Promenades Littéraires (Gourmont)/Estienne Tabourot, seigneur des accords
ESTIENNE TABOUROT
On lisait dans le Temps du 10 octobre 1900 :
« À la suite d’une instruction ouverte par M. Boulart, juge d’instruction, contre M. Daix, gérant du Journal de médecine, pour avoir publié une complainte considérée par le parquet comme outrageante pour les bonnes mœurs, M. Cochefert s’est rendu dans l’après-midi d’hier au siège du journal, 47, boulevard Haussmann ; il a saisi le numéro du journal incriminé, ainsi que certains autres journaux qui avaient été signalés au parquet. L’écrit poursuivi est intitulé la Complainte du…, par Estienne Tabourot (1583). L’écrit se termine par « Pour copie : conforme Docteur Maxime. » En note on lit : « Cette complainte est tirée du 1er livre des Bigarrures du seigneur des Accords (chapitre IV des Équivoques françois), publié pour la première fois à Paris en 1583 et maintes fois réimprimé depuis. »
Estienne Tabourot, seigneur des Accords, était magistrat, juge en la baronnie de Verdun et il mourut magistrat, digne homme d’ailleurs, ayant de nombreuses amitiés et des parentés illustres en Bourgogne.
Né à Dijon (1549,), il y revint mourir (1690), deux ans après avoir publié, corrigé et augmenté une nouvelle édition du Dictionnaire des rimes françoises de Jehan Le Fèvre. Son début fut hardi. Il inaugurait, ou rénovait, d’après Rabelais, le genre où devait s’illustrer Panard. Âgé d’à peine dix-sept ans, encore élève du collège de Bourgogne, il publiait deux pièces de vers, la Coupe et la Marmite, pièces où la longueur variée des vers figure l’objet décrit. Je n’ai jamais vu ces merveilles, mais il y a dans les Bigarrures de quoi contenter la curiosité.
Sa seconde production, Synathisie, ou Recueil confus (1567), ne m’est pas connue davantage. Quant aux Bigarrures, c’est un recueil de bizarreries que l’auteur avait composé « pour se chatouiller lui-même, afin de se faire rire le premier, et puis après les autres ». Le premier livre parut en 1572. Le quatrième, qui est en réalité le second et dernier, est précédé de cet avertissement :
« Au lecteur. — Il ne se faut pas estonner si j’appelle ce second livre, le quatrième des Bigarrures : car ce volume entier ne seroit pas bien bigarré, s’il suivoit la façon des ordinaires écrivains. » Il se targue d’ailleurs de l’exemple du « grand Iule de la Scale (Scaliger) qui a commencé ses Exercices laborieux par le quinzième livre « qu’il a escrit contre la subtilité de Cardan ».
Après les Bigarrures, viennent les Touches (1685), dont le titre est ainsi expliqué :
« Sur l’intitulation du Livre. — Touches, selon l’autheur, est un mot tiré des Escrimeurs, qui appellent touche le coup qu’ils donnent avec leurs espées rabatues, duquel la marque apparoist sur l’habit de celui qui est touché, à cause de la craye dont on blanchit l’espée… » Ce sont des épigrammes, chacune étant suivie d’une contre-touche et parfois encore d’une réplique.
Les autres ouvrages de Tabourot sont des contes : les Contes facécieux du sieur Gaulard, et les Escraignes dijonnoises.
Comme il avait pris pour devise ces mots : A tous accords, on l’appela Tabourot des Accords ; il accepta le surnom et se proclama lui-même « le Seigneur des Accords ». À la fin de sa vie il ne signait pas autrement.
Le Dictionnaire des Littératures, comme référence à sa médiocre notice, donne avec aplomb Bayle, Dictionnaire historique, art. Accords. Il n’y a pas d’article Accords dans Bayle. En deux endroits, notamment à propos de Marot et de la poésie licencieuse, le Dictionnaire historique cite l’opinion et quelques vers du seigneur des Accords, et c’est tout. La vie de cet homme bizarre, à l’érudition baroque, est d’ailleurs sans intérêt ; mais ses Bigarrures font partie de l’histoire littéraire. On y a puisé et on y puise encore mille renseignements curieux pour l’histoire de la versification française au seizième siècle.
Le livre eut le plus grand succès. C’était comme un manuel à l’usage des poètes excentriques alors si nombreux, de ces malheureux dont la joie était de réussir une « contrepetterie » ou des « vers rétrogrades ».
Cela débute par une dissertation sur l’invention des lettres de l’alphabet ; Le second chapitre est un traité complet du rébus, avec toutes sortes d’images, comme il convient. Le troisième traite des Équivoques françois ; c’est là que se trouve la fameuse complainte que le Seigneur des Accords appelle une élégie. Elle était assez à sa place comme curiosité pathologique dans un journal de médecine. La grossièreté y est d’ailleurs ingénieuse. Le morceau est burlesque et le meilleur peut-être en ce genre :
Et des lors, sans passer contract ny compromis,
Moyennant cent écus, me fut ce —.
Le soir allant vers vous la les payay contant,
N’estois-ie pas bien fol d’acheter un — ?…
Voilà-t-il pas de quoi faire pendre un homme ?
Il y a soixante vers et trente équivoques dans ce goût. Ce n’est pas très méchant ; mais on n’avait, au temps du seigneur des Accords, ni notre délicatesse, ni notre hypocrisie. Le mot d’ailleurs court les rues ; on ne peut sortir sans l’entendre, argument décisif des disputes populaires. Les dictionnaires autrefois l’enregistraient sans vergogne. Richelet, qui était de Genève, le définit à son rang, sans trouble. Enfin il est de bonne formation française populaire et beaucoup moins obscène — à mes oreilles, du moins — que la cohorte des vocables en faux grec qui abêtissent notre langue et notre intelligence.
L’équivoque du seigneur des Accords, c’est ce que nous appelons le jeu des mots et le calembour. Il en cite à l’infini, des français, des latins, des grecs et des italiens. Plusieurs de ses anecdotes sont amusantes :
« En ladicte ville (Dijon) on vénère aux Cordeliers, en une Chapelle, S. Friant, au lieu de S. Onufrient, pour ce qu’il est escrit en ceste sorte :
Les chapitres suivants traitent : des Antistrophes ou Contrepèteries, des Anagrammes, des Vers rétrogrades par lettres et par mots, des Allusions, des Lettres numérales et Vers numéraux, des Vers rapportés, des Vers lettrisés ou Paronoemes, des Acrostiches, de l’Écho, des Vers léonins.
Le seigneur des Accords dit, à la fin de ce dernier chapitre :
« On surnomme encore ainsi les vers moitié Latins et moitié François, que j’ai coustume d’appeler vers Entrelardez. » Et il cite cette inscription qui se lisait au réfectoire des Jacobins de Beaune et que son macaronisme n’empêche pas d’être amusante :
Fratres bene veneritis
Bien las aux pieds et aux genoux :
Sititis et esuritis,
C’est la manière d’entre nous.
Seez vous icy de par Dieu
Concedentes et bibentes,
Selon la paureté du lieu
Que dederunt nobis gentes.
De nos biens qu’auons amassez,
Pro Deo sumite gratis
Et si vous n’en avez assez,
Mementote paupertatis.
La suite traite des Vers Couppez, des Descriptions pathétiques, des Autres sortes de vers folastrement et ingénieusement pratctiquez, c’est-à-dire : le vers lipogrammatique, le vers protée, le vers monosyllabique, les vers enchaînés, couronnés, croissants, décroissants, entremêlés, anagrammatisés, excorilinguilatinisés, etc., et le centon.
L’ouvrage se termine par un chapitre sur les Notes, ou chiffres (ce que nous disons Cryptographie) et autre sur les Épitaphes.
Le quatrième livre des Bigarrures, qui est fort mince, contient quelques remarques curieuses sur les noms et surnoms. Il y a là une page tout à fait intéressante sur les noms de guerre des soldats au xvie siècle :
« N’a-t’on pas veu ces iours passez certains Capitaines prendre plaisir de se surnommer, et tous leurs soldats, de ce qui se trouve sur un cheual, où se trouant tant de seigneuries qu’il y en auoit assez pour peupler un pays. Leurs noms estoient, si ie me souuiens, ainsi : Monsieur du Clou, du Fer, de la Boucle, de Lardillon, du Lard, de Dillon, de Lencol, de Lure, de Colure, de Lencolure, du Coin, d’Hierre, de Crinière, de Clape, de Clapon, de Ponnière, de Clamponniere, de la Bourre, du Cuir, de Sangle, de l’Estrier, de Mors, de Canon, de Crampon, de Larçon, du Poitrail, de la Croupe, d’Houpiere, de Croupiere, de la Selle, du Pas, du Trot, du Galop, des Renes, de la Branche, de la Housse, d’Houssine, de la Courroye, de Gourmette, etc. La plus part desquels auant l’an reuolu, passa par les mains du Sieur de la Corde.
« Un autre encore eut sa compagnie farcie de soldats qui auoient tous pris leurs noms de ce qui se trouue fortuitement en la campagne comme du Pré, du Clos, du Val, du Mont, du Mex, de la Roche, Chasteaufort, Chasteauneuf, du Buysson, de la Riviere, du Ruisseau, du Fossé, de l’Estang, de l’Escluse de la Nouë, de la Charriere, de l’Orniere, du Chemin, du Sentier, de la Croix, des Champs, du Bois, du Taillis, de la Serclure, du Harpent, de Faux pas, de la Fondrière, des Marets, de la Colline, de la vigne, de la Haye, du Sillon, de la Cheneuiere, du Clos, du Mur, de la Cloture, du Pendant, du Destraict, du Bourg, de la Ville, d’Aiglantier, la Tanniere, la Grotte, la Fosse, du Terraul, du Guerret, du Pastis, la Garenne, du Parc, etc.
« Qui furent en fin, presque tous, attachez au Poirier sauuage, par les mains de leur vray et naturel Colonnel, l’exécuteur des hautes œuures… »
Les Touches sont sans grand intérêt. Les Contes facétieux, et les Escraignes, anecdotes recueillies en Bourgogne, n’amusent plus guère, surtout les Escraignes, dont le ton est fort grossier. La préface de ce petit recueil est pourtant jolie. C’est un agréable tableau de mœurs populaires. Les « escraignes » étaient des sortes de huttes qu’un village élevait pour l’hiver à frais communs. « Là ordinairement les après-soüppées s’assemblent les plus belles filles de ces vignerons avec leurs quenouilles et autres ouvrages, et y font la veillée jusque à la minuit. » Tour à tour elles apportaient une petite lampe et une « trappe de feu », les jeunes « varlets » et amoureux venaient les rejoindre, et on contait des histoires.
Ici finit celle du seigneur des Accords. Poète sans talent, compilateur sans goût, conteur sans esprit, Estienne Tabourot a cependant utilisé ses défauts mêmes et sa médiocrité. Ses écrits absurdes ont plus de valeur que telles œuvres d’hommes de mérite. C’est peut-être qu’en écrivant il ne s’inquiéta que d’obéir à son tempérament ; et c’est ce qu’il y avait de meilleur en lui, avec une naturelle curiosité qui ne s’exerça pas toujours mal à propos.