Promenades Littéraires (Gourmont)/M. de Heredia et les poètes parnassiens


M. DE HEREDIA
ET LES POÈTES PARNASSIENS


La première livraison du Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, contient des poèmes de Théophile Gautier, de Théodore de Banville et de José-Maria de Heredia. C’était le samedi 3 mars 1866, date intéressante pour l’histoire de la poésie française. Ces trois noms, que beaucoup d’autres allaient suivre, représentaient les trois stades de l’art du vers, depuis Victor Hugo et aussi trois générations de poètes. Gautier était né en 1811 ; Banville, en 1823 ; Heredia, en 1842.

Des cinq sonnets qui révélaient le nom d’un poète nouveau, d’un poète de vingt-quatre ans, trois ont été recueillis dans les Trophées, l’un presque sans modifications, les deux autres refaits, et on dirait gâtés, si M. de Heredia avait jamais pu, en le corrigeant, gâter un poème. Les corrections indiquent, cependant, que le poète était alors beaucoup moins soumis aux règles sévères du genre parnassien qu’il ne devait le devenir plus tard ; mais il possédait déjà cette perfection matérielle qui est le signe sensible de son talent sonore.

Les deux sonnets négligés renferment des allusions politiques, l’un à la tyrannie impériale en France, l’autre à la tyrannie autrichienne en Italie. En devenant un vrai parnassien, un impassible, M. de Heredia eut honte de ces faibles mouvements de sensibilité. On comprend moins bien pourquoi il a modifié ce beau vers qui se lisait dans la première version de la Conque :

En toi pleure à jamais la voix sombre des mers,

et pourquoi il lui a donné cette forme banale :

En toi gémit toujours la grande voix des mers.

Les corrections sont un piège où se laissent prendrent les amoureux de la forme : ils s’imaginent que la beauté d’un poème sera améliorée par quelques changements de mots. C’est quelquefois vrai, et plus souvent cela n’est pas vrai. Voltaire a dédaigné l’un des rares très bons vers qu’il ait trouvés : il figure dans les variantes d’Alzire.

On devrait se dire aussi que ce qui est fait est fait. Plutôt que de remanier sans cesse, il faut mettre la main à une œuvre nouvelle. Les peintres appellent les corrections des repentirs ; en art, il n’est pas toujours bon se repentir et il vaut toujours mieux oublier. Je pense que le jour où on fera une édition critique des Trophées, où l’on comparera les premières et les dernières versions de ces sonnets implacablement beaux, on regrettera presque autant les corrections heureuses que les corrections maladroites. Verlaine nous a appris à aimer une certaine gaucherie et surtout un certain inachevé. Mais il n’était pas besoin de Verlaine : les productions de la nature sont là pour nous enseigner que la beauté a toujours un caractère particulier. La beauté est un excès. Il ne faut pas la confondre avec la perfection, qui est une moyenne. Ce n’est que par soumission que nous feignons d’admirer les têtes impensantes de la statuaire grecque, aussi mornes dans leur perfection que les figures byzantines dans leur archaïsme, et qui ne sont, en somme, que des problèmes de géométrie résolus en marbre. Il n’est personne, parmi les esprits un peu dégagés du pédantisme de l’école, qui ne leur préfère les têtes de Donatello et toutes ces faces réelles et vivantes qu’ont multipliées les sculpteurs d’avant la superstition de la Renaissance. Les nymphes de Jean Goujon, qui ont les jambes trop longues, voilà la beauté dans l’imperfection. Raccourcissez-les, ces jambes, et la beauté sera devenue un modèle académique, ce qui est assez différent.

Les parnassiens se flattaient qu’entre leurs mains le vers français avait fait de très grands progrès mais ils croyaient aussi qu’il lui restait encore bien des mérites à conquérir. « Grâce à nous, disait M. Catulle Mendès, dans sa Légende du Parnasse contemporain, qui avons définitivement vaincu les élégiaques et les débraillés, ennemis du rythme et de la langue, les pleurards imbéciles et les cyniques rieurs, enfants dégénérés du grand Lamartine et de l’admirable Musset, grâce à nous, qui avons proclamé et démontré la nécessité de ne pas compter sur l’inspiration seule, de l’exalter par le travail et de l’épurer par la soumission aux règles sacrées, grâce à nous les poètes nouveaux pourront se développer sans entraves. Nous avons préparé la besogne, ils l’achèveront… » Les poètes nouveaux sont venus : ils n’ont pas achevé la tapisserie, ils l’ont défaite. Horreur c’est du sein même du Parnasse, de parmi les adorateurs chevelus de la rime riche qu’est sorti l’impertinent qui devait appeler la rime, « ce bijou d’un sou » !

Le Parnasse était une réaction naturelle et utile contre le romantisme sentimental, et son véritable initiateur avait été un romantique à demi-corrigé, Théophile Gautier lui-même. Il avait encouragé Théodore de Banville qui, dès 1842, avait donné ses Cariatides : lui-même réunit bientôt en un petit volume ses Émaux et Camées (1852) ; enfin parurent, en 1853, les Poèmes antiques de Leconte de Lisle. Le romantisme sentimental était mort ; le Parnasse allait naître, qui est un romantisme froid. impersonnel et hautain, surtout quand ses poètes sont Leconte de Lisle et M. de Heredia, son disciple. Ce mouvement nous délivra très heureusement des lacs poétiques aux flots harmonieux, des jeunes filles pâles au regard fatal, des jeunes hommes larmoyants, des faux désespérés dans le genre de celui qui exhale, dans la Nuit d’Octobre, des plaintes si naïves. On représente quelquefois, à la Comédie-Française, ce dialogue chimérique où plane l’ombre surannée de George Sand : c’est une poésie de décadence, et plus, de décrépitude, qu’on ne peut plus entendre sans malaise. Rien n’est plus choquant que ces pleurs et ces confidences publiques. Il faut aller entendre réciter cela pour comprendre la nécessité de la réaction parnassienne : ce fut un mouvement de pudeur.

Quand M. de Heredia publia ses premiers sonnets, la réforme était accomplie. Il s’agissait de la faire connaître au public qui semblait, à cette époque, particulièrement réfractaire. C’est à cette besogne difficile que se voua tout d’abord la précoce activité de M. Catulle Mendès. Après avoir fondé la Revue Fantaisiste, il imagina le Parnasse contemporain. La guerre suspendit les efforts du groupe nouveau, mais dès que l’on se reprit à penser aux belles-lettres et à la poésie, cinq ou six poètes nouveaux se trouvèrent tout à coup célèbres, au moins dans le milieu où se forge la célébrité des poètes. Tout cela n’est pas si ancien qu’on le croirait, puisque, après la mort de M. de Heredia, il en reste au moins trois, parmi ceux qui furent du premier rang, M. Mendès lui-même et MM. Coppée et Léon Dierx.

Après Verlaine et Mallarmé, qui jouirent de la faveur particulière des poètes symbolistes, c’est M. Dierx, que leur admiration salua entre tous. Dans l’hommage qui allait à Mallarmé, il entrait je ne sais quelle cordialité affectueuse qu’on ne retrouve pas quand il s’agit de M. Dierx, plus lointain, d’ailleurs, et plus fermé. Le sentiment que l’on éprouvait pour M. de Heredia était pareillement plus respectueux que tendre. Son esthétique à la fois sévère dans la forme, éclatante dans la couleur, surprenait plutôt qu’elle ne charmait. Les muses nouvelles trouvaient aussi que cette sœur aînée avait le verbe un peu trop sonore : amies des nuances et des propos discrets, elles furent plus d’une fois intimidées ; alors elles se réfugiaient dans un coin pour se réciter, l’une à l’autre, le Colloque sentimental. La plus espiègle se mettait à déclamer, mais à mi-voix, ces anciens triolets qui font partie d’une fantaisie qui passait en revue toute l’assemblée du Parnasse :

Tout tremble : c’est Heredia
À la voix farouche et vibrante,
Qu’en vain Barbey parodia.
Tout tremble : c’est Heredia,
Heredia qu’incendia
Un rayon de mil huit cent trente !
Tout tremble : c’est Heredia
À la voix farouche et vibrante.

Ce Heredia, nous ne l’avons pas connu. Mais les Trophées nous ont conservé sa voix ; elle vibre toujours en ces pages où elle s’est fixée et métallisée. Il me semble voir une précieuse vitrine où l’on aurait rangé toutes sortes de ces clochettes de bronze que l’on s’amusait jadis à ciseler avec soin, quand on les retirait de la fonte : dès qu’on y touche, il en sort une musique. Voici aussi des figurines d’ivoire, pareilles à l’Andromède de Cellini ; en voici d’argent : un centaure au galop, Ariane, qu’un désir pâme au dos de son tigre. Voici un flacon de cristal cerclé d’or et une coupe toute en or, Bacchus vendange, aux flancs du vase, les grappes qu’il écrase sur l’orbe de la coupe d’or ; mais ce sont des jeux et des figures : le vin n’a jamais rempli ce flacon trop beau, et la coupe est faite pour les yeux et non pas pour les lèvres.

L’idée de la Légende des siècles appartient à Leconte de Lisle. Et non pas seulement l’idée, car les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares, s’ils ne servirent pas de modèle, servirent de guide à Victor Hugo. En toutes ses œuvres, Hugo eut des initiateurs ; il n’a guère créé que sa langue ; il n’invente pas, il reprend et refait ; Vigny lui inspire son théâtre ; Lamartine, ses poésies intimes ; Eugène Sue, ses romans sociaux ; Leconte de Lisle, enfin, son épopée fragmentaire, la Légende des siècles. Les Trophées, de M. de Heredia, qui sont une « légende des siècles » en raccourci, procèdent de Leconte de Lisle, qui fut, décidément, bien plus qu’on ne l’a cru jusqu’ici, un fleuve nourricier. Les motifs des sonnets sont à peu près ceux des Poèmes antiques ou barbares ; mais M. de Heredia étendit sa conquête jusqu’à l’Amérique, qui était la moitié de sa double patrie ; Leconte de Lisle, pareillement créole, avait annexé l’île Bourbon à la poésie française ; M. de Heredia l’enrichit de quelques paysages des Antilles. Il y avait déjà un peu d’exotisme, très peu, dans le pâle Léonard, dans l’incertain Parny, que Lamartine aima : avec Leconte de Lisle et Heredia, une nouvelle lumière, celle des midis sans ombre, entra dans notre vers français ; elle l’éclaira d’abord, puis l’aveugla. On désira des nuages ; les violettes parurent plus agréables que les fleurs du magnolia et du cactus ; les peupliers et les chèvrefeuilles succédèrent aux « noirs acajous » et aux lianes en fleur.

Les tropiques ne peuvent fournir que des intermèdes à notre théâtre poétique. Il semble que la Grèce y ait, de longtemps, acquis droit de cité. Comme il avait inventé une poésie équatoriale. Leconte de Lisle inventa une poésie hellénique. Vers 1846, on publiait à Paris une traduction du Dictionnaire mythologique de Jacobi : plus de Jupiter, plus de Junon, plus de Vulcain, plus de Proserpine, mais Zeus, Hera, Hephaistos, Koré. On crut découvrir la Grèce et ces noms enchâssés dans des vers comme autant de pierres fines, éblouirent les poètes. On sait l’abus qu’en a fait Leconte de Lisle, non seulement dans ses vers, mais dans ses traductions d’Homère, d’Hésiode, de Théocrite. Il fallut un dictionnaire grec pour lire un sonnet français. Leconte de Lisle était impitoyable ; il se serait cru déshonoré d’écrire Cerbère ; Kerberos, au contraire, lui semblait très distingué. M. de Heredia, plus modéré, consentait à ne pas ignorer Hercule ; son maître n’admettait qu’Héraclès. Après avoir connu, lui aussi, la joie d’appeler Zeus, le Kronide, il y renonça sagement. Il y a très peu, dans ses sonnets, de cette facile érudition mythologique qui rend illisibles certains poèmes de Leconte de Lisle. Des parnassiens, jeunes ou vieux, sont demeurés fidèles à cette méthode, et ils la défendent par des raisons qui ne sont pas toutes mauvaises. Il est certain que les Grecs ignorèrent toujours Jupiter mais ils connurent Hercule, puisque ce mot n’est qu’une manière latine de prononcer Héraclès. Il y a là une nuance que de Heredia avait très bien saisie. Parmi ses qualités, il y avait le goût.

Faut-il dire que cet homme aux sonnets impassibles et rigides comme des armures était doué d’une sensibilité très profonde et qu’il la cachait ? Ce n’est point mon affaire et je ne veux voir ici que le poète extérieur. C’est un talent limité, mais très sûr. On le rapprocha de Malherbe, sans doute à cause de ses origines normandes ; mais si Malherbe produisit peu, s’il était fort difficile sur le choix des syllabes, il n’eut jamais le goût de se condenser, comme M. de Heredia, en de petits poèmes, tous pareils. Le Malherbe du xixe siècle, ce fut plutôt Leconte de Lisle, réformateur têtu et qui, tel l’ennemi de Ronsard, laissera un nom très connu en tête de poésies qui ne le sont guère, quoique fort belles. Si le goût des parallèles était encore de mode, on mettrait plutôt M. de Heredia en balance avec François Maynard. Honneur encore immense, car Maynard, bien moins lu encore que Malherbe, j’entends lu par plaisir, Maynard est un des meilleurs artisans du vers classique, et son ode, la Belle Vielle, demeure encore l’une des plus belles pages de la poésie française :

L’âme pleine d’amour et de mélancolie,

Et couché sur des fleurs et sous des orangers,
J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie
Et fait dire ton nom aux échos étrangers.

Il y a un mouvement analogue dans la Belle Viole de M. de Heredia :

Accoudée au balcon d’où l’on voit le chemin
Qui va des bords de Loire aux rives d’Italie,
Sous un pâle rameau d’olive, son front plie.
La violette en fleur se fanera demain.

Il me semble que je préfère ce sonnet apaisé, ou les deux précédents (sur Ronsard et Pétrarque) et la série des Bucoliques aux vers si souvent cités, « Comme un vol de gerfauts, etc. » Çà et là, malgré sa volonté de paraître absent, M. de Heredia s’est laissé entrevoir derrière l’éclatant rideau de pourpre et d’or. Ce sont les moments les plus heureux de sa poésie.

1905.