Promenades Littéraires (Gourmont)/Casanova

Promenades LittérairesMercure de France (p. 271-276).


CASANOVA


On parle, de temps à autre, d’une publication dont la maison Brockhaus, de Leipzig, aurait le projet. Il s’agit du texte authentique des Mémoires de Casanova. Cela réjouit quelques lettrés et tous les curieux. Souvenons-nous cependant d’une déception récente. Sans doute, il est heureux que nous possédions la correspondance complète de Stendhal, mais peut-être que ce bonheur n’est pas sans mélange, non plus que la grâce du nouveau texte. Ce qu’avait enlevé Mérimée valait-il la peine d’être rétabli ? La satisfaction de pouvoir lire quelques phrases libertines vaut-elle le sacrifice du plaisir littéraire ? Le document brutal est-il supérieur à la beauté ? Ces questions seront résolues différemment, selon les goûts ; et moi-même, tout en regrettant les deux rares petits tomes, je ne saurais plus les relire avec le plaisir d’antan ; je les délaisse pour le nouveau texte qui m’instruit davantage, tout en me donnant de moindres satisfactions esthétiques. Mais c’est la faute de l’époque présente, et je m’y résigne, d’autant plus que cela fera plaisir au mystérieux M. Paupe.

Un problème analogue se pose pour les Mémoires de Casanova. Le Brokhaus entre les mains de qui échut le manuscrit en reconnut l’intérêt, ce qui prouve son esprit, mais recula devant sa publication littérale, ce qui prouve très probablement son goût. Nous en jugerons définitivement, si le Brockhaus actuel donne suite à son idée. On peut bien reconnaître, dès maintenant, après la mise au jour, par Octave Uzanne et Arthur Symons, de quelques passages inédits, qu’il y a une parité certaine de ton entre le texte authentique de Casanova et celui qui fut revisé par un homme de lettres, au nom destiné à la gloire, mais plus tard, Laforgue. On sait, cependant, par la préface même de l’édition originale, que Casanova, en racontant ses bonnes fortunes, qui furent parfois mauvaises, appelle avec crudité les choses par leur nom et que Laforgue y substitua des périphrases. Serait-ce cela qu’on veut établir, et veut-on faire un ouvrage obscène d’un ouvrage qui, quoique très libertin, demeure avouable ? Je viens d’en relire, à petit feu, sans en passer une ligne, les huit volumes ce serait dommage.

Les Mémoires de Casanova, qu’il avait intitulés, non sans justesse, Histoire de ma Vie, « suent l’authenticité », comme disait Magnard du Journal des Goncourt. Il raconte tant d’anecdotes à son détriment qu’il faut admettre celles qui lui sont favorables. Mais si c’était par hasard un roman ? Eh bien, alors, Casanova serait le plus grand romancier qui ait jamais existé mais c’est impossible, on n’invente pas une matière d’une aussi prodigieuse variété ; d’ailleurs, tout ce qu’on a pu en vérifier a été reconnu exact. Sans doute, les notes de l’édition projetée apporteront de nouveaux éclaircissements et de nouvelles preuves ; cela sera sa justification. Pour moi, je tiens son récit pour véridique, car il n’a raconté sa vie que pour en jouir à nouveau par le souvenir, et personne ne saurait être plus sévère qu’il ne l’a été lui-même pour ses erreurs, ses fautes, ses maladresses. Ses Mémoires ne sont pas de ceux dans lesquels l’auteur prend une attitude devant la postérité ; ils laissent une impression fort équivoque, et l’auteur a trop d’esprit pour n’avoir point prévu ce résultat.

Son principal défaut est la vulgarité ; il devait en avoir dans ses manières comme il en a dans ses goûts et dans son intelligence, mais il faut croire qu’il savait la dissimuler à propos, puisqu’il sut parfois plaire à des gens fort opposés à sa nature. Il excellait sans doute à s’adapter à son milieu du moment. Fils d’un danseur et d’une comédienne, ayant toujours fréquenté le monde des théâtres, il dut sans doute à cette société la souplesse d’allures qui est sa caractéristique principale. Il aima les plaisirs et le faste et peut-être qu’il fut encore plus un vaniteux qu’un amoureux. Sans préjugés comme sans illusions, il se montre cependant à l’occasion plus satisfait d’une bonne action que d’une bonne fortune, mais il faut s’entendre sur les bonnes actions de Casanova : elles consistent généralement à traiter et à payer royalement ses maîtresses et même à les marier, en assistant honnêtement à la noce. Dans ces moments, il pleure d’attendrissement. Repassant quinze ans plus tard au même endroit, il trouve un garçon ou une fille qui lui ressemble et ce sont de nouvelles larmes de bonheur. À chaque moment, dans la vie de Casanova, le sentiment se mêle à la sensualité et cela relève tout de même un peu des aventures plus nombreuses que distinguées.

C’est don Juan et, même dans une société facile, don Juan ne peut pas être bien difficile. Tout lui est bon, jusqu’à la servante d’auberge, pour peu qu’elle soit jolie, mais son tempérament est excessif et le désir, toujours en éveil, lui fait discerner la beauté, là où les autres hommes n’aperçoivent que des promesses de bonheur fort médiocres. C’est déjà être heureux que de souhaiter passionnément de l’être. Casanova n’en laisse passer aucune occasion. Il pratiqua même des attaques assez difficiles, il se heurta à des apparences sérieuses de vertu et, patient, triompha. Trois jeunes filles, trois sœurs ou trois amies, ne faisaient que multiplier ses forces en multipliant ses désirs, et généralement toutes en passaient par sa volonté. Je ne veux pas entrer dans le détail de ses moyens de séduction ; ils sont quelquefois si grossiers que cela étonne. Il est probable, mais non certain, qu’il était fort séduisant de figure et de tournure, mais quelle est, pour une femme, la figure de la séduction ! Les femmes sont trop hypocrites pour le dire et d’ailleurs elles ne le savent peut-être pas bien elles-mêmes. Comme elles désirent être séduites, leur esprit cesse d’être libre devant l’homme qui les séduira. Il est certain, toutefois, que ce n’est pas la beauté seule, car elles n’y sont pas extrêmement sensibles, encore moins un détail de physionomie, comme de beaux yeux, une agréable bouche, car elles ne voient pas les détails, mais seulement les ensembles. Peut-être ont-elles un sens particulier pour deviner chez l’homme les qualités viriles ? Or, chez Casanova, ces qualités étaient développées jusqu’à devenir chez lui une souffrance, quand elles ne trouvaient pas leur emploi immédiat. Je n’insiste pas, pour ne pas me faire arracher les yeux. Je dois dire encore, cependant, qu’aucune de ses mille maîtresses, même quand elles n’avaient cédé d’abord qu’à une sorte de violence ou à la nécessité, ne le vit partir sans regret. Quelques-unes l’aimèrent toute leur vie, quoiqu’il ne les eût gardées que quelques mois, quelques semaines, emporté sans cesse vers de nouvelles aventures.

De quoi, sans nulle fortune, vivait-il ? Le jeu, sans doute, lui fut une ressource, mais au total il y perdit plus qu’il n’y gagna. Il vécut de la cabale, de la prédiction de l’avenir par cette vieille chimère. Il avait ensorcelé trois dupes dont deux lui restèrent fidèles jusqu’à leur mort : un sénateur vénitien, M. de Bragadin, et une grande dame de Paris, Mme d’Urfé, de laquelle il tira près d’un million et qui lui aurait laissé sa fortune si elle n’était morte subitement. Tombée en des mains moins sagaces, elle aurait été, sans doute, exploitée plus durement encore ; aussi n’en éprouvait-il nul remords, et je crois qu’on peut bien être de son avis.

Quelles que soient les opinions sur ce point particulier, il reste que Casanova fut un être unique, suffisamment extraordinaire pour inspirer de l’étonnement, à défaut d’admiration.