la civilisation est nulle, passe inaperçue nécessairement et inutile, puisque, outre qu’il n’y a personne pour le comprendre ou le sentir, il n’y a pas de matériaux qu’il puisse mettre en œuvre, ou si cela arrive, cela ne produit qu’un amusement passager. Mais la venue d’un homme de génie, d’un véritable créateur, ne suffit pas, même dans un milieu civilisé, à émouvoir la sensibilité des hommes, à incliner leur goût vers une forme d’art particulière. Si la mode est à la peinture, la sculpture la plus miraculeuse ne sera pas admirée comme elle le serait, si la sculpture répondait au goût dominant.
Il y a plus : ce qui détermine, par exemple, le développement d’un grand génie statuaire, c’est peut-être moins la force incluse dans son génie même que l’influence qu’exercent sur lui des milliers de sensibilités qui attendent de son œuvre le frisson esthétique. En ce sens, le mot de Taine est vrai que le génie est un produit de la race, du milieu et du moment ; il est le produit de ces trois facteurs, non en tant qu’homme de génie virtuel, en puissance, mais en tant qu’homme de génie agissant sur des sensibilités qui, au même moment, réagissent sur lui. Le plus fort de ces trois facteurs, c’est le moment ; on peut se soustraire au milieu ; il n’y a pas de race européenne absolument privilégiée : l’heure est toujours la maîtresse.
Ces idées prennent une visibilité particulière, quand on étudie l’histoire de l’architecture en France. On est alors frappé des relations étroites, en apparence paradoxales, qui unissent dans une commune évolution la sensibilité française et l’architecture française.
C’est un fait admis, je pense, que, s’il y a encore en France des architectes d’imagination, de goût, de talent, il n’y a plus, à proprement parler, d’architecture. On ne sort du banal que pour entrer dans le baroque, de l’imitation que pour s’engager dans l’absurde. On fait du grandiose ou du joli, du curieux et du bizarre, mais sans jamais atteindre la beauté. Pourquoi ? C’est que notre sensibilité n’est plus touchée par l’architecture. Cela nous intéresse encore ; cela ne nous émeut plus. Nous ne sommes plus disposés à faire pour l’architecture les sacrifices que firent nos pères. Le sens de l’architecture nous manque et son sentiment. D’autres sens et d’autres sentiments se sont développés en nous, étouffant celui-là. Il semble même que, si peu qu’il ait survécu, le sens de l’architecture soit devenu « réactionnaire », pour emprunter un mot au jargon politique ; on ne le trouve guère que parmi les fanatiques du passé, et notamment parmi le clergé et les moines. Depuis trente ans, les ordres religieux s’étaient fort enrichis en France ; on le savait et on croyait trouver, à leur dispersion, d’immenses biens de main-morte. Nullement : dernière incarnation de la sensibilité architecturale, les moines avaient construit de monumentales abbayes, de spacieuses églises, amas de pierres sans beauté et sans valeur. Les Bénédictins de Ligugé, fidèles à la tradition de leur ordre, ont laissé inachevées, à leur départ, des maçonneries énormes, rappelant par le plan et les proportions, non par le génie, les plus démesurées constructions du moyen-âge.
On pourrait croire, d’après cela, que le sentiment architectural est lié au sentiment religieux. Ce n’est vrai qu’en partie. Sans doute, le catholicisme, qui veut des églises et qui les veut belles, encourage par cela même le goût de l’architecture dans ses fidèles et dans son clergé ; mais le moyen-âge est là pour nous prouver qu’en raisonnant ainsi on prendrait tout bonnement la cause pour l’effet. Quand l’architecture correspondait à notre sensibilité on ne bâtissait pas seulement des cathédrales : on élevait des châteaux merveilleux, de beaux hôtels-de-ville, des hôtels particuliers, dont le moindre aujourd’hui, construit il y a quatre ou cinq cents ans par un marchand enrichi, nous semble un palais de rêve. Et de tels rêves nous pouvons en faire tant qu’il nous plaira : tout l’or des budgets ne nous en permettra pas la réalisation. L’européen du xxe siècle est aussi incapable de réaliser, non pas une Notre-Dame ou une Sainte-Chapelle, mais une maison de Jacques-Cœur ou un Hôtel de Cluny, qu’un contemporain de Villon ou de Ronsard de concevoir une Chanson de Roland ou une Divine Comédie.
Ce n’est pas parce que le sentiment religieux les inspirait que les Français des xue et xme siècles construisirent leurs magnifiques cathédrales ; ils auraient pu, tout aussi bien que les catholiques d’aujourd’hui, édifier de modestes granges ou de tristes halles pour y prier. Si leurs cathédrales sont magnifiques, c’est qu’ils ne pouvaient les faire différentes. Ce qu’ils construisaient pour se loger eux-mêmes n’était pas moins beau que ce qu’ils édifiaient à la gloire de Dieu. Ils avaient le sens de l’architecture. La contemplation d’un édifice d’heureuses proportions, brodé de sculptures, souriant à tous de tous ses vitraux, émouvait délicieusement leur sensibilité. Ils ignoraient la nature.
Voilà le point capital de l’explication pourquoi on avait au moyen-âge, et encore un peu au xviie siècle, le sens de l’architecture : on ignorait la nature. Incapables de jouir de la terre telle qu’elle est, des fleuves, des montagnes, de la mer, des arbres, ils étaient obligés, pour exciter leur sensibilité, de se créer un monde factice, d’ériger des forêts de pierres. Mais un jour est venu où la forêt naturelle a été aimée et sentie : la forêt de pierres, si vivante et si fratche, toute pleine de bruits, chants, prières et musiques, s’est figée peu à peu dans l’attitude glaciale d’un prodigieux tombeau. Ruskin est le dernier homme qui ait pu vivre dans une cathédrale avec l’illusion de se trouver dans un milieu vivant : mais Ruskin était un homme des temps passés.
Il faut découvrir à tous les faits historiques constatés une cause positive. On n’a commencé à sentir réellement la nature qu’au xviiie siècle. Jean-Jacques Rousseau y contribua ; mais il n’est là qu’une cause seconde. La nature s’ouvrit alors à l’homme parce que la France et le centre de l’Europe furent sillonnés de routes, parce que les campagnes devinrent sûres et d’un commode accès. Et c’est par la cause inverse qu’au moyen-âge, au temps de la grande ferveur architecturale, la nature était méconnue ; elle était inaccessible. Les touristes d’aujourd’hui vont en chemin de fer contempler des sites sauvages : un site accessible au vulgaire n’est plus un site sauvage. Quand les grands paysages des Alpes étaient vraiment sauvages, ils étaient inconnus.
Repoussé par l’hostilité de la nature, l’homme se construisit donc des paysages factices. Pendant quatre ou cinq siècles, l’Europe entière, et la France en particulier, ne fut qu’un immense atelier d’architure. Telles cathédrales, telles églises, telles abbayes érigées au centre d’une petite ville, d’un village, d’une vallée déserte, attestent un effort tellement prodigieux qu’aujourd’hui, malgré de grandes facilités d’exécution, il serait probablement au-dessus de nos forces. Au xiiie siècle, l’architecture s’enfantait dans la joie. La population entière d’un petit pays participait de ses deniers et de ses épaules au travail gigantesque qu’elle avait entrepris : les belles cathédrales ont été élevées par un peuple chantant et dansant, heureux de satisfaire sa sensibilité, ivre de l’œuvre qui la contentait si pleinement. Quand on reconstruisit la cathédrale de Chartres, au xiiie siècle, les dons étaient si nombreux, si constants, qu’il semblait, dit un vieux chroniqueur, « que l’argent vînt aux ouvriers plutôt par main divine que de bourse humaine ». Et un autre nous montre « des princes, des hommes puissants dans le siècle, des personnes nobles de l’un et de l’autre sexe, comblées d’honneurs et de biens, s’attacher à des cordes pour tirer des chariots remplis de vin, de froment, d’huile, de chaux, de pierres, de bois et d’autres choses nécessaires pour vivre ou pour bâtir, et les traîner comme des bêtes ». Sans doute, il ne faut pas négliger la force de la foi religieuse dans l’appréciation de tels faits ; mais la foi n’aurait pas construit toute seule la cathédrale de Chartres : il y fallait le sentiment architectural, le besoin d’élever des monuments, de créer, dans la nature incomprise, de la beauté sensible.
Que l’on considère la situation d’une petite ville, telle que Coutances, bâtie sur l’éperon d’une colline, ne communiquant avec le reste du monde que par un seul mauvais chemin ; elle entreprend l’érection d’une cathédrale, elle la veut belle, et elle la fera belle, l’une des plus belles de France. N’était-ce pas une folie ? Quelles ressources ? Le travail et les dons d’une population pauvre et absorbée par son propre labeur. Le plan est manifestement disproportionné avec l’importance de la ville, le nombre des habitants environnants. Mais il s’agit de construire, on flatte une passion plutôt qu’on ne demande un effort : l’œuvre commence et s’achève bientôt. Cela semble miraculeux. Assurément cette région, maintenant riche, pourvue de routes, de chemins de fer, serait incapable aujourd’hui d’un tel prodige, quoique la foi religieuse n’y soit point morte ; mais le goût de l’architecture y est bien mort et les habitants qui ne regardent plus leur cathédrale, quand ils veulent satisfaire leur sensibilité, d’ailleurs bien endormie, vont se promener au bord de la mer : la nature a remplacé l’art.
Mais la sensibilité évolue toujours : la nature, devenue enfin accessible, l’est devenue trop. On l’a mise aussi trop à la portée de tous ; et il est possible que l’art, quelque jour, peut-être l’architecture, si délaissée, reprenne ses droits et nous émeuve encore, comme au temps des cathédrales. Tout est possible. Cependant le présent seul, confronté avec le passé, peut être matière à un discours sérieux. Nous n’avons plus d’architecture créée parce que nous avons découvert l’architecture naturelle. En est-il de même pour la peinture : le paysage a-t-il diminué la valeur émotive du tableau ?
Peut-être. Mais le problème est un peu différent.