Promenades Littéraires (Gourmont)/Senancour

Promenades LittérairesMercure de France (p. 261-270).


SENANCOUR


En 1840, au restaurant Joseph II, connu depuis sous le nom de Foyot, un vieil écrivain réunissait quelques jeunes admirateurs, parmi lesquels George Sand, Sainte-Beuve, Philarète Chasles. Malgré la présence de tant de beaux esprits, le dîner fut un des plus mornes qu’on ait jamais vus. Un silence presque complet régna. L’amphitryon était M. de Senancour, qui fêtait ainsi à sa manière, qui était un peu sévère, la réimpression dans le format Charpentier, alors tout nouveau, de son livre le plus célèbre, Obermann. Il avait, disait Sainte-Beuve, l’allure compassée d’un homme de l’ancien régime, arrivé tout récemment de sa province. Et c’est encore un peu sous cet aspect qu’il se présente à la postérité. Sa province était la Solitude.

Étienne Pivert de Senancour était né à Paris en 1770. Son père était contrôleur des rentes. À sa mort, il se retira en Suisse, avec sa mère, se maria à Fribourg et ne cessa, tout le temps que dura la Révolution, de passer et de repasser la frontière au milieu des périls politiques, pour régler des affaires dont la conclusion, toujours différée, ne lui laissa que des ressources insuffisantes. En 1799, on le trouve retiré à Senlis, où il écrit ses Rêveries ; en 1804, il achève Obermann à Fribourg ; l’Amour est de 1805. Telles sont les grandes dates de la première phase de son obscure vie. La seconde, qu’il passa à Paris jusqu’à sa mort, fut celle d’un homme de lettres laborieux et tenace, corrigeant ses écrits, revisant ses idées, travaillant pour les libraires, se plaignant discrètement d’une mauvaise fortune qu’il ne parvint jamais à vaincre qu’à demi. « Après tout, disait-il, est-il si nécessaire de réussir ? » Il écrivait en 1809, à la veille de la quarantaine : « Dans cette moitié de ma vie, je cherche vainement une saison heureuse, et je ne trouve que deux semaines passables, une de distraction en 1790, et une de résignation en 1797. » Senancour n’était pourtant pas un pessimiste, mais c’était un inquiet et un délicat, de ceux qui mettent tant de conditions à la félicité la plus modérée qu’ils ne la rencontrent pas souvent et ne la fixent jamais. Loin de nier la possibilité du bonheur, il passa sa vie à s’enquérir de ses principes et de ses lois ; il ne faut pas chercher plus loin la cause de son insuccès. Le bonheur est le contraire de la vérité, qu’on trouve toujours dès qu’on la cherche ; on ne le rencontre quelquefois que si on ne pense pas à lui, ou du moins si on ne s’obstine pas à déterminer d’avance la forme qu’il doit prendre, car il prend les plus inattendues et les moins logiques. Senancour veut un bonheur dans les règles, et des règles qu’il ordonne lui-même avec des gestes désespérés. Il y a de quoi faire fuir à tout jamais cet être ailé. La manie de Senancour est bien de son temps. Les hommes, selon lui, ne peuvent être heureux que par le retour à la nature, qui est le contraire de la société, trop factice. Il veut que l’être se replie sur soi-même, qu’il ne cherche qu’en soi-même la véritable joie. La société disperse l’attention, éparpille l’esprit, ne semble agrandir l’homme que pour l’empêcher de s’appartenir. Or « c’est en limitant son être qu’on le possède tout entier ». Tel est, çà et là, car il y a des passages de douceur, le ton des premières rêveries. La lecture en est un peu lassante, et l’on n’est pas surpris que, malgré le goût pour les idées semé dans les esprits par Jean-Jacques et les idéologues de son école, les Rêveries sur la nature primitive de l’homme aient à peu près passé inaperçues. Pourtant, par d’autres côtés, ces premières rêveries se rapprochent singulièrement de René, qui n’est pas loin de nous, et qu’elles ont précédé de quatre ans. Comme dans René, le désenchantement y assume des formes insinuantes dans leur désolation : « J’ai trouvé que tout était vain, même la gloire et la volupté. » Comme dans René, et plus encore peut-être, la nature y est sentie avec un charme inoubliable. Telle de ses pages pourrait avoir été écrite l’année dernière tant elle est fraîche et sans rides : « Automne, doux soir de l’année, tu soulages nos cœurs attendris et pacifiés, tu portes avec nous le fardeau de la vie ! » Pour peu qu’il consente à laisser déborder la poésie qui fermente au fond de son cœur, trop souvent glacé par le raisonnement, Senancour est un écrivain éternel. C’est Sainte-Beuve qui attira l’attention sur ce magnifique poème en prose, qui est aussi l’expression même du panthéisme enivré, tel que Maurice de Guérin le retrouvera plus tard.

Chose singulière, ce morceau, capital pour la gloire de l’écrivain, ne se retrouve pas dans la troisième et dernière édition, ni probablement dans la deuxième des Rêveries. C’est que Senancour a passé la dernière moitié de sa vie non seulement à se corriger, comme je l’ai dit, mais à s’élaguer, à se gâter, à s’amoindrir. Son véritable but, qu’il avoue ingénument dans une note des troisièmes Rêveries, mais qu’il qualifie lui-même de chimérique, était de fondre tous ses livres en un seul. Il avait commencé par Obermann, qu’il mit en lambeaux, distribués dans des réimpressions des Rêveries et de l’Amour. Et ces deux livres auraient disparu à leur tour, peut-être, sans l’intervention de son ami, M. de Boisjolin, qui lui représenta ce qu’une telle conduite avait d’injurieux pour son propre génie. J’ai entre les mains un témoignage de sa manie et de son inquiétude. C’est un exemplaire des troisièmes Rêveries préparé par lui-même pour une quatrième édition et qui contient douze à quinze cents notes et corrections, quelques-unes assez longues, mais presque toutes insignifiantes, ne marquant que d’insaisissables nuances de style ou de pensée. Mlle de Senancour, la fille de l’auteur, a collaboré à ces changements, en recopiant sur d’étroites bandes de papier, collées aux endroits voulus, l’écriture trop incertaine du vieillard. Ces petits scrupules sont bien dans le caractère de Senancour, le panthéiste mélancolique et minutieux, et cet exemplaire explique le mécanisme de son esprit, procédant par petites touches et retouches successives, ainsi que la forme généralement fragmentaire de ses écrits. Chateaubriand raconte dans la préface de l’édition définitive d’Atala : « M. de La Harpe me disait au sujet d’Atala : « Si vous voulez vous enfermer avec moi seulement quelques heures, ce temps nous suffira pour effacer les taches qui font crier si haut vos censeurs. » Il ne croit pas nécessaire d’ajouter qu’il déclina cette offre candide. Je ne crois pas que Senancour ait reçu de pareilles invitations, mais elles auraient fait horreur à ce philosophe qui trouva à se corriger et à se remanier l’emploi logique de sa fondamentale inquiétude.

Obermann, qui parut ensuite, est une construction romanesque (à peine) élevée avec les matériaux des Rêveries et tout l’apport nouveau d’amertume et de désenchantement que la vie avait rapidement accumulé dans l’esprit de Senancour. Il faut dire que l’auteur a toujours protesté contre cette interprétation ; peut-être de bonne foi, il voulait avoir créé une œuvre objective. Mais il n’était pas donné à Senancour-Obermann de sortir de soi-même. Et puis il est bien inutile de revenir sur ce point : l’hypostase est accomplie. C’est qu’il ne dépend pas d’un écrivain de se montrer tel qu’il se conçoit devant la postérité, qui ne tient compte ni des intentions ni même des volontés et n’accepte que les résultats. Or, le résultat, ici, selon le jugement de tous, est qu’Obermann est une autobiographie, avec les transpositions qu’inspirent à la fois la délicatesse et la logique. Mais les faits n’y sont presque rien. Tout est intérieur. Le thème nous en est donné par cette phrase des Rêveries : « Libre de tout assujettissement direct, libre aussi du joug des passions, je n’ai pu jouir de ma stérile indépendance. » Cela répond comme un écho à la plainte de René : « Mon âme, qu’aucune passion n’avait encore usée », etc. La suite est plus romanesque dans René, qui n’est qu’un épisode émouvant, plus amère dans Obermann, qui est comme le commentaire d’un désenchantement incurable mêlé à une ardente et vaine aspiration vers le bonheur ; « Je voudrais être heureux ! Mais quel homme a le droit d’exiger le bonheur sur une terre où presque tous s’épuisent à seulement diminuer leurs misères ? » Obermann n’a pas, comme René, le naïf orgueil de sa vie décolorée ; ce n’est pas l’égoïste qui ne se complaît qu’à ses propres souffrances. Il a contemplé celles de toute la terre et il participe à leur universalité. Obermann n’est plus ennuyeux que parce qu’il est plus long ; René est plus agaçant. Chaque fois qu’un grand esprit prendra la vie trop au sérieux, il pensera comme Obermann, mais il serait d’un plus grand esprit encore peut-être d’écarter par un sourire ces contradictions et de se désaltérer paisiblement. Obermann voulait arriver au bonheur par la vertu : « Je me tenais assuré d’être le plus heureux des hommes, si j’en étais le plus vertueux. » C’est une voie difficile, qu’il ne tarda pas à trouver impraticable. Mais comme il ne voulait pas devenir coupable non plus, il se trouva fort désemparé. Quelle maladie que le moralisme quand il n’est pas soutenu par une volonté forte et discrète, et que ces subtilités de casuiste philosophique sont énervantes ! Au temps de Manfred, de René, d’Obermann, la sérénité de Goethe se mûrissait : la controverse morale ne pénétra pas dans cette âme saine.

Quoique entaché du même esprit de subtilité, le livre de Senancour sur l’amour est d’une lecture beaucoup plus agréable. En voici le titre tout au long De l’amour, selon les lois primordiales et selon les convenances des sociétés modernes. Ce que Senancour appelle les lois primordiales, c’est tout simplement la nature humaine dont il entend d’abord respecter les tendances dans leur conflit avecles lois, les coutumes, les préjugés. Il s’explique franchement, encore que, selon un langage voilé par beaucoup de circonlocutions, il se montre un esprit vraiment libre et nullement dupe de nos hypocrisies. D’abord il maintient au premier plan le plaisir, en disciple clairvoyant d’Helvétius, en sage contemporain de Cabanis. Son livre n’est pas une analyse de la passion, accident fiévreux qui nous cache une fonction physique. Il sait qu’avant de retentir dans la sensibilité l’amour a un point de départ organique ; mais il sait aussi que c’est un mal de l’esprit. En un mot, il connaît les rapports du physique et du moral et quelles sont leurs répercussions réciproques, et c’est dans ce sens-là qu’il essaye une casuistique qui, cette fois, nous semble légitime, peut-être parce qu’elle nous semble attrayante. Nulle coutume, en ce qui concerne l’amour, ne lui paraît négligeable ; il conclut souvent à une tolérance philosophique dont notre hypocrisie sociale, d’ailleurs, s’accommode assez bien dans la pratique, si elle la réprouve en paroles et en théories. « Ce livre, dit-il lui-même en son style toujours un peu énigmatique, a pour destination de combattre une légèreté qui fait méconnaître les principes ou une austérité qui les altère. » Les principes, ici, il ne faut pas s’y méprendre, n’ont rien de sévère. Il entend qu’on ne doit ni mésuser de la volupté ni s’en abstenir : ni libertinage, ni ascétisme. On trouvera la conclusion bien modérée. Sans doute, elle aurait déplu à Casanova autant qu’à sainte Thérèse, mais il y a des gens modérés, c’est aussi un fait. Il ne faut pas croire, après cela, que la vision qu’il a de l’amour soit dépourvue de toute poésie : « Que de puissances dans l’amour !. Il dissipe les douleurs de l’homme et répare sa vie. Le désespoir est reculé, le vide des choses est recouvert ; c’est un voile sur le néant. » Il faut lire tout le morceau, qui est d’une sombre beauté.

Les autres livres de Senancour sont d’un moindre intérêt. Il suffit de nommer encore le Résumé des traditions morales et religieuses, mais seulement peut-être pour ajouter que ce livre, pour nous bien innocent, fut poursuivi et que la réputation de l’auteur s’en trouva, comme il arrive d’ordinaire, accrue en des proportions considérables. Le philosophe encore obscur devint célèbre en quelques semaines et l’on se mit à réimprimer ses livres austères, auxquels le mouvement religieux de la Restauration avait été peu favorable. Senancour en effet, s’il s’affirme déiste dans ses derniers écrits, demeura toujours un adversaire déterminé de toute confession religieuse. Comme Renan, il avait pris ses précautions contre les surprises de la dernière heure. Il mourut en 1846. On lit sur son tombeau, et cela aussi est une date : Éternité, sois mon asile.