Promenades Littéraires (Gourmont)/La dernière mode de Stéphane Mallarmé


LA « DERNIÈRE MODE » DE STÉPHANE MALLARMÉ


« La Dernière Mode, gazette du monde et de la famille. Directeur : Marasquin. » Huit pages de format petit in-folio, enchâssées dans une couverture bleu pâle (que le temps a douée de la « grâce des choses fanées »), tachetée, çà et là, de vignettes dessinées par Morin et paraissant, après quinze ans, un peu archaïques.

La première livraison est datée du 6 septembre 1874. Comme les suivantes, elle s’orne de figurines, les unes noires, les autres coloriées, de patrons, et plus tard, le directeur, annonçant la prochaine surprise de musiques nouvelles et choisies, et faisant allusion à l’espace de quinze jours et plus qui sépare chaque fascicule, ajoute « La livraison, défraîchie quant à l’intérêt du moins, reste encore longtemps sur la table du salon or, qu’elle demeure au piano. Un morceau de musique… À sa faveur la livraison affronte même l’oubli. »

« Or, qu’elle demeure au piano ! » À qui n’aurait écouté que distraitement l’injonction, il semble qu’un geste deviné, bref et concluant, la signifie à nouveau. Un pareil mouvement accompagne le « je le maintiens » de la Prose (pour des Esseintes)

Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens).

C’était une curieuse gageure contre la platitude ; elle fut gagnée : qui recommencera ?

Du titre à la signature du gérant, les annonces comprises, et les analyses de toilettes, et les menus, et les recettes, et tout, la Dernière Mode était entièrement rédigée par M. Stéphane Mallarmé, hormis quelques collaborations littéraires. Car si on lit, sous des vers, sous des nouvelles, les noms de Banville, Coppée, Sully-Prudhomme, Cladel, Mendès, Daudet, Mérat, Valade, il est avéré que toute la partie technique et fondamentale aurait pu être signée par l’auteur de l’Après-midi d’un Faune, et il y a dans ces pages perdues (perdues, on put le croire) de vrais et charmants poèmes en prose. C’est, sur la femme, sur les chiffons, les plus précises et curieuses notes écrites de notre temps et d’une valeur professionnelle surprenante.

Tel, ce programme de robe « Toilette de dîner (en cachemire, je l’ai vue rose, comme vous pouvez la voir bleue) : le tablier de la première jupe est garni de maint bouillon horizontal, froncé à deux fils avec têtes étroites de chaque côté. »

Maint est un mot court et plein aimé du poète. Suite de la strophe précitée :

Sur maints charmes de paysage,
O sœur, y comparant les tiens…

« … Celles-ci lisérées de satin et reposant elles-mêmes sur un bouillon. La traîne est ornée de sept petits volants plissés. Huit écharpes garnies, chacune, d’un entre-deux de gaze blanche brodée avec de la soie plate, se placent en tunique et se nouent sur la traîne, mais en haut. Corsage à basques rondes lacé derrière (il a donné leur nom aux robes-corselets) et entouré aussi d’une garniture de gaze. Fraise en tulle illusion avec col en cachemire doublé de satin et manches bouillonnées avec parement.

« À celles d’entre vous, Mesdames, qui la première portera cette toilette, l’honneur de l’appeler, car un joli usage, datant de quelques jours, veut qu’une robe se nomme de la femme qui, par son port, charme et distinction, lui a, dans le monde, acquis la célébrité et le prestige ».

Début de la « Robe bleu-rêve » « On n’a qu’à le vouloir, pour se figurer une longue jupe à traîne de reps de soie, du bleu le plus idéal, ce bleu si pâle, à reflets d’opale, qui enguirlande quelquefois les nuages argentés. »

Est-ce que d’aussi agréable prose a souvent traîné dans les laboiàtoires des « Robes et manteaux » ?

La question du « tablier », alors en sa vogue, l’intéressa. Tantôt il est simple et destiné aux toilettes d’intérieur. « Tantôt il est resplendissant, fabuleux, superbe on le surcharge alors de fleurs brodées avec des couleurs éclatantes, ou de nœuds et d’applications de velours ; on le passemente de perlures. Toutefois elles sont, ces perlures, autre chose, depuis quelques soirs, que les jais noirs ou que l’acier bleu et blanc. Un jais, oui, mais splendide comme toutes les pierres précieuses de la terre assemblées, chatoyant, pâlissant, un peu parure de reine de Saba… »

Il se plaît en ces analyses. C’est une tâche, mais un plaisir aussi, et très subtil, d’évoquer avec des entrelacs de mots telles toilettes « aussi fugitives que nos pensées ». Fort bien sait-il que ses abonnées, ses « chères abonnées », ses « très vraies chères abonnées » les parcourront distraites et s’en tiendront, pour la plupart, aux rangaînes de leur faiseuse ! Cela se passe ainsi certainement, pour les chapeaux, et sur ce chapitre il s’abstient, donnant le motif de sa réticence « Les robes, très bien : il convient qu’un courrier de la mode les décrive jusqu’à la trame. Tout le monde, de la couturière à la femme de chambre adroite, peut, nos descriptions lues, tailler presque un corsage, une tunique, une jupe, un tablier. Le chapeau, c’est bien autre chose ! Voilà du velours et de la soie ; voilà du feutre ou une forme (qui n’est souvent que l’absence même de forme) et je puis vous parler une heure : faites de tout cela quelque chose, même avec des fleurs, des plumes et mes paroles. Inévitablement, sauf une imagination très spéciale, chacune de vous, lectrices, prend le chemin de la modiste en renom. »

Les simples annonces de la couverture ne sont pas insérées dans la Dernière Mode selon leur banalité courante, si dénuée même d’ingéniosité. Recevant des « Prière d’insérer » émanées des Compagnies de chemin de fer, M. Mallarmé, intrépide jusqu’à l’impossible, les traduit en français, ou plutôt, en établit l’exégèse. Pourquoi, par exemple, au 18 octobre des annonces de trains, alors que vient de se clore l’ère annuelle des voyages ? Sans doute la chasse, et la réclame prend sa place sous cette forme :

« Annonces… III. Les Gares. — … Voyager, mot prestigieux hier encore, et dont aujourd’hui on semble chercher la signification lointaine et perdue. Que d’exceptions, toutefois à la fin d’octobre, dans la Normandie qui appartient à la ligne de l’Ouest, ainsi que la Bretagne, dans les Ardennes, à celle de l’Est, on chasse à tir et l’on va chasser à courre. »

Plus ingénieuses encore et rédigées avec une plus ironique préciosité les annonces de spectacles. Comparez avec les naïfs « Échos » du journal quotidien :

« Les Théâtres. — Matinées littéraires, partout, à la Porte-Saint-Martin, à la Gaieté (on parle même de l’Ambigu et de la Renaissance) et là, comme ici, des troupes habiles, réunies la veille, et des conférenciers éloquents dans la minute. »

Traduction d’une affiche des Folies-Bergères (déjà perce le futur et momentané critique dramatique de la Revue Indépendante, pour qui le verbe, sur les planches, vient sottement obscurcir les symboles du geste) : « Folies-Bergères : Tout : les oiseaux, le tatoué, Lira et Némia, les tziganes, et le caniche gymnaste que dis-je ! une opérette, un équilibriste ; les éléments d’une pièce en cinq actes, mais, ô joie ! restés à l’état d’éléments ! »

Il ne dédaigne pas de mettre la main aux menus, recommande des cigares qui se dénomment « Rega-lia-Limona-Principe-de-Galles. » et des cigarettes, « Petits canons roses au dubèque aromatique ». D’étranges recettes suivent. C’est la fantastique analyse du Gombofévis, effroyable mélange de jambon, poulet, crevettes, homard, crabes, huitres, tomates, citron, riz, piment, etc. C’est le créole Moulongtani, dont, vers Noël, il révèle le secret, afin d’ajouter à l’antique solennité familière du réveillon « quelque chose comme d’étranger et de moderne ».

On retrouve M. Mallarmé jusqu’en cette pharmacie :

« Sirop pour guérir le rhume. — Si vous voulez, Madame, dont la toux est légère ou très forte, ne pas troubler par ses accès la fête qui se donne dans trois jours, ou n’inquiéter pas à la maison votre entourage familier, prenez : Mousse de Corse (lichen gélatineux), lichen d’Islande, racines et fleurs de guimauve, lierre terrestre, capillaire, coquelicots (au total, chez l’herboriste, la valeur de dix sous) ; jetez dans une bouilloire et versez beaucoup d’eau, faites bouillir et réduire, ajoutez un bon quart de sucre, et faites encore réduire, le temps que cela passe d’un état gélatineux à un état sirupeux… »

C’est ensuite un onguent contre les engelures, spirituellement enseigné puis cette conclusion « Voyageur, je notai (écrites alors, qui sait ? et publiées, maintenant, à coup sûr pour la première fois) ces deux traditions populaires de pays humide, la Hollande, froid, la Norwège… »

Cette brusque fin de phrase n’est-elle pas comme une signature ? Ainsi, en d’autre prose :

« Voici, sans attenter à son intégrité, tiens, une monnaie. » Et en des vers :

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le cygne.

« Ordonnance, celle-ci et celle-là, de bonne femme ? Certes et que la digne personne qui me les dicta, expérimentées depuis des âges dans sa famille, aimerait à voir nommer ainsi, n’était un sentiment de respectueux souvenir qui m’impose de les signer à cause d’elle : une aïeule. »

En ces conseils sur les fleurs, inutiles, « Une corbeille de jardin, au mois d’août », le poète échappe entièrement à la formule :

« … Une vraie corbeille de plein été sera celle qui tirera de la nature même de ses plantes l’aspect poudreux, vaincu et pâli par la chaleur que doit avoir toute chose à cet instant.

« Tel ce que revêt la première plate-bande à droite, à qui entre au parc (de la Muette) par l’avenue de la Reine-Hortense.

« La lassitude entière de l’heure est exprimée par la Centaurea candidissima, feuillage pâle et mat, presque blanchi de poussière, et négligemment le même sur ses deux faces chiffonnées. Tout l’effet de la corbeille se passe entre cette plante et une autre, l’Obelia Erinens, qui, sèche et délicate, elle, avec ses fleurettes d’un bleu dur, va, par des interstices, de la bordure ovale se perdre vers le sommet du tertre. Ton principal : terne le raviver maintenant, quelques taches, brusquement et simplement rouges et de feu, sont nécessaires voici le Pelargonium Diogène (rouge), dont les cinq pétales, consumés et un peu défaits, font aussi place à la feuille du Coleus beauté de Vilemore, vineuse et verte, et comme atteinte déjà par l’automne. Tout cela jeté sans un dessin précis rencontre une harmonie qui se fait toute seule et brave, habilement parée de leur teinte, les midis et les après-midis d’août… »

Les Chroniques, uniformément signées « Ix », donnent un Mallarmé tout à fait à l’aise, et qui ne s’impose nul déguisement que celui de la signature. Qu’il parle de la littérature, ou du théâtre, ou des riens actuels, c’est toujours avec ce perpétuel inattendu donnant à son style la valeur d’un paysage d’octobre que des nuages, courant en haut de minute en minute, modalisent.

Pour faire connaître une réimpression d’André Chénier :

« Comme ce fut l’adorable usage de certaines personnes très riches d’attacher, autour de leurs bras, à la faveur d’une monture du xixe siècle et d’y mêler aux pierres précieuses quelques rangées admirables de médailles antiques ou de camées, c’est de même qu’on a de tout temps laissé, auprès des morceaux absolus et définitifs d’André Chénier, des vers inachevés, frustes parfois, divins toujours, accusant le profil d’une idée naissante. »

Et à propos d’un livre de vers intitulé le Harem :

« … Par une loi supérieure à celle qui, chez les peuples barbares, enferme véritablement la femme entre des murs de cèdre ou de porcelaine, le poète (dont l’autorité en matière de vision n’est pas moindre que celle d’un prince absolu) dispose avec la pensée seule de toutes les dames terrestres. Jaune ou blanche ou cuivrée, leur grâce est soudain requise par lui, quand il se met à l’œuvre ; elle vient former les flottantes figures animant les livres… Secret, ô mes aimables lectrices, maintenant divulgué, de ces heures vides tout à coup et sans cause, et de ces quasi absences de vous-mêmes, auxquelles vous succombez quelquefois : un rimeur quelque part songe à vous ou à votre genre de beauté. »

Couple, adieu, je vais voir l’ombre que tu devins.

Un des derniers fascicules de la Dernière Mode contient, sous le titre général de « Figures d’album », la traduction de la Mariana de Tennyson. C’est le seul travail ouvertement avoué et signé : Stéphane Mallarmé : poème charmant et où non plus qu’Edgar Poe, si bien revêtu de français par les mêmes et subtiles mains, l’ermite del’île de Wight n’est ni trahi, ni affadi, comme c’est l’usage. Dernière strophe[1] :

« Le moineau pépiait sur le toit, le lent tic-tac de l’horloge et le bruit qu’au vent faisait le peuplier, confondait tous ses sens mais, le plus ? elle maudit l’heure où le rayon du soleil gisait au travers de la chambre, quand le jour percha vers son bosquet occidental. Alors elle dit : « Je suis très morne, il ne « viendra pas », dit-elle ; elle pleure « Je suis très lasse, oh ! Dieu ! »

Si plein de surprises, ce journal unique doit être lu jusqu’en ses rubriques en apparence les moins tentantes. Des « Conseils sur l’éducation », imprimés sur la couverture, renferment cette jolie page :

« Outre les livres faits pour être avant tout des livres, il y a des volumes composés de lignes souvent parfaites que l’inspiration dissémine au long d’une existence l’existence brisée, les lignes survivent recueillies par une pieuse sympathie. Tels le Journal, pensées et correspondances de Joséphine Sazerac de Liniague, morte en 1873. Cette âme, qui m’apparaît très supérieure encore aux brefs fragments laissés par écrit de sa pensée, revient toutefois presque entière aux yeux de quiconque les lit attentivement, non moins dans les blancs divisant le texte que dans le texte lui-même… Excellente lecture que celle de ce recueil pendant les années qui suivent la première communion… »

Telles sont les ultima verba — en cette occurrence — de l’écrivain ingénieux et parfait entre tous. La Dernière Mode, hélas tombe aux mains d’une femme qui en a fait la banale revue historiée de sottises dont il n’y a que trop d’échantillons. Ils avaient du moins, au cours de leur brève existence, ces fascicules bleu-rêve, prouvé qu’armé de style on peut imprimer sa griffe, même à une recette d’officine, même à la description technique d’une robe, même à la rédaction d’une réclame ou d’une annonce.

Recevoir une telle gazette et à mesure la lire, au jour de sa date, joie que j’envie à ceux qui, en 1874, s’y délectèrent ; mais toute la saveur ne s’est pas évaporée, et la valeur littéraire demeure intacte.

Quand la Dernière Mode lui échappa, Mallarmé fut très affecté. Il se croyait peut-être sur le chemin de la fortune, qu’il rêva parfois d’atteindre avec une ingéniosité naïve. Une lettre qui fait partie des papiers d’Albert Mérat, à la Bibliothèque Nationale, témoigne du désarroi où le jeta la faillite de son rêve. Il écrit, le 29 janvier 1876 « Mon cher Mérat…

« J’ai été volé de toute la besogne faite par moi au Journal de Modes où vous aviez été assez charmant pour me permettre de vous reproduire.

« Je ne sais au juste entre les mains de qui va tomber cette feuille, mais tout me fait croire qu’elle va servir à de vagues chantages, à des mariages et à d’autres combinaisons.

« Refusez donc à tout prix votre collaboration, gratuite du reste, si une personne inconnue vous demandait la faveur personnelle que vous m’avez faite dépositaire de noms d’amis, j’ai naturellement, lors de la cession du journal, interdit qu’on s’en servît sans moi et je vous prémunis contre toute entreprise mauvaise. Toutefois une ligne de réponse de vous me donnerait quelque force, en supposant qu’on veuille passer outre mes précautions.

« Au revoir, cher ami ; passez ce mot, qui n’est du reste qu’une circulaire, à Valade, afin de me dispenser de le recopier à son intention…

« Au premier jour et bien à vous,

« Stéphane Mallarmé. »

Ses relations avec Mérat étaient très anciennes. Les mêmes papiers nous en donnent la preuve. C’est sortir bien illogiquement du sujet, mais la lettre est si jolie ! Voici, ayant reçu les Chimères, ce qu’il écrivait à Albert Mérat, le 6 mai 1866, de Tournon-sur-Rhône. Le papier est élégamment estampé de son nom en lettres rouges, et l’encre est bleue.

« … J’ai, avant de vous parler de votre beau volume, à vous remercier deux fois. D’abord comment avez-vous pu vous souvenir d’unabsent ? Nous nous étions si peu rencontrés, assez, certes, pour que s’éveillât ma sympathie (que mon isolement et les rares heures où je vois ceux parmi lesquels je devrais être forcent à être pénétrante) mais la vôtre ? à vous qui voyez passer tant de vivants et de fantômes ?

« Ma rêverie avait été consumée par la lampe des puits d’hiver, quand je reçus vos vers ; et une promenade n’aurait pu restaurer aux objets entrevus leur réel ni poétique aspect. Le printemps, derrière ces carreaux, me semblait à des millions de lieues. La lecture heureuse devotre livre m’a rapatrié avec ce ciel lointain, je commence à sentir encore les parfums, et saurai me remettre au travail avant quelques jours.

« Voilà mon double remerciement. — Permettez-moi maintenant de vous dire comme ces Chimères m’ont ravi. Cette poésie me donne l’impression d’un treillis délicat et net tendu sur un azur connu, et que j’aime ; ce qui n’exclut pas de longues fleurs sortant de l’enlacement avec grâce, et apportant du caprice à ces contours et à ce ciel.

« Ce ciel, peut-être, sera plus créé un jour. Vous me pardonnez ce léger désir, que je n’écris que parce que je sais qu’il est tout en votre pouvoir. Un autre encore, il y a des passages où je préférerais un beau vers à une belle strophe. »

On ferait un bien joli petit volume avec les pages élégantes de la Dernière mode on en ferait un très beau avec la correspondance de Stéphane Mallarmé. Qui nous donnera cette joie ?

  1. Le poème entier, revu par M. Mallarmé, a été réimprimé dans un des premiers fascicules du Mercure de France (juin 1890).