Promenades Littéraires (Gourmont)/Un carnet de notes sur Villiers


UN CARNET DE NOTES

SUR
VILLIERS DE L’ISLE-ADAM


Peut-être que, vers 1889, nous nous faisions du génie de Villiers une idée exagérée. Mais c’était notre manière inconsciente de protester contre les idoles littéraires du jour. Le ton d’adoration que l’on prenait alors dans la presse pour parler d’un Dumas, d’un Daudet, excitait assez justement, je pense, notre esprit de contradiction. Le bon sens, cependant, le goût et la mesure étaient relativement de notre côté. Transformons notre enthousiasme en jugement, et nous n’aurons rien à renier d’une admiration qui s’appuie sur Tribulat Bonhomet, sur les Contes cruels.

Il est possible que l’on écrive un jour une histoire de la littérature française au xixe siècle moins naïvement partiale que celle de M. Faguet, moins courtisane du succès, moins erronée aussi, et qu’on y dise de Villiers exactement ce que M. Faguet dit de feu M. Cherbuliez « C’était un écrivain extrêmement original. » M. Faguet, qui loue de son mieux toute la famille Daudet, ignore jusqu’à l’existence de Villiers de l’Isle-Adam. Il ignore non moins Barbey d’Aurevilly et Stéphane Mallarmé, cependant que ses complaisances n’omettent ni Eugène Manuel, ni Armand Silvestre, ni tous les Broglie, tous les Thureau-Dangin et tous les Sarcey.

Ces notes ne seront pas utiles à ce futur historien ni même à M. Faguet, s’il regrettait un jour sa légèreté ou sa complaisance. Elles ne veulent instruire personne. Ce sont des souvenirs, des propos, des faits menus et peut-être curieux seulement pour celui qui les a recueillis.

L’idéalisme de Villiers était un véritable idéalisme verbal, c’est-à-dire qu’il croyait vraiment à la puissance évocatrice des mots, à leur vertu magique :

« Tout verbe, dit Axël, dans le cercle de son action, crée ce qu’il exprime. » C’est d’après ce principe qu’il m’expliqua un jour le mystère, pour lui très clair, de la transsubstantiation. Il prenait à la lettre la formule, de saint Thomas d’Aquin, je crois : Verba efficiunt quod significant. Cela lui permit de vivre, non pas heureux, mais fier, parmi les magnificences de ses rêves et les cruautés de son ironie.

Villiers s’était entendu avec Bailly pour publier à la Librairie de l’Art indépendant un recueil de pages qu’il appelait Chez les passants. Or, ce Bailly, homme fort ésotérique et qui avait grand plaisir à éditer des livres « d’art indépendant » aux frais des auteurs, désirait encore faire des affaires. Pour cela, il avait ouvert une succursale sous le nom de « Comptoir d’édition » et les livres qui se publiaient là ne prétendaient certes ni à l’art, ni à l’indépendance, ni à l’ésotérisme.

Villiers, trouvant à cette expression, « Comptoir d’édition », je ne sais quelle beauté ironique à force de franchise mercantile, exigea pour son livre cette marque. Il escomptait de ce comptoir d’immenses bénéfices.

Un jour Rosita Mauri, la danseuse, alors dans tout son éclat, entre comme la foudre dans l’entresol du Gil-Blas, boulevard des Italiens, au coin de la place de l’Opéra, et, brandissant un numéro du journal :

« — Comment osez-vous imprimer toutes ces ordures, et — elle lisait des titres et des noms, — pendant que vous avez là Villiers, pendant que vous avez là un homme de génie, — et qui attend ? »

J’allai avec lui au Gil-Blas. Nous voulions offrir à Guérin, le Guérin-Ginisty de la Fange (comme on se juge !) un roman que je venais de finir. Villiers recommande le manuscrit du ton le plus équivoque, assurant que c’était mondain, sensuel, pervers, plein de soupers, de fêtes et de courtisanes, ce qui était bien loin de la vérité. Il affectait d’ailleurs devant ces hommes la plus singulière attitude, les accablant de saluts, de compliments, se glissant en humble collaborateur, heureux d’évoluer parmi tant de maîtres. C’était sa manière de mépriser.

À l’Écho de Paris, quand j’apportai sa nouvelle posthume, les Filles de Milton, il fallut lutter pour le prix. J’obtins enfin la somme qu’il eût touchée de son vivant, trois cents francs. On payait, en ce temps-là, dans les journaux.

Son esprit, comme celui de presque tous les hommes d’esprit, était du bas de l’escalier. Alors, il levait le doigt et disait le mot trouvé trop tard. M. M…, quoique plus jeune que lui, l’effrayait beaucoup et il ne trouvait jamais rien de très piquant à lui répondre. Il admirait profondément en lui cet art de gagner l’argent, de jouer avec la vie, cette maîtrise dans les affaires, et il me conta avec bonheur l’histoire de la fondation de l’E… de P…, M. M. allongeant le bras vers les billets de banque étalés, en distrayant quelques-uns et disant ce seul mot :

— Dix pour cent, n’est-ce pas ?

Un soir nous étions assis à la terrasse d’un café, près du passage des Princes. M. M. vint à passer. Bans sa hâte à l’aller saluer, Villiers renversa et brisa deux ou trois verres. En revenant, il me dit

— Voilà un homme étonnant. Il est capable de tout !

Parfois, quand il méprisait beaucoup un écrivain, un poète à la mode, si son nom venait à être cité, il feignait l’enthousiasme, se lançait dans un fougueux éloge, puis, ayant bien joui des mines consternées de son auditoire, il éclatait de rire. Il me joua cette comédie, un soir, à moi tout seul, à propos d’un poète, déjà ou alors presque célèbre, et qu’il n’est pas temps de nommer. J’avoue que je fus dupe un instant, mon jugement sur ce poète n’étant pas encore fixé. On pouvait s’y méprendre. Il a conservé des admirateurs.

Dans Isis, il avait voulu faire le portrait idéal de la mère de Napoléon Ier, Letizia Bonaparte.

Il était violemment romantique. Il disait — « Il y a les romantiques et les imbéciles. »

Villiers s’était converti, en pensée seulement, dans les dernières années de sa vie. Depuis ce moment, lui qui avait lu beaucoup de philosophie allemande, quand il apercevait un gros in-octavo de chez Alcan, il haussait les épaules, en disant — « Le catéchisme coûte deux sous Le catéchisme coûte deux sous ! »

Et cette idée semblait l’amuser extrêmement.

On a dit, et c’est absurde « Il ne fut ni de son pays, ni de son temps. » C’est tout le contraire, et il me semble un type représentatif et de sa race et de son siècle. Quel abîme y a-t-il donc entre Candide et les Demoiselles de Bienfilâtre ? N’a-t-il pas, tout comme Jules Verne, utilisé pour des fins romanesques la science du moment ? À quelle autre époque aurait-il pu écrire l’Ève future ou la Machine à gloire ?

Il me disait :

« Vous souvenez-vous de ce mot de la Princesse de Clèves « Il nous parut un stratagème » ? Eh bien, cette princesse se sert innocemment du procédé de Mallarmé : Stratagème, au lieu de : Celui qui use d’un stratagème. »

Je n’ai pu retrouver le passage, ce qui est commun, quand on relit un livre exprès.

Un étranger lui demandait

— Vous qui avez connu Wagner intimement, était-il agréable en conversation ?

— L’Etna est-il agréable en conversation ? répondit Villiers.

Il racontait avec joie cette anecdote :

« Gustave Flaubert mourut pauvre, ayant donné presque toute sa fortune à son frère, qui avait fait de tristes affaires. Or, un jour, ce frère lui dit, le voyant fumer quelque cigare un peu moins vulgaire :

« Mâtin, tu te paies de beaux cigares ! »

Il avait horreur de Renan, qu’il était allé entendre au Collège de France, et qu’il parodiait sataniquement.

Sa foi, très sincère, des dernières années ne l’empêchait nullement d’imaginer, en paroles, les plus beaux blasphèmes. Nous parlions un soir (son ami M. Merc… était là, et M. de L…) d’une sorte de maison de suicides que l’on pourrait établir, avec tous les moyens les plus variés de mourir offerts aux désespérés. Nous en dressions le catalogue. À bout de trouvailles, Villiers indiqua la crucifixion « pour ceux qui, fatigués d’être hommes, voudraient devenir dieux » !

Mais, ajoutait-il, cela coûterait très cher, plusieurs fortunes, et trouverait-on, parmi les riches, de tels hommes ?

Je dînai chez lui, rue de Douai, avec M. de L… Après dîner, il voulut nous verser sur les doigts des gouttes d’essence de violettes. Il disait, et cela nous faisait bien sourire :

— C’est l’usage de la maison. »

Il était surpris que M. B… eût écrit dans un de ses romans une assez curieuse et poignante scène d’amour. Il la retrouva dans Dostoiewsky et fut rassuré. Il disait du même B… : « Il déshonore la pauvreté. »

18 août 89. — Aux frères Saint-Jean-de-Dieu. Une petite chambre très propre avec une grande fenêtre ouvrant sur un jardin éclatant de fleurs rouges. Villiers est là, couché. Dans un corps d’une maigreur effroyable, les yeux seuls vivent faiblement. D’une voix presque basse ; il me dit quelques mots, et j’ai un remords de le laisser parler, tant le souffle lui est pénible. On dirait qu’il n’a plus de dents.

Il veut guérir, mais il sait que demain sera peut-être son dernier jour. Sur un signe, je me penche vers lui, et il me dit (comme je venais de lui parler, du Meilleur Amour, paru quelques jours avant dans le Figaro) :

— « Un petit secret littéraire… je n’avais pas écrit l’air élu, mais l’air d’un élu. C’est bien différent. L’air élu, c’est niais… L’air d’un élu ! »

Et il répète : — « L’air d’un élu… »

Le geste de son bras et de sa main décharnée est encore significatif. Il ajoute :

« Puis, il n’y avait pas sa chère Yvanic, mais sa chère et sainte femme. Ces deux corrections sottes sont de Marcade… C’est avec ces petits changements qu’on gâte des pages… »

Pendant sa dernière maladie, M. G. Roden. qui avait un article sur lui, l’article, à passer au Figaro, venait deux fois par jour demander s’il était toujours en vie.

Il lisait peu, dans les derniers temps n’ayant d’ailleurs chez lui presque pas de livres, mais il profitait de tout hasard, de toute conversation, s’appropriant toute réflexion heureuse et la pliant à l’esprit de l’œuvre qu’il avait en train.

M. Mendès, un jour, le rencontre et lui cite, le disant de Pascal, ce mot « Telle est la vanité, l’infirmité de la raison de l’homme, qu’il ne saurait concevoir un Dieu auquel il voulût ressembler. » Villiers plaça la citation hypothétique dans la bouche de l’Archidiacre, s’adressant à Sara, acte premier d’Axël, scène cinquième, avec ce commentaire : « Redis-toi, pour ton salut, cette grande parole d’un philosophe chrétien « ……….. » Aie donc charité pour ta raison d’un jour[1]. »

Entre temps, Mendès lui avoua qu’il s’était joué, que le mot, bien loin de Pascal, était de lui-même. Alors Villiers, dans la version définitive d’Axël[2], arrangea ainsi le morceau : « Redis-toi, pour ton salut, cet aveu trouble d’un rhéteur païen « ……….. ». Sache donc refréner l’orgueil de ta raison dérisoire. » Suivent dix-sept lignes ajoutées à la première version, et suggérées par la nouvelle attribution de cette citation douteuse.

Villiers prétendait, cependant, lire assidûment Pascal.

Je connus Villiers à la Bibliothèque Nationale,. où j’étais alors attaché au service public. Il y venait peu, car il lisait en son imagination plutôt que dans les livres ; mais, à moment-là, il désirait quelques notions précises sur la vie de Milton, pour ses Filles de Milton, qu’il ne devait esquisser que plus tard et qu’il me fut donné de publier après sa mort. Assez nerveux, il attendait les livres requis et personne ne compatissait à son impatience, car son nom ne donnait aux bibliothécaires que la vague impression de syllabes historiques. Je pus venir à son secours, mais trop tard ; les livres entrevus, il les fit conserver pour le lendemain : il ne revint qu’après trois mois.

Cette anecdote est peut-être caractéristique, au moins de sa manière de travailler. Il portait en sa tête des quantités infinies de projets ; il récitait des livres entiers dont pas une ligne n’était écrite et ces récitations étaient toujours diverses, et il passait d’un projet à l’autre avec une merveilleuse spontanéité. L’Ève future demeura des années sur le chantier : il en existe des fragments manuscrits dont on peut espacer la composition sur dix ou douze ans ; ce n’était qu’à force de réciter des bribes d’une œuvre, d’en noter des phrases, de courts chapitres, qu’il arrivait à voir clair, et encore, pour certaines œuvres, comme Axël, il demeura jusqu’au dernier moment, jusque sur son lit de mort, dans le doute, dans la douloureuse genèse d’un dénouement nouveau qui devait en modifier la signification.

Malgré une vie troublée, et souvent jusqu’à l’angoisse, il travaillait courageusement, mais sa pensée l’emportait ; au lieu d’écrire le drame, il regardait se mouvoir les personnages et quand il revenait à lui, les scènes vues s’en allaient. C’est pourquoi il aimait à penser tout haut ; dites à mesure qu’il les voyait, les choses prenaient une extériorisation plus sensible et plus durable. Au reste, l’auditoire lui importait peu, pourvu qu’il eût un auditoire ; en cela, il était pareil au poète visionnaire Coleridge qui, pendant vingt ans, conférencia tous les soirs devant des amis, devant des inconnus et toujours avec une magnifique abondance et une stupéfiante profusion d’idées.

M. Ribot classe Coleridge parmi les malades de la volonté, parmi ceux que trouble l’abondance de leurs propres idées, qui n’osent ou ne savent faire un choix dans cette foule toujours grossissante, et qui réalisent peu en comparaison de ce qu’ils ont pensé. Ce sont de singuliers et bien précieux malades ! Mais, malade, lui aussi, comme Coleridge, Villiers réalisa des œuvres, sinon toute son œuvre rêvée, et, après tout, ce qu’il a écrit suffit à nous consoler de ce qu’il n’eut pas le temps d’écrire. Seul, d’ailleurs, un méthodique crétin pourrait se vanter, vers sa centième année, d’avoir réalisé tous ses projets ; un être vraiment fécond ne réalise jamais que la millième partie de son rêve. Il voit la pyramide à construire et il dresse, à peine quelques pierres les unes sur les autres !

Il y a cinq ans, en Finlande, se préparant à ce que les pays du Nord appellent le doctorat en philosophie, et nous le doctorat es-lettres, M. de Krœmer a pris pour sujet de thèse Villiers de l’Isle-Adam[3]. Et cette thèse est un livre d’une valeur documentaire d’autant plus précieuse qu’il est le seul. C’est là qu’il faut chercher les dates exactes de la vie et des œuvres de Villiers. Malheureusement, il est écrit en suédois ; en attendant que l’auteur nous donne l’édition française qu’il prépare, il faut essayer de tirer parti de ce texte qui sera généralement trouvé mystérieux.

Villiers a déjà eu un biographe, M. du Pontavice de Heussey, mais son livre est si plein d’erreurs et d’incohérences que M. de Kræmer n’a pu s’en servir qu’avec beaucoup de défiance et après « voir confronté son récit avec d’autres écrits moins suspects. Il a eu recours aussi, et c’était indispensable, aux souvenirs des amis de la jeunesse de Villiers. L’un d’eux, qui lui demeura fidèle jusqu’après la mort, M. Charles Marras, a fourni sur Villiers plusieurs détails très curieux et inconnus. Ainsi Villiers aurait écrit un drame en cinq actes, qui s’est perdu, les Prétendants. Il était même entré, pour le lui faire jouer, en pourparlers avec un M. d’Herssent, comme en témoigne un traité daté du 1er août 1876. C’est l’année suivante qu’il intenta un procès aux auteurs de Perrinet Leclerc, Anicet Bourgeois et Locroy, à Tresse, l’éditeur de ia chose, et aux directeurs du Châtelet, Ritt et Larochelle[4]. Anicet figure là pour mémoire. Il était mort depuis cinq ou six ans et son drame aussi, d’ailleurs ! Singulier procès ! Perrinet Leclerc date de 1832. La pièce est dédiée à Mlle Georges, laquelle, éminemment dodue, représentait la plus majestueuse des reines Ysabeau.

Les grandes dates de la vie intellectuelle de Villiers sont, passés les débuts :

1862 : Isis.

1865 : Elën.

1866 : Morgane.

1867 : Claire Lenoir (devenu Tribulat Bonhomet) et l’Intersigne.

1870 : la Révolte.

De là à 1880, c’est le désarroi, on ne sait quelle mort. En dix ans, il donne dix contes et une récension du Candidat de Flaubert. Pendant les années 1871-72-73, c’est le silence absolu.

1880 : le Nouveau Monde.

1883 les Contes cruels, dont beaucoup étaient inédits et certainement récents.

1885 : Akédysséril, cinq autres contes, et Axël.

1886 : l’Ève future, dont il faut reporter, pour le commencement tout au moins, la composition à l’année précédente, l’Évasion, plusieurs contes recueillis dans l’Amour suprême.

1887 : Quinze contes qui font partie des Histoires insolites, parues la même année, et de Tribulat Bonhomet, achevé sous la même date.

1888 : les contes qui forment les Nouveaux Contes cruels.

1889 : Deux contes et la mise au point d’Axël, qui paraissait l’année suivante.

On voit donc que la période de grande fécondité de Villiers s’étend, tout à fait à la fin de sa vie, de 1880 à 1889 ; et l’on se prend à penser qu’il y a là un rapport certain entre la production de l’écrivain et les moyens qu’il a de se produire. Cependant il serait possible que Villiers appartînt à la catégorie des esprits tardifs, et que la partie organisatrice de son génie ne se fût développée qu’à partir de l’âge de quarante ou quarante-deux ans. Il y a de sérieux motifs pour croire que la première conclusion est la meilleure. Celui qui, à vingt-neuf ans, a écrit Claire Lenoir, n’était ni un tardif ni un précoce ; plus tardif que Gœthe, il est plus précoce que Flaubert il est donc dans la moyenne et ; quoiqu’il s’agisse d’exception, dans la normale. Après cette admirable histoire, qui, naturellement, passa inaperçue, si les circonstances avaient été favorables, Villiers ne se serait pas arrêté. Mais l’époque était terrible. C’était l’horreur noire du Second Empire (1867), ténèbres qui, aggravées par la guerre, régnèrent encore longtemps après 1870. Jamais peut-être, si ce n’est pendant l’époque révolutionnaire, l’art n’avait été si méprisé en France. Tout ce qui n’était pas boulevardier paraissait insensé. L’esprit de ce moment eut son exaltation dans Froufrou ! La Révolte parut bien peu de chose à côté de cette bagatelle. Cependant Dumas, qui avait du sens, protégea la Révolte ; cette justice lui est due, qu’il fut alors le seul boulevardier à ne point méjuger une pièce que l’on devait, trente ans plus tard, malgré sa concision, comparer à Maison de Poupée, dont elle est d’ailleurs le prototype. Il ne se trouva que vers. 1885 des esprits capables de comprendre Villiers.

Les Contes cruels (1883) sont une date littéraire. De les avoir lus, des jeunes gens se sentirent troublés. Vers le même temps, on avait connu Sagesse et découvert Mallarmé. A Rebours acheva la moisson, en fournissant le lien. Il y eut une nouvelle gerbe, qui se récolte encore tous les ans ; il y eut une nouvelle littérature. En 1885, Villiers est connu et admiré des journaux importants et toutes les revues littéraires lui sont ouverts : voici l’Ève future, tous ses derniers contes, Axël.

M. de Kraemer ne parle qu’en passant des projets littéraires de Villiers. Ces projets n’étaient pas tous chimériques. Il annonçait comme en préparation, au faux-titre du dernier livre qu’il publia lui-même, les Nouveaux Contes cruels ; Axël (paru) ; l’Adoration des Mages ; le Vieux de la Montagne ; Chez les Passants (paru) ; Théâtre lisible ; Catherine de Médicis, l’Évasion (paru) ; Histoire : Documents sur les règnes de Charles VI et Charles VII ; Œuvres de métaphysique : l’Illusionnisme ; De la connaissance de l’Utile ; l’Exégèse divine. Les manuscrits de Villiers ont été divisés par le hasard en plusieurs lots. J’ai analysé celui qui a passé en mes mains et j’en ai tiré, outre divers fragments, un de ses plus beaux contes, les Filles de Milton. Dans les autres, il reste, je le sais, beaucoup d’inédit. Parmi les pages les plus curieuses, on m’a signalé le « carnet de Tribulat Bonhomet », le recueil des pensées de ce grand philosophe. Pourquoi tout cela demeure-t-il enfoui ?

Villiers semble avoir eu cette méthode de travail : inscrire, en phrases cursives, une idée ; reprendre les pages écrites et les transcrire jusqu’à ce que la forme, enfin, se dégageât. Mais souvent, il commence de copier un brouillon à main posée, et, arrivé à la vingtième ligne, l’imagination l’emporte vers une conception différente, au moins par les détails, des deux ou trois premières rédactions, lesquelles, déjà, sont assez dissemblables. Ce n’était évidemment qu’après avoir longtemps parlé un conte, par exemple, après l’avoir analysé, par de l’écriture, en toutes ses significations possibles, qu’il arrivait à s’en faire, pour lui-même, une idée claire. Les images et les symboles montaient, tels qu’une tumultueuse armée, à l’assaut de sa cervelle et dans l’effervescence de la mêlée, les assaillants, suivis d’éternels renforts, se massacraient les uns les autres.

De plus riche organisation cérébrale, il n’y en eut guère. À quelque moment du jour ou de la nuit que l’on surprît Villiers, fût-il réveillé après deux ou trois brèves heures de sommeil, « le punch, instantanément, flambait » (ce mot caractéristique est de Huysmans), et de quelle flamme ! son œuvre n’en donne qu’un reflet. Que de nouvelles n’a-t-il pas racontées qu’il n’a jamais, qu’il n’aurait jamais écrites ! Ainsi, ce Vieux de la Montagne, dont il entretint si souvent ses amis.

De ce livret légendaire, souvent annoncé, quelque écriture, pourtant, demeure, et — copiée sur deux feuillets chiffonnés — la voici :

(Premier feuillet.)
VIEUX DE LA MONTAGNE

Être toujours soi, parlant pour chacun sincèrement, comme à lui-même.

Examen du Haschischin, (du ?} avec le Bouffon et les femmes.

Tristesse de Hassan ben Sabbah, escomptant l’espérance et la mort des autres pour une chose d’un jour et se le disant. — Constatant son métier, symbole des rois.

La jeune fille cachée sous la neige par les pasteurs et, ingrate, trouvant avec justice qu’ils sentent mauvais et sont grossiers, — une fois libre.

Le roi du Haschisch sera celui dont l’armure sera revêtue, avec le rôle, par Hassan, lorsque la mort, après le don de l’herbe sainte, sera venue…

(Second feuillet.)
LE VIEUX DE LA MONTAGNE
1re scène.

Oh la neige !…
Mourir !…
(Le vent passe.)
— Ho !
— Sont-elles ?

— Sauve-moi !… Oh !…
— Adieu !…
— Ho !… dansl’ombre !… dans les…
— Une corde ! Ah ! le bois cède… vite…
— Là… secours !… Ah !… À moi !…
— En haut, les yeux !… mes cordes tournent aux sapins !…

Je lui ai également entendu parler d’un livre qu’il n’eut pas le temps d’annoncer publiquement, et qui se serait appelé le Sermon sur la Montagne. Il cherchait à introniser dans cette étude des effets littéraires nouveaux. De ses paroles, il me reste la vision d’une route crépusculaire, où Jésus s’avance, lumineux dans la nuit venante… et les choses montrées, non par des descriptions directes, par la notation des entours… et rien de précisément circonscrit… On voit que Jésus passe, comment ? — Par l’influence qui de lui s’émane… Et puis ?… — Ah ! il parlait bas, las, déjà étreint par la Mort.

Un jour, déjà malade, et sur sa fin, au printemps de 1889, il me conta, en quelques traits ; une nouvelle, dont voici le strict squelette :

« Le Mirage. — En Afrique. Les sables, et, sans doute, les rivages de la mer Rouge. Un chef de parti arabe, contre les Anglais. Il connaît admirablement le mécanisme des mirages, et, en fuyant les envahisseurs, ordonne sa fuite pour que, réverbérée par les sables, l’image de sa propre armée, cachée sous les dunes, se dresse imaginaire et crue réelle, à bonne distance. Les Anglais s’avancent ; les Arabes attendent ; les Anglais tirent, les Arabes tombent ; les Anglais se ruent à la curée : tout a disparu. Et pendant des jours et pendant des lieues de pays, la même duperie raille l’ennemi effrayé d’un incompréhensible sortilège et se demandant comment, si rapides que soient leurs chevaux, les Arabes peuvent si instantanément disparaître, — en enlevant leurs morts ! Cette lutte contre des fantômes épuise les Anglais, qui vont toujours, imprudents et entêtés, enfin sont cernés par les cavaliers, grâce à un suprême stratagème, et massacrés, — sans avoir compris, mais dans les yeux la vague horreur d’une épouvantable et démoniaque ironie. »

Les premiers vers imprimés de Villiers de l’Isle-Adam ne sont pas, ainsi qu’il est admis, le recueil typographié à Lyon par Scheuring, mais bien la plaquette (trois fois plus que rare) dont voici le titre :

Deux Essais de Poésie, par le comte Villiers de l’Isle-Adam ; Paris, imp. de L. Tinterlin et Cie, rue Neuve-des-Bons-Enfants, 1858, in-8o de 16 pages.

Deux essais : l’un, le second, Zaïra, fut reproduit dans les Premières Poésies, avec, vers la fin, quelques corrections. L’autre, dédaigné à tout jamais par le poète, le méritait. C’est, précédée d’une notice indiquant que les calomnies anglaises ont indigné son patriotisme, une ode, bizarrement intitulée Ballade. Çà et là, des vers d’une assez énergique éloquence, des vers d’un Tyrtée, vraiment supérieur — dans cet emploi déprécié — à ceux qui en ont reçu patente, et aussi de curieuses expressions, comme les cris des canons tout enrhumés de rouille. Parlant aux Anglais, il dit du drapeau :

Fouillez ses nobles plis pour y trouver des taches,
Vous n’y trouverez que des trous ! —

Si Napoléon allait se lever « de son grand lit de pierre », si avec lui les vieilles légions.

… Puis, que leurs canons verts,
Dans l’ombre illuminés d’une joie effroyable,
Hurlassent, haletants, leur salve formidable,

Leur cri tout enrhumé de rouille et seul capable
D’ébranler les échos tonnants de l’univers ! —

Finalement, des considérations sur la fragilité d’un trône :

Sapin couvert d’hermines blanches,
Il a spectre et lauriers pour branches !…
Il est formé de quatre planches,
Absolument comme un cercueil.

Une autre trouvaille ; c’est une brochure scientifique de 4 pages in-4o, lithographiée (Paris, lith. Michel, passage du Caire, 1869) :

Nouvelle Application de la vapeur à la navigation. Signé : Philippe-Auguste Villiers, comte de l’Isle-Adam.

La signature semble, supplément d’authenticité, reproduire l’écriture même de Villiers, sa claire écriture posée, mais c’est une illusion. La brochure est de son père.

Il s’agit d’un système de propulseurs destinés à remplacer, avec bien moins et même pas du tout de déperdition de forces, l’hélice. Faute de notions scientifiques suffisantes, sans doute, cela m’a paru obscur : la langue en est très rigoureuse, dénote de réelles études techniques.


L’Ève future, travail terrible et dont Villiers parlait comme d’une descente aux enfers. Chaque fois qu’il se mettait à la page interrompue, c’était, pour recréer l’atmosphère si spéciale, un effort surhumain de volonté, et de mémoire, et de logique, pour renouer sans cesse les uns aux autres les fils du surnaturel et de la science positive. Il voulait, en effet, donner l’illusion de l’exactitude et se préoccupait — on en a la preuve dans une préface inédite — du jugement des électriciens eux-mêmes ; mais pour l’allègement de son volume, il s’abstint de tout chiffre, de toute notation chimique.

L’affabulation fut également très laborieuse. L’œuvre passa par plusieurs titres. Ils se succèdent ainsi sur les divers manuscrits : 1o l’Andréide paradoxale d’Edison ; 2o l’Ève nouvelle ; 3o l’Ève future. — De même, les noms des personnages subissent des variations : Alicia Clary s’appelle d’abord Evelyn Habal, puis Miss Hadaly, deux noms réservés, finalement, l’un pour la Femme qui sert de prétexte à la création de l’Andréide, l’autre à Andréide elle-même ; lord Ewald apparaît sous les dénominations de : lord Lyonel, lord Lyonnel, lord Angel, lord Angel**, lord Edward.

Dans l’Ève future, Villiers ne raille pas la science ; il la nie encore moins. Mais au lieu d’accepter comme des merveilles les progrès physiques de la science appliquée, il en montre la vanité en en montrant les bornes. Il dépasse exprès, et de tout un infini, le possible de la science, sans pourtant violer les vraisemblances de demain. À ce propos, M. Huysmans avait trouvé un dénouement bien meilleur que celui de Villiers, et qui concluait à la suprématie éternelle de la vie, à la supériorité de la chair brute sur la machine la plus « intelligente » : Lord Ewald regagne l’Écosse avec son andréide, vit avec elle, se grise d’artificiel ; mais un soir il aperçoit la jambe nue d’une fille de ferme, et il veut cette fille, et il brise sa mécanique.

Villiers a dû figurer sur les premières listes de l’Académie Goncourt. Un soir du printemps 1889, comme nous avions dîné ensemble, il me quitta vers dix heures, ayant rendez-vous au Figaro avec Edmond de Goncourt, qui ne le connaissait pas encore.

Dans les années qui suivirent la guerre de 1870, Villiers mena une vie très misérable. Il est à peu près certain qu’il fut moniteur de boxe dans un gymnase. Il me fit un jour une allusion précise à cela, en me parlant de sa santé. Des coups de poing reçus dans la poitrine et l’estomac, il gardait une triste impression, et des traces.

Sa liaison tant critiquée, affirmée par le mariage, la veille de sa mort, lui avait au moins donné un domicile fixe, un intérieur, médiocre, mais sûr. Il ne perdait plus ses manuscrits, comme le tome II d’Isis, oublié dans une chambre d’hôtel. Mais, après sa mort, quel pillage ! Que d’amis emportèrent, en souvenir, des pages de son écriture !

  1. La Jeune France, novembre 1885.
  2. Quantin, 1890.
  3. Villiers de l’Isle-Adam. En literaturhistorisk studie af Alexis von Krœmer. Akademisk Afhandling. Helsingfors, décembre 1900, in-8o.
  4. Dont le fils devait plus tard monter Axël avec tant de bonne volonté et de bon goût.