Promenades Littéraires (Gourmont)/La légende de Racine

Promenades LittérairesMercure de France (p. 277-282).


LA LÉGENDE DE RACINE


M. Masson-Forestier est un descendant de Racine. Ce n’est pas une raison pour qu’il le connaisse mieux qu’un autre, mais, en fait, il possède sur lui et sur sa ville natale des traditions qui semblent véridiques et il a étudié son œuvre d’assez près pour en découvrir les origines, non seulement littéraires, mais sociales. Cependant, c’est à Racine qu’appartient le génie de Racine, car le génie est inviolable et n’a pas de généalogie ; il naît et meurt avec l’être qui en est privilégié, et ce ne sont pas des détails de famille, de naissance, d’éducation, de milieu qui en donneront même un commencement d’explication. La méthode de Sainte-Beuve et de Taine, qui avait déjà été esquissée par Montesquieu et par Stendhal, est inapplicable au génie, à l’exception. Excellente pour déterminer les qualités générales d’une race, elle échoue à expliquer les individus rares qui dépassent la race et la nient, tout en conservant ses caractères extérieurs. D’être né en Corse, Napoléon, sans doute, fut un génie corse, mais il est évident qu’il ne fut pas Napoléon parce qu’il était corse ; il n’y a aucun rapport sérieux entre les deux termes. Si milonais que fût Racine, et M. Masson-Forestier nous montre que tel était bien son caractère, sa naissance à la Ferté-Milon, loin d’expliquer son génie, ne fait que poser un terme de plus au mystérieux problème. Si par hasard on démontrait qu’il faut être né à la Ferté-Milon, vieille ville cléricale (au sens premier du mot), pour écrire Athalie, il ne s’en suit pas que cette Athalie dût être un chef-d’œuvre ; si Racine n’avait pas écrit cette tragédie, il en eût écrit une autre, qui eût pareillement été parfaite, — et l’explication n’a pas fait un pas. Je veux bien que la Ferté-Milon explique les qualités et les défauts secondaires de Racine, mais son génie échappe à la formule. C’est pourquoi je ne donne pas une grande importance à ces recherches d’origine ; si un homme se distingue, c’est presque toujours contre sa race, contre sa famille, contre son milieu, qui le méconnaissent parce qu’il n’en partage pas les préjugés, parce qu’il échappe à leur esprit, parce qu’il contredit leur sentiment général de la vie. Ces conflits sont vulgaires, tout le monde en a des exemples caractéristiques dans la mémoire.

J’en dirai autant de l’éducation. Elle est souveraine pour former des types moyens, conformes à l’intelligence de la race ou qui ne la dépassent que peu, mais elle échouera toujours à plier à ses lois l’être exceptionnel, dans un sens ou dans l’autre, sur lequel elle veut mettre son empreinte. Une légende, réduite à rien par M. Masson-Forestier, voulait que Racine eût été l’élève de Port-Royal, et d’honnêtes historiens, comme encore M. Gazier, s’ingéniaient à retrouver dans sa vie et dans son œuvre les bons principes semés en son jeune cœur par les trop vertueux personnages. Naïveté ! Racine a été fort peu l’élève de Port-Royal, un peu plus peut-être que ne le croit M. Masson-Forestier, mais eût-il été de longues années le pieux lévite que l’on dit, que cela n’aurait eu aucune influence sur son génie. Comme Voltaire, élève des jésuites, Racine, fils de Port-Royal, fut un rebelle. Dans son bref passage sous leur discipline, ses maîtres lui avaient enseigné le mépris des romans et la haine du théâtre ; il fit des romans sa première lecture, et, sitôt libre, courut au théâtre et y demeura. Mais ceci ne doit pas être retenu comme un grand exemple, car il n’est pas besoin d’un esprit de contradiction très éveillé pour se révolter contre un enseignement aussi absurde que celui de Port-Royal. L’éducation religieuse, si contraire à la nature humaine et aux tendances de la jeunesse, a toujours suscité de violentes contradictions. C’est pourquoi elle n’est pas très redoutable ; un esprit personnel et un peu élevé n’y succombera jamais. Racine, en particulier, n’en subit aucun dommage et le montra bien par la liberté de sa vie. M. Masson-Forestier affirme même qu’il ne se convertit guère qu’à son lit de mort, comme tous ses contemporains ; c’était l’usage, et Racine ne manifesta pas une piété beaucoup plus édifiante que les autres, même les notoires mécréants et libertins.

Un autre point de la légende racinienne que M. Masson-Forestier attaque avec le plus de succès dans son Racine ignoré, c’est le caractère même du poète, tel que nous l’a montré Louis Racine, et tous les suiveurs de ce biographe mensonger. Les épithètes que l’on accole le plus souvent au nom de Racine en font délibérément un être doux et tendre. Absurde ! dit M. Masson-Forestier. Racine était un être cruel et féroce en même temps qu’un retors et redoutable procédurier, un arriviste implacable, un courtisan sans scrupule. Et il prouve aisément tout cela. On trouvera même qu’il le prouve trop, mais il est toujours nécessaire d’exagérer un peu quand il s’agit de détruire une légende et il ne me déplaît pas, en somme, que le Racine timide et pleurard des portraits universitaires se change en un tigre, « en un beau tigre ». Les larmes de Racine ! Il en fit plus verser qu’il n’en versa lui-même et on fera difficilement croire à un lecteur de Racine que celui qui ordonna ces furieuses tragédies, ces caractères luxurieux et féroces, fut un cœur tendre, une mièvre sensibilité. On l’a cru longtemps.

Je me souviens d’un discours sur Racineque nous fit au lycée un inspecteur général de l’Université, M. Deltour. Cet excellent homme, qui avait fait de Racine le compagnon de toute sa vie, n’y avait jamais rien compris. Il n’en parlait qu’avec des larmes dans la voix et en levant les yeux au ciel : « Racine, cet ami de cœur ! », disait-il en se frappant la poitrine. Pauvre M. Deltour, il eût bien souffert en lisant le livre de M. Masson-Forestier, mais cela ne lui aurait pas ôté ses illusions, car il jugeait Racine avec sa propre bonté. Il avait une excuse ; d’autres, qui ne se firent pas de lui une idée plus clairvoyante, obéissaient, sans le savoir, à la vieille règle universitaire qui veut que les grands génies littéraires aient été aussi des génies de vertu, des victimes de leur bonté, des modèles pour les cours de morale. La jeune Université, qui est moins naïve, accueillera plus volontiers les déductions de M. Masson-Forestier, qui avaient d’ailleurs été entrevues, quoique avec peine, par Louis Ménard, ce vieil érudit peu enclin faire le jeu des marchands de morale. C’est un fait maintenant avéré, et Racine en est l’exemple définitif, que le génie et la vertu ne s’accrochent que par hasard et que ce n’est pas chez les grands hommes qu’il faut aller chercher les modèles pour les ordinaires et nécessaires vertus sociales. Lamartine a résolu l’antinomie en disant :

Qui sait si le génie
N’est pas une de vos vertus ?

Ce fut celle de Racine. Il n’en connut pas d’autres et elle suffit pour effacer toutes ses tares, sur lesquelles, il faut bien l’avouer, M. Masson-Forestier appuie un peu trop. Son livre qui manque de modération, ne manque pas de force persuasive. Il est seulementdommage qu’il soit si désordonné. On trouvera aussi que la Ferté-Milon y tient beaucoup de place, encore que ce soit peut-être la partie la plus originale de cet ample travail.