Promenade en Amérique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 125-155).
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PROMENADE
EN AMÉRIQUE.


ALBANY ET LES BORDS DE L’HUDSON.[1]

ASPECT DE L’HUDSON. — TRAHISON DE L’HUDSON. — ÉCOLE DE WEST-POINT. — ALBANY. — GÉOLOGIE. — DANGER DE LA DÉMOCRATIE POUR LA LIBERTÉ. — UN PRÉTENDANT. — RETOUR À NEW-YORK. — M. ROBINSON. — M. HAYKES. — SERMON POLITIQUE. — L’ÉLECTRICITÉ SUBSTITUÉE À LA VAPEUR. — DE LA PHILOSOPHIE AUX ÉTATS-UNIS. — M. EMERSON. — M. HENRY. — M. TAPPAN. — ARRIVÉE DE KOSSUTH. — UN DÉMOCRATE ET UN WIGH. — ÉLECTIONS. — ÉTABLISSEMENS D’UTILITÉ PUBLIQUE. — PAUPÉRISME.

6 octobre.

Je m’embarque de bon matin sur un de ces grands bateaux à vapeur de New-York qui sillonnent l’Hudson. Ce nom me rappelle le hardi et malheureux navigateur, le premier explorateur de ce fleuve, alors qu’il coulait à travers des solitudes inconnues. Peu à peu les bords s’élèvent, la scène s’agrandit, mais elle ne devient réellement frappante qu’en approchant de West-Point. Là le lit de l’Hudson se resserre entre des rives élevées ; les formes des montagnes ont cet aspect de masses arrondies qui caractérise en général ce que j’ai vu jusqu’ici de la nature américaine. On ne saurait dire que ces montagnes soient très pittoresques : elles ne sont pas assez abruptes, assez déchirées ; mais elles ont de la grandeur et de la solidité. Les Américains, toujours un peu jaloux de l’Europe, comparent volontiers les bords de l’Hudson aux bords du Rhin. Dans quelques parties, le Rhin me paraît avoir l’avantage, même sans parler des vieux châteaux, parure féodale de ses rives. Un jeune Américain qui revient d’Europe n’est pas de cet avis. Il me dit avec un accent de triomphe : « Les pages de notre histoire sont pures ; nous n’avons point de castels féodaux ! » Pour moi, je lui demande qu’il me permette d’aimer de la féodalité au moins ses ruines. Si L’Hudson l’emporte sur le Rhin, c’est par l’innombrable quantité de bateaux qui l’animent. On en peut toujours compter un grand nombre. Il semble qu’on navigue au milieu d’une flotte, et je me surprends à comparer ce que je vois au souvenir que m’ont laissé les mille voiles qui traversent perpétuellement le Sund.

West-Point est un des plus beaux sites des bords de l’Hudson. L’école militaire s’élève sur un plateau en face d’une courbe décrite par le fleuve, qui, aux deux extrémités de cette courbe, va se perdre derrière les montagnes. Du plateau de West-Point, la vue est admirable : c’est l’Ehrenbreitstein de l’Hudson. Le nom de West-Point rappelle un des épisodes les plus importans et les plus dramatiques de la guerre de l’indépendance : la trahison du général Arnold, qui pensa livrer aux Anglais celle de clé l’Hudson, et la mort du major André. Arnold avait commencé comme un héros et finit comme un infâme, blessé de quelques sévérités peut-être excessives et maladroites du congrès, ruiné par ses extravagances, il livra West-Point aux Anglais pour six mille livres sterling. Coriolan vénal, il a laissé une mémoire que le rôle éclatant qu’il avait joué au commencement de la révolution ne saurait racheter de l’immortalité du mépris. Le major André était un jeune officier anglais qui se chargea de négocier avec Arnold ; il fut arrêté par des milices déguisé et porteur de papiers que lui avait remis le général américain. André fut condamné comme espion à être pendu, et subit ce supplice. Washington, qui craignait un complot plus étendu, ne crut pas pouvoir lui épargner le gibet ; mais la noblesse de son caractère, la franchise de ses réponses, le charme de ses manières, la sympathie qui s’attache à la jeunesse, au dévouement et au malheur, excitèrent l’intérêt le plus vif et le plus douloureux parmi ceux mêmes qui durent le condamner. On ne prononce son nom qu’avec attendrissement, comme celui d’une victime de la guerre ; tout Américain maudit le crime d’Arnold, mais nul n’a le courage de maudire L’infortune du major André. — On ne connaît pas autant l’histoire tout à fait pareille d’un jeune Américain nommé Hale, qui, pris par les Anglais, subit le sort du major André. Hale ne fut pas entouré du même respect à ses derniers momens : on lui refusa un prêtre et une bible ; on détruisit les lettres qu’il avait écrites à sa sœur et à sa mère. Un de ceux qui le conduisaient au gibet lui dit : Voilà une cruelle mort pour un soldat ! Hale répondit seulement : Je regrette de n’avoir qu’une vie à sacrifier pour mon pays.

L’école militaire de West-Point allait assez mal quand en 1817 elle fut reformée sur le modèle de notre École polytechnique. Elle en diffère sur deux points : l’instruction n’y est pas aussi forte, et elle est véritablement une école militaire. Le principal reproche à faire, selon moi, à L’organisation de cet établissement, porte sur le mode d’admission. Au lieu d’être motivée par des examens, l’entrée est obtenue par la faveur. Chacun des membres du congrès peut disposer d’une place d’élève. Nos examens, auxquels tous les concurrens sont admis sur un pied de parfaite égalité, sont beaucoup plus démocratiques dans la meilleure acception du mot. En outre il résulte d’un tel système que les jeunes gens de West-Point ne peuvent, dans le principe, suivre que des cours élémentaires, ce qui, joint à leurs exercices militaires, ne permet pas que, même en restant quatre ans à West-Point, c’est-à-dire le double du temps qu’on passe à l’École polytechnique, ils arrivent au même degré de force dans les diverses branches d’étude auxquelles ils s’appliquent. La première réforme à opérer dans l’organisation de l’école de West-Point serait donc d’enlever aux membres du congrès ce déplorable patronage, et de recevoir les élèves par la voie du concours, ce qui permettrait d’exiger d’eux un degré supérieur d’instruction préliminaire et de réserver plus de temps pour les hautes études ; mais on aura de la peine à obtenir le sacrifice de ce privilège, bien qu’il soit de sa nature tout à fait analogue aux privilèges aristocratiques, à celui par exemple qui autorise certains grands seigneurs anglais à disposer d’une commission dans leur régiment ou d’une cure dans leur paroisse.

Cela dit sur le mode d’admission, tout ce que j’ai vu de l’école m’a donné l’idée qu’elle était montée sur un pied très respectable. Dans leurs élablissemens d’instruction, les Américains montrent les qualités qui leur sont propres, — les qualités d’un peuple d’hommes d’affaires, l’exactitude, l’ordre, la régularité, l’économie de temps. J’ai assisté à plusieurs classes ; les jeunes gens s’étaient préparés sur un chapitre de l’ouvrage qui sert de base à l’instruction dans le département particulier de leurs études, et qui est en général rédigé d’après des ouvrages français qu’on oublie quelquefois de citer ; ils venaient s’asseoir sur des bancs dans une salle ; le professeur en désignait quelques-uns pour tracer les figures de géométrie, les dessins des appareils de physique, ou les plans de fortifications sur le tableau. Pendant qu’un élève était interrogé, les autres écoutaient leur camarade, ou achevaient de tracer des figures. Ils se succédaient ainsi, tour à tour auditeurs attentifs, tour à tour démontrant et exposant ce qu’ils avaient étudié ; leur tenue était très bonne, simple et ferme, leur attitude militaire. Ils m’ont semblé en général bien savoir et bien comprendre ce qu’ils disaient. Le professeur, très attentif et les suivant sans cesse, leur adressait des questions, pour s’assurer qu’ils ne répétaient pas machinalement, et les encourageait fréquemment d’un yes, sir ; wel, sir. Le mérite des réponses est exprimé en chiffres d’après un système de numération convenu, et ce chiffre est affiché toutes les semaines auprès du nom de chaque élève ; on indique également les matières traitées dans les leçons. Une telle disposition permet d’embrasser d’un coup d’œil le travail des maîtres et des élèves ; ce bulletin des études est conservé dans l’établissement. Il y a aussi une manière de chiffrer les fautes de conduite, et quand l’élève a atteint sur l’échelle fatale un certain numéro, il cesse de faire partie de l’école. En tout règne, une précision mathématique qui est dans le génie américain, et ne saurait être mieux appliquée qu’à l’organisation d’une école militaire, destinée surtout à l’enseignement des sciences exactes.

Il n’y a qu’une voix sur les bienfaits de cette école. Tout le monde s’accorde à dire que les officiers sortis de West-Point ont maintenu un niveau élevé dans l’armée américaine, et ont été l’âme de la campagne contre le Mexique. Bien que la profession militaire soit la carrière naturelle des élèves de West-Point, un grand nombre se vouent à leur sortie, ou au bout de quelques années, à la vie civile. Sur la liste qui a été publiée des diverses professions embrassées par les élèves, j’ai remarqué des ingénieurs civils, des négociant, des cultivateurs, des magistrats, des hommes d’église et même un évêque. Plusieurs des professeurs sont des savans distingués. On connaît en Europe les travaux de M. Bailey sur les animalcules microscopiques. Il a ajouté à ce monde des infiniment petits, que M. Ehrenberg a découvert, les débris d’atomes animés, dont on compte dans un pouce cube plusieurs millions, et qui ont formé des montagnes.

Le soir, j’ai rencontré réunis chez M. Bartlett, professeur de physique, plusieurs professeurs et quelques élèves. L’un de ceux-ci, en m’entendant nommer, a demandé si j’étais l’auteur des découvertes sur l’électro-magnétisme. J’ai retrouvé dans les deux mondes le souvenir de mon père. Je me sens moins isolé en voyage, parce que je rencontre en tout pays la protection de cette chère mémoire. Le reste de la soirée s’est passé chez le professeur de dessin de l’école, M. Weir, auteur de peintures qui décorent le Capitole de Washington. M. Weir peint aussi le portrait et le paysage, suivant l’usage américain, qui veut qu’en tout genre chacun fasse un peu toute chose. En rentrant à l’hôtel, j’ai trouvé la porte ouverte et tout le monde couché. La clé de ma chambre était elle-même sous clé. J’ai fait un vacarme épouvantable sans réveiller personne. Enfin je suis parvenu à découvrir un domestique auquel j’ai demandé ma clé. Il m’a renvoyé à un petit garçon qui voulait me persuader de faire lever le grand domestique ; mais, ne me souciant pas d’aller ainsi de l’un à l’autre toute la nuit, j’ai insisté auprès de ce petit drôle, et j’ai eu ma clé.

En continuant à remonter l’Hudson après West-Point, les rives du fleuve s’aplatissent d’abord, puis elles se relèvent, et la vue est presque constamment belle jusqu’à Albany. On a souvent le spectacle de deux rangées de montagnes élevant l’une derrière l’autre leurs dos bleuâtres. En raison des détours du fleuve et de l’inégalité de largeur de son cours, il semble qu’on va de lac en lac en suivant des détroits sinueux à travers des bords escarpés. L’endroit où l’on coupe la chaîne des Alleghanys offre un des plus magnifiques aspects qu’on puisse contempler sur un beau fleuve coulant entre de grandes montagnes. Enfin on arrive à Albany, capitale politique de l’état de New-York. J’y suis venu pour admirer jusque-là les bords de l’Hudson, voir une collection géologique, résultat précieux du grand travail entrepris par l’ordre de l’étal de New-York, retrouver M. Jonhson, secrétaire de la société d’agriculture, avec lequel j’ai passé d’Europe en Amérique, et remettre une lettre de M. de Tocqueville à M. Spencer, qui a publié une traduction de son livre avec des notes. J’imagine que dans tout cela je trouverai moyen d’apprendre quelque chose à Albany.


Albany.

Je pourrai faire en même temps ma visite à la géologie et à l’agriculture, car le musée géologique se trouve dans le bâtiment où réside la société d’agriculture, et où elle a aussi son musée.

La géologie est de toutes les sciences celle qui est la plus populaire aux États-Unis, car elle touche aux deux grands intérêts de la société américaine, — la religion et la richesse. Les résultats qu’a atteints cette science depuis qu’elle est devenue une étude positive, la découverte de ces créations successives, séparées par les grands cataclysmes qui ont bouleversé la surface du globe, changé la forme des continens, déplacé les rivages des mers et le cours des fleuves, toutes ces magnifiques conquêtes de l’esprit humain, qui sont un des plus beaux témoignages de sa grandeur, ont soulevé une vive opposition dans une portion du clergé des États-Unis, sans raison, ce me semble, comme le reconnaissent, ainsi que je l’ai déjà dit, les hommes les plus éclairés et les plus convaincus, tant parmi les protestans que parmi les catholiques, toute cette histoire des révolutions de la nature est antérieure à l’histoire de l’homme et n’a rien à démêler avec elle ; on devrait aussi reconnaître, comme le font ceux dont je viens de parler, que la Bible est un livre religieux, et non un livre scientifique. Le seul moyen qu’ait la religion d’être toujours à l’abri des progrès de la science, c’est de rester en dehors des hypothèses de la science ; on l’a bien vu au temps de Galilée. L’église eut alors le malheur de condamner des vérités qui ont prévalu, et qu’elle-même n’a plus la pensée de combattre. Pourquoi épouserait-elle des doctrines scientifiques qui peuvent être démontrées fausses ? Que gagnerait-elle à compromettre ses dogmes dans la lutte des systèmes qui se succèdent et se renversent ? D’autre part, la science n’a point à chercher d’appui hors d’elle-même et à prouver que ses doctrines ont leur base dans la Bible. Si Galilée eut un tort, ce fut celui-là. Que la science se tienne sur son terrain, qu’elle arrive à l’évidence par l’observation et le raisonnement, et il faudra bien qu’on admette ce qu’elle aura prouvé. La foi et la raison sont deux puissances distinctes qui peuvent se prêter un mutuel appui dans l’ordre de vérités qu’elles s’accordent à proclamer ; mais pour L’homme le plus croyant, là où la foi ne prononce point, la raison est libre ; in dubiis libertas, c’est la devise de l’église catholique. De plus, le savant doit prendre garde de ne point fausser la science pour vouloir la retrouver à toute force dans la bible. S’il n’est pas nécessaire à la vérité du christianisme que Josué connût la théorie de Copernic, la théorie de Copernic n’en demeure pas moins vraie, bien qu’elle ne se trouve pas dans le Livre des Rois : il n’est pas non plus nécessaire que Moïse ait été géologue, et la géologie n’a pas besoin de retrouver ses découvertes dans un chapitre de la Genèse, qui n’est point un traité de géologie.

Tout le monde ne pense pas ainsi en Amérique : la géologie et la Bible y sont sans cesse mises en présence, soit pour anathématiser la première au nom de la seconde, soit pour les concilier, et, par ce côté, la géologie parle puissamment aux esprits dans ce pays, où la passion religieuse se mêle à tout, sauf à la politique, où les discussions philosophiques ne se trouvent guère que dans les écrits des théologiens, et où il est à peu près impossible de fonder une association philanthropique, un établissement d’éducation ou un recueil littéraire sans s’appuyer sur la religion. On peut s’étonner qu’il en soit ainsi chez un peuple si positif ; mais le fait existe. Qu’on s’en rende compte comme on pourra, quand on devrait dire, pour l’expliquer, que la religion est la grande et heureuse inconséquence de la société des États-Unis. La géologie intéresse encore les Américains sous un autre rapport, elle est étroitement liée aux arts utiles, elle peut guider dans l’exploration des mines de métaux précieux, dans l’exploitation des amas de houille, enfin depuis quelques années, surtout en Angleterre ! , on commence à étudier avec succès les applications de cette science à l’agriculture. C’est surtout sous ce rapport qu’elle a excité en Amérique la sollicitude de plusieurs états qui ont fait faire des relevés géologiques de leur territoire : l’état de Massachusets l’a entrepris avec succès ; l’état de New-York a fait exécuter avec beaucoup de soin, sur la vaste étendue qu’il embrasse, un examen géologique, qui est un travail considérable[2]. La constitution géologique des États-Unis avait d’abord trop peu attiré l’attention de l’Europe ; l’étude en est cependant d’une grande importance. M. Agassi, qui connaît également bien l’Europe et l’Amérique septentrionale, pense que les géologues devront désormais tenir grand compte de celle-ci[3], car les terrains à fossiles anciens y sont développés dans des proportions énormes[4], et y offrent des particularités remarquables. L’état de New-York est en grande partie composé de ces terrains appelés siluriens, sur lesquels des travaux récens ont appelé tant d’intérêt, et qui contiennent des débris d’êtres vivans appartenant à la création la plus reculée. Le musée d’Albany présente une très belle collection de toutes les formations que renferme l’état de New-York. Au lieu d’adopter les noms consacrés par l’usage européen, les savans américains ont créé pour ces diverses formations une nomenclature tout américaine. Les États-Unis ont toujours le désir de se montrer indépendans de l’Europe, et ce trait de caractère se retrouve dans les choses de la science comme dans cette maxime de leur politique qui repousse de leur continent toute intervention européenne. Le même naturel se mêle à tout et perce partout[5].

Après avoir passé quelques heures très intéressantes dans la collection géologique, je suis descendu chercher M. Johnson au milieu de ses échantillons de graines et de ses instrumens aratoires. Il m’a dit et m’a montré beaucoup de choses curieuses. Je ne veux point me donner des airs d’agronome qui m’iraient fort mal ; j’indiquerai seulement à mes risques et périls quelques traits qui me semblent caractériser dans l’agriculture ce génie américain que j’étudie dans toutes ses manifestations et sous tous ses aspects. Ayant eu occasion, pendant mon dernier séjour en Angleterre, de visiter quelques-unes des fermes les plus célèbres appartenant à divers grands propriétaires de ce pays[6], j’ai pu apprécier sur place cette magnifique économie rurale des Anglais, ces vastes travaux au moyen desquels le duc de Portland, par exemple, est parvenu, en faisant arriver un canal sur une colline, en combinant les arrosemens et le drainage et en dépensant 1 million, à changer en superbes prairies tout un pays de landes incultes ; ces belles races d’animaux créées par un art persévérant qui, durant plusieurs générations, améliore et transforme presque les espèces en développant certaines qualités et en choisissant pour la reproduction les individus les plus perfectionnés, procédé merveilleux à l’aide duquel on fait à volonté de la force, de l’agilité, de la chair. Un art semblable ne peut se trouver aux États-Unis. En Amérique, on n’est pas, comme en Angleterre, dans un pays anciennement et savamment cultivé, où l’agriculture, à l’étroit dans une île, reportée successivement des terres les meilleures aux terres plus ingrates, a dû lutter par des progrès toujours nouveaux contre l’infériorité des terrains qu’elle était forcée d’exploiter. Ici le sol à cultiver est pour ainsi dire indéfini[7]. On peut choisir le meilleur et négliger le pire ; on n’a pas besoin d’améliorer celui que l’on cultive ; on aime mieux défricher un sol nouveau. L’Américain n’est point, comme l’Anglais, attaché par une possession héréditaire à une grande propriété à laquelle est annexée depuis des siècles une grande influence locale car la propriété est divisée, et le propriétaire mobile. En Angleterre, il y a concurrence entre les fermiers, et cette concurrence entraîne la nécessité des perfectionnemens qui permettent de payer d’un plus haut prix le droit d’exploitation. En Amérique, le système du fermage est presque inconnu ; le goût de l’indépendance personnelle lui est contraire. Ce qu’on appelle ici farmers, ce sont de petits propriétaires.

De toutes ces circonstances il résulte que la culture savante est loin d’être aux États-Unis ce qu’elle est en Angleterre, parce qu’elle n’a pas dans les deux pays la même raison d’exister. L’usage d’épuiser une terre et de l’abandonner ensuite va si loin, qu’il excite des réclamations dans les parties, il est vrai, les plus anciennement cultivées du pays. « Continuerons-nous, dit un agronome du Massachusetts[8], à épuiser la terre en la cultivant sans relâche et sans réparer l’énergie productive du sol ? Ce système, qui a déjà appauvri les terres, autrefois fertiles, de la Nouvelle-Angleterre, a atteint dans son progrès dévastateur beaucoup des plus belles campagnes des états de New-York et de l’Ohio, et poursuit sa route vers les régions reculées de l’ouest. Ces habitudes sont tellement funestes, qu’on estime à 1 million de dollars (plus de 5 millions de francs) ce qu’il faudrait pour restituer leur vigueur et leur richesse primitives aux terres arables des États-Unis, qui ont été en partie dépouillées de leur fertilité. » Il semble donc que le temps soit venu, au moins pour quelques états, de changer de système. Je ne doute pas que, le jour où cette nécessité sera évidente, les cultivateurs américains ne lui obéissent. Ces cultivateurs forment, ainsi que je l’ai dit, une des portions les plus intelligentes de la population des États-Unis, et il n’y a pas de danger que, semblables aux paysans d’une grande partie de la France, ils soient retenus par la routine, car il n’y a rien de moins routinier que le peuple américain. Déjà on remarque des progrès sensibles ; en cela comme en autre chose, les inconvéniens nés des circonstances particulières où les Américains se trouvaient placés se corrigent par le développement de l’intelligence et la diffusion des connaissances utiles que partout des sociétés agricoles travaillent à répandre. De fréquentes exhibitions excitent l’émulation des cultivateurs. Ce sont parfois de véritables fêtes nationales qui attirent un concours immense et qu’on célèbre avec une grande solennité. La dernière exhibition agricole de Rochester a été présidée par M. Douglas, un des candidats à la présidence des États-Unis. La société agronomique de l’état de New-York tend à donner une vive impulsion aux perfectionnemens de l’agriculture. Son secrétaire, M. Johnson, revient d’Europe, où il a été se mettre en rapport avec les hommes les plus habiles et étudier les procédés les plus perfectionnés. Le musée agricole d’Albany, que je viens de visiter, est curieux en ce qui concerne les produits de l’état de New-York ; mais il est loin d’offrir cette abondance et cette variété d’instrumens aratoires qu’on rencontre dans les grandes fermes anglaises. On m’assure que le clod-cruslier n’est pas connu en Amérique, lui revanche, on m’a montré une charrue américaine forte et légère, qui opère vite et bien : les deux conditions de succès aux États-Unis. À côté, on a placé la vieille et lourde charrue française, dont on se sert encore au Canada. L’aspect de ces deux outils montre vivement la différence des deux peuples sous le rapport de l’activité progressive. Je m’enquiers naturellement du drainage, cette méthode d’améliorer les terres qui produit maintenant en Angleterre de si grands résultats, et j’apprends que, dans l’état de New-York, quatre manufactures forment incessamment des tuyaux à drainer. Il y a donc un mouvement vers le progrès agricole dans cet état. On attend une nouvelle impulsion du collège qu’on va fonder à Albany, et pour lequel 100,000 francs de souscription ont déjà été recueillis. On y donnera gratuitement une instruction supérieure à soixante-quatre élèves. On y professera le droit, la médecine et les sciences. Un citoyen et une dame d’Albany ont fourni une somme considérable pour l’érection d’un observatoire : la minéralogie et la géologie y seront enseignées, surtout dans un sens pratique. Les fils des fermiers, comme me le disait M. Jonhson, apprendront à leurs pères à distinguer la nature et la valeur des terrains, et leurs pères les croiront.

Albany fut, comme New-York, fondé par les Hollandais ; son nom était Fort-Orange. À la fin du dernier siècle, quand M. de La Rochefoucauld-Liancourt vint dans ce pays, les maisons, dans une grande partie de la ville, avaient encore l’aspect hollandais, « le mur de front s’élevant par des espèces de marches en pyramides que terminait une cheminée historiée ou quelque figure en fer. » Aujourd’hui Albany a un caractère entièrement américain ; on n’y voit guère que des maisons de briques et des monumens à colonnes doriques ; les plus remarquables sont la banque et le Capitole. La principale rue monte vers le sommet de la ville, où sont situés ces deux monumens, et d’où l’on voit se dérouler le cours majestueux de l’Hudson.

C’est dans cette partie de l’état de New-York que se trouvent les seules grandes propriétés territoriales qui soient aux États-Unis. De riches familles hollandaises y avaient bâti des châteaux entourés de parcs et dont le maître s’appelait de patroon. Encore aujourd’hui on voit là des habitations de campagne d’un aspect seigneurial comme on n’en rencontre nulle part ailleurs aux États-Unis ; les terres appartenant à une de ces familles embrassaient tout un comté.

J’ai été ramené de la géologie et de l’agriculture à la politique générale par un entretien de plusieurs heures avec M. J.-G. Spencer, avocat et jurisconsulte enfuient qui a traduit et annulé l’ouvrage de M. de Tocqueville. J’ai eu le plaisir d’entendre exprimer par un homme si compétent le jugement que j’ai constamment entendu porter sur cet ouvrage par tous ceux qui m’en ont parlé, et tout le monde m’en a parlé. Il n’y a eu qu’une voix en Amérique aussi bien qu’en Europe sur la profondeur et la sagacité de ce livre, un de ceux qui honorent le plus le siècle où nous vivons. Cependant la démocratie en Amérique y est jugée et n’y est point flattée ; il y a même dans l’ouvrage une pensée fondamentale contre laquelle les Américains ont de la peine à ne pas regimber : c’est le danger que, dans les états purement démocratiques, la tyrannie sans contre-poids de la majorité peut faire courir à la liberté. Parmi tous ceux que j’ai interrogés sur ce point, un seul est convenu franchement que le danger existait ; les autres m’ont en général répondu ce que dit aussi M. Spencer dans une des notes qui accompagnent sa traduction, que le péril signalé par M. de Tocqueville est combattu par la mobilité de la majorité, qui, amenant tour à tour les différens partis aux affaires, ne permet ni à l’un d’eux, ni à l’opinion qu’il représente, d’établir une tyrannie durable. Ceci ne me parait pas une réponse suffisante à la pensée de M. de Tocqueville, car il en résulterait tout au plus que l’oppression se ferait sentir tour à tour en sens contraire ; ce serait peut-être une consolation pour les opprimés qui pourraient devenir oppresseurs, mais ce ne serait un état stable de liberté pour personne. Dans beaucoup de pays, soit des corps, soit des individus ont exercé un pouvoir tyrannique et se sont écrasés ou enchaînés successivement. C’est ce que l’on voit dans nos révolutions : qu’en résulte-t-il autre chose qu’une variété d’esclavage et des défaites diverses, mais égales, du principe de liberté ?

De plus, il ne faudrait pas trop se lier à la régularité de ces oscillations de la majorité en sens contraires ; il pourrait se faire que, sur certains points, celle qui succéderait à une autre héritât de celle-ci certaines passions communes, certains préjugés très généraux, qui frapperaient également une minorité persistante. Dans les états à esclaves, par exemple, la liberté d’opinion sur ce sujet n’existe pas plus quand les whigs l’emportent dans les élections que quand les démocrates triomphent, et, pour parler du gouvernement général de l’Union, est-il bien sûr que les partis se succèdent alternativement au pouvoir ? Les démocrates ne l’ont-ils pas emporté depuis bien des années dans presque toutes les éjections présidentielles ? ne pourraient-ils pas l’emporter de même dans les élections du congrès, de sorte que la législation se fit contre leurs adversaires durant un temps assez long pour que ceux-ci fussent dans un état de véritable oppression ? La même majorité qui triomphe dans les élections, comme l’observe si bien M. de Tocqueville, étant alors partout, dans la presse, dans le jury, et on peut ajouter maintenant dans les juges, nommés aujourd’hui presque généralement par le peuple, M. Spencer pense que la situation particulière où se trouvaient les États-Unis à l’époque où M. de Tocqueville les visita, put influer sur l’impression qu’il reçut. C’était, dit-il, l’époque où l’étonnante majorité qui soutenait le général Jackson dans les mesures les plus violentes de sa politique pouvait faire croire que la minorité était écrasée et sans puissance pour se défendre ; depuis, les choses ont changé. Que les choses aient été ainsi, cela montre, ce me semble, que le péril signalé par M. de Tocqueville n’est point illusoire ; c’est un signe manifeste de la réalité de ce péril, car un mal dont on est momentanément guéri, quand ce mal a son principe dans l’organisation, peut se reproduire à divers intervalles et finir par être mortel. Or M. de Tocqueville n’envisage pas les phases de maladie et de santé des États-Unis ; ce qu’il a démêlé, c’est le principe même d’une infirmité radicale, principe caché dans les entrailles de la société américaine comme de toutes les sociétés démocratiques, — la tyrannie possible du nombre là où le nombre est tout, — et il me semble qu’aucune explication ou argumentation de détail, si ingénieuse qu’elle soit, ne peut supprimer la réalité d’un mal inhérent à la nature même des choses. Ce qui est possible, ce n’est pas de le nier, c’est de le combattre ; or l’auteur de la Démocratie en Amérique l’a signalé pour qu’il fût combattu aux États-Unis et ailleurs. Je persiste à croire qu’il a mis le doigt sur la plaie, et averti par là de chercher le remède, ce qui était rendre le plus grand service possible à la démocratie américaine et à tous les pays démocratiques, et j’ose conseiller à ces pays, quels qu’ils soient, de ne pas oublier que, s’ils veulent être libres, ils doivent défendre la liberté contre le despotisme de la démocratie. Je soumets de loin à M. Spencer lui-même ces observations ; je n’ai rien de meilleur à lui offrir que ma franchise pour le remercier de l’hommage qu’il a rendu au livre de mon ami et de l’accueil hospitalier que j’ai reçu de lui en considération même de cet ami.

Du reste, on ne saurait rencontrer une conversation politique plus instructive que celle de M. Spencer ; en sa qualité de whig, il a toujours défendu de sa parole et de sa plume le droit que réclame le gouvernement fédéral d’établir les voies de communication à travers les différens états, en laissant à ceux-ci la police et l’administration des travaux. Tout ce qui se rapporte à l’intérêt général d’après la lettre et l’esprit de la constitution est dévolu au congrès. Les whigs sensés conviennent qu’il y a quelque chose de fondé dans les plaintes des démocrates, que leurs adversaires ont quelquefois gaspillé les finances dans un intérêt électoral, qu’on a mis des payeurs dans des rues qui n’avaient pas besoin d’être payées, pour faire travailler des Irlandais et s’assurer des votes ; mais ils pensent que ces abus partiels ne doivent point prévaloir contre un principe constitutionnel et d’utilité générale. Nous savons trop en France combien les intérêts particuliers ont combattu et retardé les grandes lignes de chemins de fer pour que je ne me sente pas sur ce point aussi bon whig que M. Spencer, bien que je ne me permette guère d’avoir une opinion touchant les questions qui divisent les partis dans un pays où je n’ai pas vécu.

Voici un fait étranger à ces questions, mais assez bizarre pour être recueilli, que je tiens de M. Spencer et qui regarde la France, car il s’agit d’un nouveau prétendant. On va voir, il est vrai, qu’il n’est pas très dangereux ni surtout très pressé de régner.

Aujourd’hui vit dans la ville d’Albany, quand il n’est pas occupé à prêcher quelques tribus d’Indiens qui existent encore à Green-Bay, près du lac Michigan, un ministre de la secte des méthodistes. Son nom est Éléazar Williams ; il a tout juste l’âge qu’aurait le dernier dauphin, et ressemble d’une manière frappante à la fois au roi Louis XVI et à la reine Marie Antoinette. Ce Williams a été élevé par un Indien nommé comme lui Williams, et qui passait pour son père, mais qui ne l’était point. C’est ce qu’a toujours affirmé la femme de Williams. De plus, le nom de ce prétendu fils ne se trouve point sur les registres où il est fait mention de la naissance des autres enfans de Williams. Il y a quelques années, mourut à la Nouvelle-Orléans un Français dont le nom était, je crois, Belley. Sur son lit de mort, il déclara que le dauphin avait été enlevé du Temple, qu’on lui avait substitué un autre enfant ; que lui, Belley, avait amené le jeune prince en Amérique ; qu’effrayé des sentimens révolutionnaires du citoyen Genet, représentant très violent de la république française, il l’avait conduit chez des Indiens et confié à Williams.

Quant à Eléazar Williams, il n’a aucune mémoire de sa première enfance (on a dit que les affreux traitemens de Simon avaient détruit l’intelligence[9] chez sa touchante victime) ; seulement le prédicateur méthodiste croit se souvenir vaguement qu’il était assis sur les genoux d’une dame autour de laquelle il y avait des têtes poudrées et des « paillettes. À cela près, il ne se l’appelle rien de tout l’espace de temps écoulé avant un certain jour où, tandis qu’il nageait dans un lac avec de petits sauvages, son front heurta un rocher. Dès ce moment, ses réminiscences sont distinctes. Il affirme qu’un Français venu chez les sauvages au milieu desquels il vivait dit en le montrant : Voici un fils de roi. Son éducation a été payée très exactement, dans un collège que M. Spencer m’a nommé, par l’Indien Williams, qui, comme tous les sauvages à demi civilisés, était grand buveur d’eau-de-vie, n’avait jamais un sou et n’a point fait donner d’éducation à ses véritables enfans. La veuve de Williams possédait une médaille en bronze sur laquelle était représenté le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Elle disait que son mari en avait eu deux autres, une en or et une en argent ; qu’il les avait vendues pour boire, et qu’elle avait sauvé la troisième. On lit dans certains mémoires du temps (je n’ai pas vérifié la citation) qu’un jour Simon, dans un de ces accès de brutalité auxquels il était sujet, frappa le dauphin au visage avec une serviette, et que le clou qui tenait la serviette accrochée à la muraille blessa le nez du malheureux enfant, près de l’œil. Éléazar Williams a une cicatrice en cet endroit. Comme on lui montrait des autographes sans lui laisser voir les signatures, à l’aspect d’un de ces autographes il fut saisi d’horreur et d’une sorte d’effroi : c’était l’écriture de Simon. Enfin, quand le prince de Joinville est venu aux États-Unis, il s’est détourné de son chemin pour aller voir Williams, qui était en ce moment chez les Indiens, aux environs de Green-Bay. Ils ont parlé plusieurs heures ensemble. Williams refuse de dire ce qui s’est passé entre eux ; seulement il se loue beaucoup du prince, qui lui a depuis envoyé des livres[10].

Tel est le récit que m’a fait très sérieusement un homme fort considéré et qui a rempli de hautes fonctions dans son pays, M. J.-C Spencer. Je l’ai écrit immédiatement après l’avoir l’entendu, et n’ai qu’un doute : c’est si la veuve de Williams vit encore ou si elle est morte il y a peu de temps.

Le plus curieux de cette singulière histoire, c’est ce que répond Williams quand on lui demande ce qu’il pense de tout cela. « Vraiment, dit-il, cet ensemble de circonstances me frappe beaucoup, je ne sais comment l’expliquer ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne veux pas être roi. » Ce dernier trait le sépare en tout cas des aventuriers qui se sont donnés pour le fils de Louis XVI et doit rassurer tout le monde, à moins que des fidèles que ce récit aurait convaincus de ses droits n’aillent chercher le pasteur méthodiste à Albany ou parmi ses sauvages, et ne le fassent roi malgré lui.


New-York.

Me voici de nouveau à New-York, et plus frappé que jamais du mouvement extraordinaire qui règne dans l’empire city. Il y a à ma connaissance trois grands spectacles donnés au monde par l’activité commerciale d’une ville : les navires dont la Tamise est comme encombrée entre Londres et Greenwich ; — les docks de Liverpool, remplis de marchandises qu’on embarque et qu’on débarque, qu’on entasse et roule sous des hangars s’étendant sur une ligne d’une demi-lieue, où arrivent des navires et des bateaux à vapeur de tous les pays, et d’où il en part sans cesse pour toutes les contrées île l’univers : — enfin les deux quais de New-York. qui suivent, l’un la rive de l’Hudson, l’autre le bras de mer appelé rivière de l’Est, et forment un immense coin dont la pointe regarde la mer, dans lequel la ville, comprimée à une de ses extrémités, va vers l’autre s’élargissant et s’étendant toujours, comme une matière en fusion déborde par l’ouverture d’un creuset. Le long de ces deux quais, on chemine pendant une heure entre une rangée de maisons et une rangée de navires, au milieu d’une population affairée qui pousse, qui trame, qui cloue, qui emballe, qui déballe, chacun à sa besogne, sans se parler, sans se heurter, chacun impassible et ardent, le visage calme et le pas agile, l’air froid et pressé. Quand on marche le long de ces quais, devant ces navires, à travers cette foule occupée et muette, on sent que New-York est bien la troisième ville commerciale du monde. En 1678, il n’en était pas tout à fait ainsi : on eût vu dans le port 3 vaisseaux, 8 sloops et 7 barques (boats) ; 15 bâtimens venaient d’Angleterre tous les ans. Hier, il y avait dans le port de New-York 22 bateaux à vapeur, 140 navires, 22 bricks, 54 schooners ; toutes les voiles comprises, 530 bâtimens.

Au milieu de cet immense mouvement commercial, la science n’est pas absente. Cela m’étonne peut-être encore plus que le mouvement commercial lui-même. L’érudition orientale possède à New-York en représentant distingué. Tous les savans d’Europe qui se sont occupés de la Palestine connaissent les Biblical Researches de M. Robinson, qui a apporté dans l’étude des localités bibliques une méthode sévère dont les résultats comptent pour beaucoup dans la géographie sacrée. Critique résolu comme un Américain, ne consultant que l’Écriture comme un protestant, il n’hésite pas à dire : Toute tradition sur les localités antiques de Jérusalem et de la Palestine est sans valeur, excepté quand elle est appuyée sur des circonstances qui nous sont connues par l’Écriture ou par un autre témoignage contemporain.

C’est aussi la Bible à la main que M. le docteur Hawkes a voyagé en Orient. Aujourd’hui, plongé dans l’étude, des antiquités américaines, il m’intéresse particulièrement en sa qualité de voyageur en Égypte. M. Hawkes, qui est ministre de l’église épiscopale, a cherché en Égypte la concordance des monumens avec le récit de la Genèse. Il a mis en lumière la parfaite exactitude du récit biblique, en tout ce qui concerne les mœurs égyptiennes telles qu’elles sont représentées sur les monumens. C’est, je crois, par l’effet d’un pur hasard qu’on n’a pu retrouver de traces bien évidentes de la captivité des Juifs et de leur fuite. M. Hawkes cite dans son ouvrage le bas-relief égyptien où l’on voit des hommes qui portent des pierres et des briques, et au-dessus desquels sont tracés des hiéroglyphes qui je crois, veulent dire : Les captifs portent… pour bâtir le palais du roi. Malheureusement aucun nom de peuple n’est indiqué dans l’inscription hiéroglyphique, et on ne peut être sûr qu’il s’agisse des Juifs plutôt que d’autres populations captives ; mais rien n’empêche de voir là les Hébreux qui furent condamnés à l’aire de la brique pour les rois d’Égypte, et que Moïse délivra.

M. Hawkes est à la fois un voyageur savant et un des prédicateurs les plus distingués de l’église épiscopale aux États-Unis. L’église épiscopale anglaise avait été repoussée par la révolution comme le gouvernement anglais, avec lequel elle avait toujours fait cause commune ; mais après que l’indépendance des États-Unis eut été reconnue par l’Angleterre, le même motif de séparation n’existait plus : ceux qui tenaient pour l’église anglicane, et qui pensaient qu’elle était dépositaire de la vraie tradition apostolique, éprouvèrent le besoin de s’en rapprocher. White, un des membres les plus vénérables du clergé américain, conduisit à bien, à travers un assez grand nombre de difficultés, cette réconciliation. Il fit le voyage d’Angleterre pour aller demander la consécration épiscopale, par l’imposition des mains, à l’archevêque de Cantorbéry, et revint fonder la communion épiscopale américaine, qui ne jouit, comme on pense bien, d’aucun privilège, mais qui est préférée par les classes élevées de la société, et qui possède dans le quartier élégant, de New-York une église à laquelle M. Hawkes est attaché.

De toutes les communions chrétiennes, ce sont les épiscopaux qui possèdent à New-York le plus grand nombre d’églises : ils en ont 46 ; il y en a 44 presbytériennes, 42 méthodistes, 35 baptistes, seulement 9 congrégationalistes (puritaines) et deux unitairiennes ; on y compte aussi 17 églises réformées allemandes et 22 églises catholiques. Pour célébrer le dernier anniversaire de la proclamation de l’indépendance, M. Hawkes a prononcé un discours politique selon l’usage. L’excitation qu’a produite dans les esprits l’attente de l’arrivée de Kossuth, la fièvre démocratique qui s’est allumée à cette occasion, ont inspiré à M. Hawkes un véhément discours de résistance. « Une lutte approche en Europe, a-t-il dit, non pas, comme on le répète, entre la liberté et le despotisme[11], mais entre le gouvernement et l’anarchie ; tous deux ont des armes et des échafauds, et cette page de l’histoire ne peut être écrite par Dieu que dans le sang ; l’Amérique, libre et heureuse, ne doit intervenir que par ses exemples, non par les armes. On parle de la souveraineté du peuple : n’y croyez pas ; le peuple n’est pas souverain, le souverain est toujours quelque part ailleurs : en Europe, dans un gouvernement despotique ou constitutionnel ; chez nous, Américains, dans un ensemble de principes raisonnables, et, comme tels, venus de Dieu, qui sont inscrits dans notre constitution. Cette constitution est le souverain. Si elle contient des principes faux, ils doivent être changés paisiblement et légalement, et remplacés par des principes vrais. Jusque-là, on doit la respecter et lui obéir… » Et passant à un autre sujet : « New-York, a-t-il ajouté, a cela de particulier, que c’est ici que se fait l’alliance de l’ancien monde et du nouveau. Chaque année, trois cent mille enfans de la vieille Europe, dépravés par l’ignorance et la servitude (nous n’avons jamais été ignorans ni serfs), sont jetés sur ces bords. La question est de savoir s’ils seront purifiés par nous, ou si nous serons viciés par eux, si nous infuserons un sang plus jeune et plus pur dans ces corps décrépits, ou s’ils infecteront nos veines de la corruption qui est en eux. Pourrons-nous, comme nos fleuves, nous débarrasser du limon déposé dans notre sein ? Un grand nombre de ces hommes est entièrement impropre à vivre ; selon nos institutions ; les rejetterons-nous ? Non, cela n’est pas dans le cœur américain. Nous avons de l’espace à leur donner, mais qu’ils y respectent notre liberté. Dans l’ouest, des Hongrois ont été chassés par des catholiques allemands parce qu’ils lisaient une bible protestante. Je le dis au nom de la tolérance religieuse, cela ne doit pas être toléré. » Il y a eu aussi quelques paroles dirigées contre les sectes mystiques et en faveur d’un christianisme actif. « Notre reconnaissance envers Dieu, a dit M. Hawkes, doit être en action, non en paroles ; nous devons donner tout ce que nous avons reçu. Dieu demande l’action, et non certaines émotions qui font oublier l’action. On parle de belle mort, on me dit qu’un tel a fait une belle mort : je demande comment il a vécu ? »

Tandis que le ministre de l’église épiscopale tonnait ainsi à la fois contre les catholiques, les dissenters mystiques et les révolutionnaires, un ministre méthodiste prêchait, dans une autre église en l’honneur de Kossuth et de l’intervention, à un certain degré, de l’Amérique dans les affaires européennes.

J’ai vu à Cambridge ce qu’il y a, je crois, de mieux aux États-Unis sous le rapport des sciences naturelles. Ici j’ai eu occasion d’interroger un professeur de chimie de l’université de New-York, M. Draper, sur le progrès des connaissances physiques. Sa réponse m’a frappé d’autant plus qu’il est Anglais de naissance, et par conséquent moins exposé a céder, en vantant l’Amérique, à un préjugé national. Nous parlions du journal scientifique de Silliman, bien connu et estimé en Europe. M. Draper m’a dit qu’à l’origine la plus grande partie de ce journal était remplie de comptes-rendus des travaux européens, et que les recherches originales des Américains étaient en minorité, mais que maintenant la proportion était inverse. M. Draper disait vrai, comme chacun peut s’en assurer ; ce fait n’est-il pas la preuve d’un progrès évident ?

Il est naturel que le mouvement scientifique aux États-Unis tende surtout aux applications utiles. Ainsi la navigation à la vapeur avait été pressentie en France par Papin, essayée sur le Rhône par le marquis de Jouffroy, mais c’est aux États-Unis que Fulton, le premier, a montré qu’on en pouvait tirer un parti sérieux. Un Américain, à qui je parlais des essais antérieurs tentés en Europe, et du bateau dont deux Américains, Fitch et Rumley, se disputaient l’invention en 1788, m’a répondu : « Qu’importe cet essai ? Le véritable inventeur est celui qui rend une invention pratique. » Je ne suis pas de son avis : il y a souvent plus de génie à créer une machine imparfaite qu’à perfectionner un procédé déjà connu. Je dirai plus, si les recherches qui semblent les plus dénuées d’utilité n’avaient pas été entreprises par un pur amour de la science, combien d’applications utiles, nées de ces recherches, seraient encore à naître ! Les calculs mathématiques les plus profonds ont été nécessaires pour qu’on pût arriver dans l’astronomie à des découvertes qui ont perfectionné la navigation, et si un grand physicien, — pourquoi ne le dirais-je pas, quoique ce physicien soit mon père ? — si un grand physicien n’avait créé, avec l’électricité, des aimans artificiels, sans autre but que de poursuivre des découvertes toutes théoriques, l’on n’aurait pu construire ces télégraphes électro-magnétiques dont les fils traversent les États-Unis dans toutes les directions et permettent à un négociant de New-York de faire, pendant la durée de la bourse, des opérations sur les cotons de la Nouvelle-Orléans. C’est ce qui fait que, à part un intérêt de famille bien naturel, j’étais très curieux de voir l’appareil inventé par M. Page pour remplacer la vapeur par l’électro-magnétisme, bien que son procédé ne soit pas encore applicable, dit-on, à cause des frais qu’il exige. D’autres essais du même genre ont été tentés en Europe ; mais aucun, je crois, aussi en grand. La machine de M. Page est d’une force de huit chevaux, la roue et l’arbre qui la met en mouvement ont la dimension de la roue et du piston d’une locomotive ordinaire de chemin de fer. On sait les avantages qu’aurait l’électricité substituée à la vapeur : d’abord plus d’explosions, ce qui serait un grand changement partout, surtout aux États-Unis ; plus de masses de charbon de terre à embarquer sur les bateaux qui traversent l’Océan, ou à transporter dans les pays où manque ce combustible ; puis au lieu de cette noire et infecte fumée qui incommode les voyageurs, de brillantes étincelles jaillissant des roues, et qui, dans la nuit, offriraient le plus beau spectacle. C’est alors qu’on voyagerait réellement comme la foudre quand un wagon fuirait environné d’éclairs[12].

J’ai toujours l’espoir qu’en se perfectionnant, les découvertes modernes, auxquelles on reproche justement d’être plus utiles que belles, pourront joindre à leurs avantages le mérite de la beauté. Les gares et les viaducs sont en certains endroits des œuvres d’art. On a annoncé en Écosse un moyen de faire disparaître la fumée, accompagnement si disgracieux des locomotives et des bateaux à vapeur ; déjà les dimensions que ceux-ci atteignent maintenant rend cet inconvénient beaucoup moins sensible. À l’avant ou à l’arrière d’un de ces grands bâtimens, on n’entend plus le fracas de la machine ; la trépidation désagréable qu’elle imprime est beaucoup moins sensible ; la fumée disparaît souvent au milieu des voiles, l’hélice débarrasse de ces roues qui gâtent les lignes du bâtiment, comme des paniers gâtent les tailles les mieux prises, et remplace leur bruissement affairé par un léger mouvement de l’eau jaillissant dans le sillage ; enfin, si l’on parvient à utiliser la découverte du docteur Page, un bâtiment à hélice, mû par son procédé, glissera sans roues, sans charbon, sans fumée, emporté à travers les mers comme par une force mystérieuse et une âme invisible.

Ce qu’il y a de frappant pour l’imagination dans l’emploi de l’électro-magnétisme tel que les appareils de M. Page nous l’ont présenté, c’est que les fils enroulés autour de la barre de fer à laquelle le courant qui les traverse imprime le mouvement de va-et-vient d’un piston, ne touchent pas cette barre. Ainsi isolée de ces fils qui conduisent les courans électriques, on la voit, si elle est placée verticalement, s’élever dans l’air sans tenir à rien. Un des spectateurs de ces expériences est monté de fort bonne grâce sur une table que la barre de fer, comme par un élan spontané, a soulevée en l’air avec lui. Ce qui était plus curieux encore, c’était de voir un autre gentleman peser de toute sa force sur cette barre de fer verticale qui ne touchait à rien, et ne pouvoir l’empêcher de s’élancer entre ses mains. Il semblait lutter contre une force magique et une volonté cachée.

Si on s’étonne que j’aie trouvé à New-York de la science et des beaux arts, on s’étonnera bien plus que j’y aie trouvé de la philosophie. Cependant j’ai vu aujourd’hui deux philosophes américains : M. Henry et M. Tappan. La spéculation métaphysique, comme on peut croire, ne tient pas une grande place dans la société toute pratique des États-Unis. Cependant il existe dans la petite ville de Concord un cercle de penseurs ou de rêveurs, comme on voudra, qui entourent un homme d’une singulière vigueur d’esprit, M. Emerson. Je l’admire moins quand il marche sur les pas de Coleridge ou de Carlyle, et, s’enveloppant d’obscurité, fait jaillir les étincelles de son esprit dans les ténèbres ; mais je salue en lui, sans l’approuver, un vrai représentant de la pensée américaine quand, repoussant toute tradition, tout enseignement, tout appui, il veut que chaque homme tire de soi-même ses idées, ses principes, sa foi.

Cet audacieux mépris du passé, cet excès de confiance dans le présent n’est que le sentiment général mis sous une forme philosophique. Emerson a fait la théorie de la pratique universelle en ce pays, quand il a érigé en système le droit et le devoir pour chaque homme de ne dater que de lui et de tout commencer, comme si rien n’existait. « Une fausse humilité, une complaisance pour les écoles régnantes ou pour la sagesse de l’antiquité ne doit pas, dit Emerson, me dérober la possession suprême de cette heure qui m’appartient. Si quelques-uns qui aiment moins la liberté et savent moins bien défendre leur indépendance veulent vous imposer quelque opinion, répondez à ces docteurs : Nous vous sommes obligés comme à l’histoire, aux pyramides, aux auteurs : mais maintenant notre jour est venu, nous sommes sortis de l’éternel silence ; maintenant nous voulons vivre, vivre pour nous-mêmes, non pour tenir les cordons d’un catafalque, mais pour fonder et créer notre siècle ; la Grèce, ni Rome, ni les trois unités d’Aristote, ni les trois rois de Cologne, ni le collège de la Sorbonne, ni l’Edinburgh Review, ne nous commanderont plus. Nous sommes arrivés, nous allons à notre tour donner notre interprétation aux faits, et, qui plus est, fournir de nouveaux faits à l’interprétation. Se plaise qui voudra dans la condescendance ; les choses doivent prendre ma mesure, non moi la leur, et je dirai avec ce vaillant roi : Dieu m’a donné cette couronne, et le monde entier ne me l’arrachera pas… Nous supposons que toute pensée est complètement déposée dans les livres, toute imagination dans les poèmes. Affirmation superficielle ! Un homme digne de ce nom pensera plutôt que toute la littérature est encore à écrire. La poésie a chanté à peine son premier chant. La nature nous dit perpétuellement : Le monde est nouveau, inexploré [untried). Ne croyez pas le passé : je vous livre l’univers vierge…- Il n’y a point de maîtres, ou très peu. La religion attend encore un fondement solide dans l’âme de l’homme. Il en est de même de la politique, de la philosophie, des lettres, des arts. Nous n’avons jusqu’ici que des tendances et des indications… Les hommes en sont venus à parler de la révélation comme si Dieu était mort… Marchez seul… Nul aujourd’hui ne marche seul. Les hommes pensent que la société en sait plus que leur âme ; ils ignorent qu’une âme, que leur âme en sait plus que le monde tout entier… Toutes les vertus sont comprises dans la confiance en soi (self-trust). »

N’est-ce pas là dans la philosophie la tendance et l’excès du caractère américain ? L’esprit qui emporte si haut et si loin Emerson est l’esprit qui dirigeait Franklin dans une voie plus humble et plus sûre, quand il prescrivait aussi à l’homme de se tirer d’affaire par lui-même. Là est le fond de la sagesse usuelle du bonhomme Richard comme de la métaphysique excentrique d’Emerson. En même temps qu’il était si Anglais et si Américain par le principe du développement de l’énergie individuelle, Franklin se rapprochait de la franco du XVIIe siècle par un tour familier, vif et enjoué de l’esprit appliqué aux questions sérieuses. Aussi le docteur Franklin fut-il goûté dans la société des philosophes comme aucun autre de ses compatriotes n’aurait pu l’être, car on le trouvait un peu de la famille : c’était un cousin d’Amérique.

Le XVIIIe siècle français, avec ce qu’il avait de plus violemment irréligieux, se fit jour dans le livre de Thomas Payne, Anglais qui tour à tour vécut en Amérique et siégea dans la convention française. Il est déplorable qu’un homme qui s’était prononcé avec énergie, à l’heure où plusieurs doutaient encore, pour la séparation complète des colonies, et, par un livre imprimé en 1776, avait concouru au triomphe de l’indépendance, ait attaché son nom à une si triste doctrine. Elle n’a eu, du reste, que bien peu d’écho en Amérique. On ne pourrait guère citer que cette pauvre miss Wright, qui allait, à travers les états de l’Union, prêchant avec l’athéisme l’abolition de l’esclavage, et dont on disait que sa profession de foi était celle-ci : — Il n’y a point de Dieu, et miss Wright est son prophète. — L’irréligion n’existe pas dans ce pays, ou du moins y est tout à fait dans l’ombre. Parmi l’innombrable quantité de journaux de tout parti, de toute secte, qui me passent chaque jour entre les mains, je n’en ai rencontré qu’un jusqu’ici dont la tendance soit hostile au christianisme. Ainsi cette philosophie-là est, je crois, entièrement étrangère aux États-Unis.

Je dois dire cependant que la Philosophie positive de M. Comte, qui, sous une forme sérieuse et scientifique, arrive à la négation de toute religion, même de la religion naturelle, est assez lue en Amérique, où on lui accorde peut-être plus d’attention qu’en France. J’ai entendu des hommes pieux en parler avec une certaine estime. Le nom de philosophie positive doit plaire dans le pays positif par excellence : l’enchaînement d’un système étroit et conséquent est fait pour agréer à des esprits plus fermes qu’étendus, et il y a, je crois, beaucoup de ces esprits en Amérique. Si le frein religieux se relâchait et si la pensée des Américains se détournait de la vie pratique pour se porter vers la spéculation, je ne doute pas qu’ils ne montrassent une extrême vigueur dans la déduction philosophique et beaucoup de hardiesse dans les conclusions. Ils iraient tête baissée, tout droit au bout d’un système, comme ils vont en Californie. À l’heure qu’il est, le peu d’esprits qui aux États-Unis s’occupent sérieusement d’études philosophiques s’appuient sur l’Europe. Chose remarquable, les deux hommes que j’ai vus aujourd’hui se sont appliqués à la même question, et cette question est celle du libre-arbitre. Ici, on s’attend à rencontrer la pratique plus que la métaphysique de la liberté. Les politiques ne s’en inquiètent guère. Aussi n’est-ce pas de la politique que le débat est sorti, c’est de la théologie.

On sait jusqu’où a été le protestantisme dans ses agressions contre la liberté de la volonté humaine, depuis Luther, qui a écrit un livre sur le serf arbitre par opposition au libre arbitre, et Calvin, dont la doctrine écrase en fait la liberté humaine sous la prédestination. Certains docteurs puritains de la Nouvelle-Angleterre et en particulier le plus célèbre et le plus influent de tous, Jonathan Edwards, ont attaqué théoriquement cette liberté avec toute l’énergie qu’ils mettaient chaque jour à la défendre. Ce contraste entre des doctrines presque fatalistes et un vif sentiment de la liberté qui porte aux résistances hardies se rencontra chez les théologiens de New-Haven comme chez ceux de Port-Royal. Quoi qu’il en soit, les doctrines dont je parle ont régné jusqu’à ces derniers temps dans l’enseignement et ont été entamées, de nos jours, par M. Henry et surtout par M. Tappan. M. Henry est professeur à l’université de New-York. C’est un philosophe spiritualiste, qui a publié, sous le titre d’Elémens de Psychologie de Cousin, une traduction du cours de M. Cousin sur Locke, accompagnée de notes[13], parmi lesquelles la plus considérable roule sur la Liberté morale. Comme l’illustre écrivain qu’il reproduit, M. Henry est un zélé champion du libre arbitre, et repousse l’esclavage auquel la théorie calviniste condamne la volonté humaine ; je l’ai trouvé vif et éloquent sur ce point. — Vouloir, me disait-il, que nous ne soyons autre chose que les aubes d’une roue que l’eau fait tourner, et que ces aubes se réjouissent d’être ainsi mises en mouvement malgré elles, c’est trop fort !

Chose curieuse, Locke, le favori de Voltaire, le père involontaire, il est vrai, de la philosophie qui en France a abouti au matérialisme, Locke, que M. de Maistre anathématise presque aussi rudement que Bacon, est protégé en Amérique par les ultra-calvinistes, parce que sa doctrine sur la volonté peut servir la haine qu’ils portent à la liberté morale de l’homme. En France, attaquer Locke, c’était attaquer le XVIIIe siècle ; en Amérique, c’est attaquer Calvin.

M. Tappan, dont la famille, d’origine française et réformée, vint en Amérique avec les Hollandais, est un homme religieux qui un jour a senti la conscience de la liberté se soulever en lui contre les exagérations philosophiques du calvinisme. Dans le collège où il étudia la théologie, ces exagérations régnaient, et lui-même commença par y croire. Cependant, quand il vit Jonathan Edwards étouffer sous la toute-puissance de Dieu l’individualité humaine. Hopkins L’anéantir jusqu’à lui refuser d’être une substance et n’y plus voir qu’un ensemble de facultés, — arrivant ainsi, par une autre voie et dans un autre dessein, à la même conclusion contre l’existence du moi humain que les philosophes français du XVIIIe siècle, dont l’un disait aussi : « Le moi n’est qu’un ensemble de facultés, » et ajoutait : « comme un bal n’est autre chose qu’un ensemble de personnes réunies pour danser ; » - quand M. Tappan vit l’existence individuelle et indépendante du moi se dissoudre ainsi, et avec elle l’activité libre de l’homme s’évanouir, il ne put suivre plus loin ses maîtres dans cette voie. Appelé à prêcher lui-même, il sentait la nécessité de fonder la responsabilité morale de l’homme, et pour cela il avait besoin de croire à la volonté, à la liberté humaine, au mot humain. Il a écrit une réfutation de la théorie fataliste d’Edwards et un traité suites rapports de la volonté avec la morale et avec le christianisme[14]. J’écoutais avec un respectueux intérêt ce récit qu’un esprit élevé et sincère voulait bien me faire de son histoire. Je retrouvais ce que j’avais rencontré chez M. Henry, cette protestation pour la liberté humaine, si bien placée chez des hommes qui philosophent, au sein d’un peuple libre. M. Tappan, pour être un champion de la liberté humaine, n’en est pas moins un chrétien très convaincu et un pieux ministre. C’est sa religion et sa piété mêmes qui le poussent à maintenir les droits de la volonté humaine, sans laquelle il n’y a point de personnalité véritable, ce qui conduit, quand on est conséquent, droit au panthéisme. L’apôtre du moi a soulevé bien des ombrages dans le vieux puritanisme ; mais il gagne chaque jour des adhérens. Je crois que c’est là ce qu’il y a de plus intéressant dans le mouvement métaphysique américain[15]. On voit qu’il se passe tout entier pour ainsi dire dans le sein de la théologie ; il s’appuie au dehors sur le mouvement imprimé à la philosophie française par M. Cousin. M. Tappan s’entend parfaitement avec lui sur la liberté humaine et la causalité. Ils se sont vus récemment à Paris ; mais chacun d’eux avait quelque peine à parler la langue de l’autre. Heureusement, miss Tappan, qui sait parfaitement le français, leur a servi d’interprète ; ce qui fait, ce me semble, un tableau gracieux et un cadre piquant que Platon, grand admirateur de la sage Diotime, n’aurait peut-être pas rejeté pour un de ses dialogues.


7 novembre.

Depuis quelque temps, il n’est question que de l’arrivée de Kossuth. Chez quelques-uns, l’enthousiasme est à son comble. On proclame Kossuth le libérateur futur de l’Europe. Un prédicateur a dit en chaire que l’avènement de Kossuth était le second avènement du Christ. Dans certains journaux, on déclare que le moment est venu pour les États-Unis de peser sur les affaires de l’Europe, d’y soutenir le principe démocratique. J’ai lu un article dans lequel on parlait déjà d’envoyer une flotte dans l’Adriatique attaquer l’Autriche en prenant Fiume, et une autre dans la Baltique pour bombarder Cronstadt et Pétersbourg, comme on proposait dans un troisième journal de déclarer simultanément la guerre à l’Angleterre et à la France ; mais les whigs branlent la tête, et rappellent que la politique de Washington et de ses successeurs a toujours été de rester en dehors des révolutions européennes. On dit aussi que Kossuth s’est querellé avec l’officier du Mississipi, bâtiment envoyé au chef magyare pour le conduire en Amérique. Quelques-uns ajoutent que la trop célèbre Lola-Montès, qui est sur le même vaisseau et qui fera peut-être autant de bruit, soutient que Kossuth est une attrape (humbug) ; mais le grand nombre est dans une sorte d’extase. Une charmante jeune personne me disait hier : « J’ai toujours désiré voir un héros. » Moi-même je prolonge mon séjour à New-York moins encore pour voir Kossuth que pour avoir le spectacle du peuple américain en cette circonstance. Enfin j’apprends que le chef hongrois a débarqué à Staten-Island, et qu’il va faire aujourd’hui son entrée solennelle dans New-York par un temps magnifique.

Dès le matin, Broadway, ordinairement si calme le dimanche, est encombré par une foule immense qui se dirige vers la Batterie, promenade située au bord de la mer, d’où l’on embrasse d’un coup d’œil la rade et les deux îles placées en avant de New-York. On y jouit toujours d’une vue admirable ; mais aujourd’hui la rade, sillonnée en tous sens par des bateaux à vapeur et des barques pavoisées, la promenade, couverte de peuple et de milices dont les uniformes et les armes resplendissent au soleil, forment un cadre éblouissant à la scène que toute la population attend avec impatience, — l’arrivée de Kossuth.

Je trouve une place dans le bâtiment appelé Castle-Garden, sur une galerie extérieure à quelques pas du point où le héros de la fête va débarquer ; un coup de canon annonce son départ de Staten-Island, et le Mississipi vient droit à nous, salué de loin par les vivats et les fanfares. Il approche et touche le rivage ; mais l’imprévoyance américaine se montre encore dans ce moment, dont elle dérange un peu la solennité : la corde avec laquelle on attache le bâtiment à vapeur se trouvait être une vieille corde ; elle se rompt, et le débarquement se fait sans beaucoup d’ordre sur une planche assez mal posée. Kossuth, avec son bonnet hongrois et son manteau noir, a un peu l’air d’un bon pauvre à un enterrement ; enfin il entre dans une immense salle entourée de gradins ; il a ôté son manteau ; sa tête est nue ; il s’appuie sur un grand sabre, et en ce moment je lui trouve l’air noble et un certain calme plein de dignité et de douceur. Il commence à parler avec un accent marqué, mais une prononciation très distincte ; une rumeur confuse l’empêche à plusieurs reprises de poursuivre ; il y renonce et dit qu’il ne peut être entendu et fera imprimer son discours. Est-ce, comme le prétendent ses partisans, que le peuple n’a pu contenir son enthousiasme pour écouler l’orateur, ou serait-ce qu’il y avait dans la foule assez de malveillans pour empêcher l’orateur d’être ouï ? Il se pourrait. Les Irlandais sont nombreux à New-York, et ils ne sont pas favorables à Kossuth ; leurs journaux lui reprochent d’avoir été, dans ses discours en Angleterre, trop Anglais et trop monarchique, d’avoir rappelé qu’il était protestant et mal parlé des jésuites ; l’archevêque de New-York, ces jours derniers, a discouru contre lui dans un meeting catholique. Toutefois l’incident de Castle-Garden est bien vite oublié dans le vacarme de l’excitation populaire. Après avoir passé la milice en revue, Kossuth monte avec le maire de New-York et Mme Kossuth dans une voiture découverte, suivi de ses officiers et des autorités de la ville ; précédé et accompagné des corps qui défilent musique en tête, il traverse New-York comme un potentat qui ferait son entrée dans sa capitale entre une double haie de sujets. Les fenêtres sont ornées de tentures, les toits sont chargés de spectateurs, mille mains s’agitent, mille voix crient : Vive Kossuth ! Je n’ai jamais vu toutes les apparences de l’enthousiasme à un plus haut degré que dans cette population de cinq cent mille âmes accueillant, avec un transport qui allait parfois jusqu’à la fureur, un étranger, le chef d’une nation lointaine et peu connu du grand nombre, parce qu’il apparaît à tous comme la personnification de la liberté, du droit de résistance à un pouvoir étranger. Les Américains saluaient dans l’insurrection hongroise l’image de leur propre affranchissement, et dans Kossuth un Washington magyare ; c’est ce qui était universel et de bon aloi dans cet enthousiasme. Il s’y mêlait chez quelques-uns le désir d’une manifestation favorable à l’intervention de l’Amérique dans les affaires de l’Europe ; ceux-là criaient bien fort : La Hongrie ! mais disaient tout bas : Le Canada et la Havane ! — Les devises et les tableaux abondaient ; tantôt ils représentaient Washington, Lafayette et Kossuth, tantôt la reine d’Angleterre, le président des États-Unis et le sultan comme ayant concouru à délivrer le prisonnier ; seulement le sultan, qui a une trentaine d’années, était constamment représenté sous les traits d’un vénérable vieillard, avec une grande barbe blanche tombant sur sa poitrine.

Le soir, une procession d’Allemands est venue sous les fenêtres de l’hôtel où demeure Kossuth ; ceux qui la composaient portaient tous des torches qui jetaient sur la foule un éclat sinistre. Ici était la partie la plus passionnée et la plus révolutionnaire des admirateurs de Kossuth ; en les voyant secouer leurs torches, on se demandait si les étincelles qui en jaillissaient allaient embraser l’Europe. À onze heures, tous s’étaient retirés, et cette journée si animée, si tumultueuse, a fini sans le plus léger trouble. Après avoir écouté les hourras de la foule, je prête l’oreille à ce qui se dit dans la conversation au sujet de l’arrivée de Kossuth et de l’effet que ses discours ont produit sur l’opinion. L’enthousiasme pour sa personne et son talent d’orateur dure encore. Ce talent est vraiment extraordinaire : je ne crois pas qu’il y ait un autre exemple d’un homme improvisant avec cette éloquence dans une langue qui n’est pas la sienne : mais on commence à blâmer son début. Après avoir montré tant de tact dans les paroles qu’il a adressées aux Anglais, il n’a pas bien pris les Américains. Le pied à peine posé sur leur sol, il leur a mis pour ainsi dire le marché à la main, demandant qu’ils consentissent à prêter un appui moral à la cause de la Hongrie. Au milieu de l’excitation du moment, le bon sens américain ne s’est pas endormi. On a compris à quoi pouvait conduire cet appui moral. L’opinion publique a reculé, comme craignant une surprise. J’ai rencontré déjà des partisans de Kossuth consternés d’être obligés de le désapprouver. Ceux au contraire qui craignaient son influence sont ravis de le voir mal engagé. On croit qu’il n’a pas été bien dirigé. Pour m’expliquer ce défaut d’habileté en Amérique chez un homme qui a montré tant d’habileté en Angleterre, je suppose qu’on lui aura dit : Les Américains sont ardens et leurs ardeurs ne durent pas ; profitez de l’enthousiasme du premier moment, demandez, obtenez d’abord, et ensuite ils ne pourront plus reculer. — Mais on ne fait pas faire facilement aux Américains un marché malgré eux. Au milieu du transport qui semblait les aveugler, ils ont vu le piège, et ils ont reculé, comme ces hommes qui, dans l’ivresse, suivent leur chemin et rasent le fossé sans y tomber. Kossuth aura encore des ovations, mais je crois qu’il n’obtiendra nul appui sérieux de l’Amérique.

Je vois tomber d’accord sur ce point les hommes des deux partis : les démocrates avec répugnance, et les whigs avec empressement. Le bon sens l’emporte chez les uns comme chez les autres. Chaque jour, du reste, je puis me convaincre davantage combien les nuances de parti empêchent peu ici les citoyens éclairés de s’entendre sur ce qui est fondamental dans la politique de leur pays. Je demande la permission de citer pour exemple deux des hommes que je vois et considère le plus, — M. Sedgwick, démocrate sage, et M. Kent, whig éclairé. M. Sedgwick, avec lequel je suis venu d’Europe, a été ma providence en Amérique. Partout ses recommandations m’ont suivi et m’ont protégé auprès des hommes de tous les partis. Le premier Américain qu’il m’a présenté était un planteur virginien. Il l’a fait en ces termes : « Voilà M. H…, affreux aristocrate que j’aime beaucoup. » Et le très-aimable aristocrate le lui rendait bien. Comment n’aimerait-on pas M. Sedgwick, avec la franchise de ses manières, la loyauté de son caractère, la vivacité et l’ouverture de son esprit ? Pendant que j’étais à New-York, bien peu de jours se sont écoulés sans que je l’aie visité dans son office, saisissant à la volée quelques momens pour lui parler ; mais la vie d’affaires est si active aux États-Unis, qu’il m’échappait sans cesse. Je m’en dédommageais en allant chaque semaine passer le dimanche dans sa maison de campagne de Long-Island. Là, accueilli par son aimable famille comme un ancien ami, je voyais de près cette existence intérieure des Américains, hospitalière et comfortable dans sa simplicité. La conversation ne languissait jamais. M. Sedgwick me parlait, si je voulais, de l’Italie, où nous nous sommes rencontrés ; de la France, de Paris, où il est venu jeune, attaché à la légation américaine, sous la présidence de Jackson, qu’il a connu, qu’il a admiré, qu’il admire encore comme un chef de parti incomparable. Jackson, célèbre par sa bravoure et ses duels, par sa défense de la Nouvelle-Orléans, vainqueur habile et, dit-on, cruel des Séminoles, nature fougueuse qui savait se maîtriser au besoin, Jackson fut le parti démocrate président. Il partagea, il excita les passions de ce parti contre l’autorité fédérale, dont il était investi lui-même. Tribun armé au pouvoir, il conspira constitutionnellement contre le pouvoir. Il fut le Marino Faliero légal de la république, avec cette différence qu’il triompha. Singulière puissance des institutions américaines ! Jackson avait l’instinct du despotisme et l’illustration militaire : ailleurs, il eût mis la liberté en péril ; aux États-Unis, il fut contraint d’employer son ascendant et son ambition à restreindre sa propre prérogative.

À l’extrémité nord de New-York, dans le beau quartier, habite M. Kent, fils du chancelier Kent, auteur d’un commentaire sur la législation américaine, l’ouvrage de jurisprudence le plus important qui existe aux États-Unis. Le chancelier Kent était un homme de la famille des fondateurs de la république, partageant les opinions des fédéralistes, qui étaient les conservateurs ; il a transmis ses opinions à son fils. En lui, je trouve comme un représentant de cette première génération si ferme et si pure, encore anglaise par la culture de l’esprit, la direction des idées, le caractère. Cependant.M. Kent est très bon Américain, mais à la manière d’Alexandre Hamilton. Aussi ce sage et courageux patriote est-il demeuré pour lui l’objet d’une vénération particulière. Il m’a montré le portrait d’Hamilton avec une émotion qui me gagnait quand j’entendais M. Kent me raconter l’histoire de cet admirable jeune homme. Après avoir combattu au premier rang avec Lafayette et Rochambeau, Hamilton se montra dans le Fédéraliste un écrivain politique supérieur, et se trouva être un secrétaire de la trésorerie capable de relever les finances des États-Unis. Sa mort, soudaine et prématurée donne encore plus d’intérêt à sa mémoire. Il tomba dans un duel, tué par un homme d’une célébrité bien différente, Aaron Burr, le seul ambitieux et le seul vicieux parmi les hommes de la révolution américaine, comme Arnold fut le seul traître. Pendant les négociations avec l’Espagne au sujet de la navigation du Mississipi, cette puissance tâcha de détacher quelques états de l’intérêt commun, en leur offrant des avantages qu’elle refusait au congrès. Aaron Burr se jeta dans ces intrigues. On ne sait pas bien jusqu’où elles allèrent et jusqu’à quel point lui et ceux qui l’entouraient se laissèrent entraîner à la perspective d’un pouvoir indépendant dans l’ouest ou même d’une couronne. Dans tous les cas, cette ambition fut punie comme elle le méritait : le Catilina manqué, acquitté par ses juges, mais entièrement déconsidéré, traîna dans le mépris, durant une vie très longue, le souvenir de ses rêves d’usurpation. Après avoir erré en Europe, où M. de Talleyrand, qui pendant son séjour en Amérique avait apprécié la supériorité d’Hamilton, refusa de le recevoir, Aaron Burr revint à New-York, pour y être un petit procureur hargneux et détesté. Il fut condamné, à quatre-vingts ans, dans un procès de mœurs, et porta toute sa vie le malheur d’avoir tué Hamilton.

J’ai parcouru avec M. Kent la ville de New-York, occupée en ce moment à faire ses élections. Les élections des États-Unis ont cette année une importance particulière. On y cherche un indice de la tendance qui prévaudra l’an prochain dans l’élection du président. On croit généralement que le triomphe sera pour les démocrates. Les murs sont couverts des listes de noms auxquelles se sont arrêtés les différens partis. J’ai lu aussi une proclamation du gouverneur qui promet 100 dollars de récompense à qui fera connaître un vote illégal. C’est toujours le même principe. La police de l’élection est remise aux mains de tous, et il y aura une bonne récompense pour celui des agens de cette police universelle qui fera le mieux son devoir.

Nous entrons dans plusieurs salles d’élection ; elles sont en général fort paisibles. Dans le quartier des Irlandais, on se donne quelques coups de poing à la porte. Il parait qu’il y a eu du tumulte dans une autre salle, que les policemen ont été appelés, et que même la boîte qui contenait les suffrages a disparu. À Baltimore, un électeur a reçu un coup de couteau, ce sont des désordres réels ; mais, comme ils tiennent à des causes particulières et non à l’excitation générale d’un parti, en les déplorant on n’en est pas effrayé. On sait de plus que, les élections terminées, toute agitation cessera. Souvent, pendant qu’elles durent, les démonstrations des partis sont menaçantes : on fait des processions, on porte des bannières, on crie, on se montre le poing ; dès que la voix de la majorité a parlé, tout le monde se tait et se soumet. En Amérique, il y a quelquefois du désordre le jour des élections, mais le lendemain jamais.

On ne peut quitter New-York sans visiter l’ensemble d’établissemens d’utilité publique, hospices, prisons, asiles, situés dans l’Ile Blackwell et l’île Randal. C’est aux États-Unis que s’est tenté le plus en grand le système de l’amélioration morale par les pénitenciers. Comme je visitais celui de l’île Blackwell un dimanche, les détenus étaient dans la chapelle. Dans cet établissement, on suit le système d’Auburn, c’est-à-dire que les détenus ne sont séparés que la nuit dans leurs cellules, et le jour travaillent en commun et en silence. Je m’informe du genre de punition adopté, sachant que la grande difficulté que présente le système d’Auburn, c’est de maintenir le silence et d’empêcher les condamnés qui travaillent en commun de s’entendre par signes. En Amérique, cette difficulté a été levée par le nerf de bœuf. Il parait que nul châtiment moins positif et moins immédiat n’a le même effet. L’emploi obligé d’un tel moyen de répression et la répugnance qu’il inspire forment même un des principaux argumens qui ont éloigné les publicistes les plus distingués du système d’Auburn et les ont inclinés vers le terrible système de la séparation complète et perpétuelle des condamnés, le système pensylvanien. Il était donc intéressant pour moi de savoir quels châtimens on inflige dans le pénitencier de Blakwell. Le gardien m’apprit qu’on emploie les douches pour les deux sexes, punition qui est très redoutée, et le fouet pour les hommes ; quant aux femmes, elles ne doivent pas être frappées, mais, dit le gardien en souriant, elles reçoivent bien quelques taloches [slap).

Un renseignement plus curieux à cet égard est celui qu’un heureux hasard me permet de recueillir de la bouche d’un ancien directeur de la prison de Sing-Sing, qu’on a fait bâtir par les prisonniers eux-mêmes, et où l’on suit le système d’Auburn. M. … a dirigé l’établissement de Sing-Sing pendant quatre ans. Il a voulu essayer de se passer du fouet pour la discipline de la prison. Son prédécesseur employait quinze cents ou deux mille fois ce mode de punition dans l’espace d’un mois ; M. … est parvenu à ne pas l’employer du tout. Voici comment il s’y est pris. Il s’est bien gardé de parler à qui que ce fût de son intention, de la laisser soupçonner aux gardiens et surtout aux détenus. Seulement nul autre que lui ne pouvait ordonner la peine en question, peu à peu, toujours sans rien dire à personne, il a rendu cette peine plus rare et a fini par ne plus l’appliquer ; mais l’on doit remarquer que, bien qu’à Sing-Sing le châtiment du fouet ne fût pas employé, la menace de ce châtiment existait toujours. Ainsi la question n’est pas encore entièrement résolue. D’ailleurs une seule expérience ne peut suffire ; celle-ci n’est pas moins intéressante par l’adresse avec laquelle elle a été exécutée et par les résultats qu’elle a produits. Je la livre aux réflexions des hommes spéciaux à titre de document.

À quelque distance du pénitencier est une maison pour les pauvres (alms-house). Ils sont bien logés, ont bon air et belle vue. Ceux qui peuvent travailler travaillent. En ce moment on bâtit un work-house qui sera un bâtiment magnifique. Je n’aime pas à m’arrêter dans les hospices d’aliénés : il me répugne d’être spectateur de cette misère qui s’ignore elle-même. Ce qu’il y a de plus douloureux, c’est qu’elle est souvent ridicule. J’ai vu en passant, dans l’hospice des aliénés de Blackwell-Island, une femme qui croit être le président des États-Unis.

De tous ces établissemens, le plus intéressant c’est l’asile des enfans dans l’île Randal. On y recueille les enfans que leurs parens ne peuvent soigner ou que l’on trouve dans les rues livrés à eux-mêmes. On les rend ensuite à leurs familles, si elles sont en état de s’en charger, ou bien on les place soit en apprentissage, soit chez des cultivateurs. En ce moment, il y a dans l’établissement 1,200 enfans ; il en passe ici 4,000 par an. Cette institution et les écoles ont eu pour résultat de supprimer cet être corrompu et dangereux qu’on appelle le gamin. Je ne me rappelle pas en effet l’avoir rencontré dans les rues de New-York. Rien n’est plus touchant que ces 1,200 enfans, bien soignés, bien propres, assis sur leurs petits sièges tout autour de salles vastes et aérées. J’ai eu un plaisir que je ne saurais rendre de voir manger avec l’appétit de leur âge après qu’un d’eux a prononcé la prière et tandis qu’un autre faisait la lecture pendant le repas avec un charmante gravité, puis chanter sous la direction de deux agréables jeunes filles. Une bonne dame, à l’air très maternel, les soigne, comme si elle était vraiment leur mère. Il est impossible de recevoir d’un établissement de charité une impression plus douce que celle qu’on emporte de l’Ile Randal.

Tout cet ensemble d’institutions utiles est dirigé par des gouverneurs : ce sont des négocians considérables de New-York qui donnent gratuitement une part de leur temps à l’administration de ces établissemens. En Angleterre, les grands propriétaires exercent des fonctions gratuites de ce genre ; mais en Amérique, où presque tout le monde est dans les affaires, où le temps, comme on dit, est de l’argent, il y a plus de mérite à donner ce temps au public et à ambitionner l’honneur d’être utile aux dépens de sa fortune. Les gouverneurs sont nommés par les électeurs. On choisit toujours les deux candidats qui ont réuni le plus de voix, ce qui permet en général aux deux grands partis politiques d’être représentés. Une fois nommés, les gouverneurs demandent à la ville ce qu’ils croient nécessaire pour les établissemens confiés à leur direction, et la ville est obligée de se taxer pour la somme qu’ils ont demandée.

Avant de quitter New-York, je cherche à me rendre compte de l’impression générale qu’un séjour de six semaines m’a laissée. J’ai trouvé ici plus de civilisation, plus d’Europe, que je ne croyais ; mais aussi les inconvéniens des grandes villes d’Europe commencent à se faire sentir. New-York a cinq cent mille âmes ; c’est la population de Paris au commencement de ce siècle, avec un tel nombre d’habitans, comment échapper entièrement au paupérisme ? L’alms-house qui existe, le work-house qu’on bâtit, ne suffiront pas. Les femmes ne peuvent pas aller défricher les terres de l’ouest ; il faut qu’elles vivent dans une ville. De là, sans parler du reste, la misère des couturières de New-York, presque aussi grande que celle des couturières de Londres. Ici cette misère est encore aggravée par l’horreur de la domesticité, Ces pauvres filles aiment mieux mourir de faim que de ne pas s’asseoir à la table de leurs maîtres. On ne trouve guère que des Irlandaises pour servir. Les couturières ne gagnent que 6 ou 8 sous par jour, et à Baltimore quelquefois 3 sous. On a fondé à New-York un établissement appelé maison d’industrie, où elles peuvent gagner 25 sous à la journée ; cet établissement est sous le patronage des dames de New-York, qui vont leur apprendre à coudre, C’est quelque chose de très semblable à ce qui se passe à Londres et à Paris : un signe du mal encore plus qu’un remède.

Le danger est surtout dans cette population flottante que l’immigration amène sans cesse à New-York. Les secours ne manquent pas aux émigrans malades. Un magnifique hôpital, pour lequel chaque passager venant d’Europe donne 1 dollar, est là pour les recevoir. En général, cette population trouve du travail ou s’écoule dans l’ouest ; mais il y a toujours parmi les émigrans des sujets vicieux ou dénués d’énergie ; l’ouvrage même peut manquer[16], et le flot arrive sans cesse. Il est impossible que le malaise de nos grandes villes ne se fasse pas sentir, quoiqu’il un degré bien moindre, dans les grandes villes d’Amérique : à mesure qu’elles participeront plus à la culture de l’Europe, elles sont menacées de lui trop ressembler sous d’autres rapports ; mais ce sont là des inconvéniens locaux et exceptionnels que combat l’esprit de la société américaine, et que les circonstances particulières qui la favorisent atténueront longtemps. Il y a peu à craindre des maux que produisent de l’autre côté de l’Atlantique l’agglomération et le manque de travail dans un pays comme les États-Unis, dont la vingt-sixième partie seulement est défrichée.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons des 1er  et 15 janvier, 1er  et 15 février et du 15 mars.
  2. Depuis mon retour, j’ai entendu M. Elie de Beaumont déclarer que les grands travaux géologiques accomplis aux États-Unis avaient une haute valeur scientifique. Il a exprimé la même opinion dans l’ouvrage qui, sous le titre trop modeste de Notice sur les systèmes de Montagnes, contient ses vues les plus nouvelles sur la partie de la géologie qu’il a crées.
  3. C’est également l’opinion de M. de Verneuil, qui a attaché son nom à l’étude de cette classe de terrains, comme l’ont fait aussi M. Murchison et M. Barande.
  4. Depuis les rochers fossilifères inférieurs jusqu’au près rouge du Catskill, ces terrains ont une épaisseur en maximum de six mille pieds. Les géologues américains y ont reconnu vingt-huit formations qu’ils rapportent à quatre grandes classes ou séries, Silliman’s-Journal, t. XLVII, p. 49.
  5. J’ai entendu détendre au point de vue scientifuque l’opportunité de ces dénominations purement américaines.
  6. J’ai eu l’avantage de faire cette tournée avec M. de Lavergne, alors professeur à l’institut agronomique de Versailles. Cet institut ayant été brusquement supprimé, M. de Lavergne professe maintenant dans la Revue des Deux Mondes, au grand bénéfice de ses lecteurs.
  7. La vingt-sixième partie seulement du territoire des États-Unis est défrichée. – Mme Somerville, Physical Geography, t. Ier, p. 218.
  8. Avant l’émancipation, le voyageur suédois Kalm reprochait déjà aux Anglo-Américains d’appauvrir leurs terres par leur manière de les cultiver.
  9. M. de Beauchesne, dans l’histoire si complète du malheureux enfant royal, établit au contraire qu’il avait toute son intelligence à ses derniers momens. Cette histoire est aussi très contraire à la supposition qu’un autre enfant ait pu être substitué au jeune prince.
  10. Ce dernier fait a évidemment peu d’importance, car il est fort naturel que le prince ait eu la curiosité de voir ce personnage, dont les journaux ont souvent parlé.
  11. Ce discours a été prononcé au mois de septembre 1852.
  12. En ce moment, la découverte de M. Ericson, qui substitue à la vapeur l’air dilaté par la chaleur, fait une immense sensation en Amérique. Les premières expériences semblent avoir réussi. La diminution du combustible employé est considérable. La vitesse a été jusqu’ici inférieure à celle des bateaux à vapeur ; mais M. Ericson annonce qu’avec des tubes à piston d’une dimension plus grande il remédiera à cette infériorité. Espérons et attendons.
  13. H. O. W. Wight a publié une très bonne traduction de l’Histoire de la Philosophie moderne de M. Cousin.
  14. M. Tappan est on outre l’auteur d’un traité de logique, qu’un juge bien compétent, M. Cousin, regarde comme égal à tout ce qui existe en ce genre en Europe.
  15. Si je faisais ni une histoire complète de la philosophie américaine, il faudrait mentionner quelques autres noms : celui de Channing, celui de M. Upham, qui lui aussi a réfuté Locke, et qui est auteur d’un traité de philosophie religieuse sur la Vie intérieure.
  16. J’ai lu dans un journal qu’il y avait l’hiver à New-York cinquante mille personnes sans emploi. Je crois ce chiffre très exagéré.