Promenade en Amérique
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 588-618).
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PROMENADE
EN AMÉRIQUE.


PHILADELPHIE.[1]

RIVALITÉ DE PHILADELPHIE ET DE NEW-YORK. — MASSACRE D’ECUREUILS. — THÉÂTRE. — DÉCLARATION DE L’INDÉPENDANCE. — LES QUAKERS. — LES MORMONS. — TRIBUNAUX. — LOI SUR LES ESCLAVES FUGITIFS. — VISITE DANS LES MAUVAIS QUARTIERS. — ORGANISATION DE LA POLICE DE SÛRETÉ. — L’ORNITHOLOGIE DANS LES BOIS. — CRÂNES ET RACES D’AMÉRIQUE ET D’ÉGYPTE. — UN MANUFACTURIER AMÉRICAIN. — OR DE LA CALIFORNIE. — UN PRÉDICATEUR INTOLÉRANT. — LE PÉNITENCIER. — ÉCOLES. — COLLÉGE GIRARD. — Mlle LIND. — BALTIMORE. — Mlle CATHERINE HAYES. — DE LA MUSIQUE AUX ÉTATS-UNIS.


On fait le voyage de New-York à Philadelphie en une demi-journée, moitié par les chemins de fer, moitié par les bateaux à vapeur. D’un bout des États-Unis à l’autre, on ne voyage pas autrement. L’étendue des chemins de fer de l’Union est presque égale à celle de tous les autres chemins de fer du monde. On pense que près de neuf mille lieues de voies ferrées sont maintenant exécutées sur la surface du globe. Placées les unes au bout des autres, ce serait assez pour faire le tour de notre planète. Sur ce total, les États-Unis comptent pour près de quatre mille lieues, deux fois plus environ que la Grande-Bretagne et cinq fois plus que la France. Cette étendue a doublé en quatre ans. En 1825, le voyageur sir Basil Hall affirmait qu’il serait impossible d’établir des chemins de fer aux États-Unis à cause des grandes distances. En France, vers la même époque, quelques-uns doutaient que jamais on pût appliquer l’emploi de la vapeur à ces voies de communication dont on s’est servi d’abord pour transporter du charbon[2], et sur lesquelles les chariots que traînaient des chevaux ont été remplacés par des wagons qui ont déjà fait trente lieues à l’heure. Peut-être des progrès semblables sont réservés à l’électro-magnétisme, qu’on tente aujourd’hui de substituer à la vapeur. En attendant, le télégraphe électrique fait un usage merveilleux de cette puissance nouvellement découverte. Il y a maintenant aux États-Unis cinq mille lieues de fils télégraphiques.

J’ai trouvé encore cette fois mes compagnons de route fort sociables et point indiscrets ou importuns. Comme on m’accuse de partialité à cet égard, je vais laisser parler un Anglais dont le voyage a été entrepris surtout pour démontrer les avantages dont jouit le Canada par son union à la mère-patrie, et qui les oppose avec complaisance à la prospérité des États-Unis. Ce voyageur ne peut donc être suspect de complaisance ou d’engouement à leur égard. « Un Américain bien élevé, dit M. Tremenheere, est toujours prêt à déployer la plus grande cordialité et la plus grande bienveillance pour un étranger, sur la moindre recommandation et même sans recommandation, dans les rencontres fortuites de la vie d’hôtel ou en voyage : j’ai constamment trouvé chacun disposé à répondre, si l’on entrait en conversation avec lui, et très empressé, quand l’occasion s’en présentait, à tous les actes de courtoisie et de politesse. » Comment concilier ce témoignage avec les accusations de tant d’autres voyageurs contre le manque de savoir-vivre des Américains ? Cette différence a, je crois, deux causes : M. Tremenheere a moins de préventions que la plupart de ses compatriotes contre ce pays, et il y a voyagé plus récemment.

Je m’attendais à trouver Philadelphie entièrement différente de New-York. J’avais rêvé une ville tranquille, à l’air quaker ; mais l’activité uniforme des Américains tend à donner à tous les grands centres de population une physionomie semblable. Philadelphie n’est plus guère la ville de Penn. Les quakers du reste avaient cessé d’y être dominans à l’époque de la révolution. Certains quartiers ont cependant un aspect plus paisible et plus ancien que New-York. Il n’y a pas une rue aussi dominante que Broadway ; nulle part on n’a le spectacle d’un aussi grand mouvement, mais il en règne encore un très grand dans les rues principales. Philadelphie est une ville surtout manufacturière, et New-York une ville surtout commerçante : c’est Birmingham et Liverpool.

Longtemps Philadelphie a eu l’avantage sur New-York : le jour où elle a perdu la banque fédérale, immolée par Jackson, lui a été funeste. La supériorité commerciale de New-York s’est établie par le canal Erié, qui lui a livré les produits de l’ouest, vers lequel en outre ses chemins de fer se dirigent aujourd’hui. Philadelphie projette et prépare des communications avec la vallée de l’Ohio plus rapides que celles qu’elle possède, et une ligne de steamers transatlantiques, qu’elle établit en ce moment, détournera en partie le flot de l’émigration européenne à son profit. Cette émulation est ardente. La supériorité de New-York est le cauchemar des Pensylvaniens : ils n’accordent pas volontiers qu’elle soit la première ville de l’Union, et chicanent même sur les résultats du dernier dénombrement, qui donne à la cité rivale une population supérieure à celle de Philadelphie.

Je me promène par un temps froid et sous un ciel neigeux à travers les rues de cette ville, où je viens d’arriver. Dans le jardin public, je vois des écureuils gris courir sur les rameaux noirs des arbres dépouillés. Je m’aperçois qu’on leur a bâti de petites maisons au milieu des branches. Il y a dans cette bienveillance pour les animaux quelque chose qui rappelle Penn. Ces pauvres écureuils n’ont pas toujours été aussi bien traités : comme ils étaient funestes au maïs, on mit dans le dernier siècle leurs têtes à prix. Le gouvernement dépensa pour leur extermination 8,000 livres.

J’aime assez à aller au spectacle le jour de mon arrivée dans une ville : tout en écoutant les acteurs, on observe le public. D’ailleurs c’est un délassement. Après la fatigue du voyage, je ne suis pas disposé à supporter cette autre fatigue que produit une conversation en langue étrangère avec des gens que je vois pour la première fois. On jouait au théâtre de Philadelphie la traduction du Tyran de Padoue, de M. Victor Hugo. Un reste de pruderie quakeresse ne permettant pas de donner à l’héroïne le nom de courtisane, elle est devenue sur l’affiche une actrice, ce qui détruit le sens de toute la pièce, et montre en même temps que la condition du théâtre est considérée ici comme quelque chose de profane. L’actrice chargée de représenter Tisbé n’était ni Mlle Rachel ni même Mlle Dorval : elle m’a frappé par un jeu violent et aussi très abandonné. Toute la pruderie s’était dépensée sur l’affiche. Une danseuse assez fringante a eu un grand succès. Le spectacle a fini par une scène où j’ai cru trouver quelques traits des mœurs américaines, notamment dans le rôle d’un domestique qui n’en fait qu’à sa tête, qui dit à son maître : « Pourquoi voulez-vous écrire sur cette table plutôt que sur celle-ci ? » Seulement je tremble que cette petite comédie, qui me semble si américaine, ne soit une traduction de quelque vaudeville français.

Si Boston fut témoin des premiers combats livrés pour l’indépendance, c’est à Philadelphie que s’assembla le premier congrès, un an avant que la lutte armée n’éclatât, ce congrès qui faisait dire à lord Chatham : « Quelque admiration que m’inspirent les états libres de l’antiquité, je suis forcé de reconnaître que, pour la solidité du raisonnement, la pénétration de l’esprit, la sagesse de la conduite, l’assemblée américaine ne le cède à aucune de celles dont les hommes ont gardé la mémoire ; » ce congrès, dans lequel Christophe Gadsden répondait en Romain à ceux qui exprimaient la crainte que les Anglais pussent facilement détruire toutes les villes maritimes de l’Amérique septentrionale : « Monsieur le président, nos villes maritimes sont faites de bois et de briques. Si elles sont détruites, nous avons de l’argile et des forêts pour les rebâtir ; mais si les libertés de notre pays sont anéanties, où trouverons-nous des matériaux pour les refaire ? » C’est à Philadelphie que s’assembla aussi le second congrès, celui qui choisit Washington pour commandant en chef et proclama l’indépendance. On montre encore aujourd’hui la salle où se lit cette déclaration et le texte original de ce glorieux manifeste, signé par les fondateurs de la liberté américaine. C’est ici que John Adams, homme du nord, proposa chevaleresquement pour le commandement suprême le Virginien Washington, tandis que l’ambitieux général cherchait à s’échapper par un couloir.

Dans le lieu qui rappelle un si grand événement, on ne peut se défendre d’un retour sur les causes qui l’ont amené. L’affranchissement des colonies anglaises d’Amérique ne fut pas, à vrai dire, une révolution. Ce fut une séparation. Chaque colonie, en cessant de l’être, eut peu à faire pour devenir une république[3]. Elle avait un gouverneur et deux assemblées, elle eut encore un gouverneur et deux assemblées ; elle continua de s’administrer et de se régir elle-même comme par le passé. Ce ne fut guère qu’un changement de nom, presque rien ne fut changé dans les choses. L’état de Rhode-Island a eu jusqu’en 1826 pour constitution la charte que lui avait autrefois donnée la couronne d’Angleterre. L’Amérique, en se séparant de la métropole, fit comme un vaisseau qui se détache d’un autre, et continue à suivre la même route et à exécuter la même manœuvre. Les colonies affranchies eurent même quelque peine à se soumettre au pouvoir du congrès, qui, à certains égards, pesait plus sur elles que ne l’avait fait l’autorité lointaine et contestée du gouvernement anglais.

Non-seulement les colonies possédaient sous la monarchie des institutions républicaines, mais elles avaient eu, ce qui était plus précieux encore, l’occasion de développer chez elles l’esprit républicain. Sauf quelques guerres contre les sauvages et quelques expéditions contre les Français, qui maintinrent au sein d’une existence toute commerciale et tout agricole une énergie dont devait profiter la lutte pour l’indépendance, l’histoire des colonies anglaises se compose presque uniquement de démêlés avec les ministres et le parlement, ou avec les gouverneurs envoyés d’Angleterre. C’est un combat pied à pied comme celui des communes du moyen âge contre les seigneurs féodaux, ou des républiques italiennes contre les empereurs. Il y eut des insurrections, — celle de la Virginie sous Bacon, qui brûla la nouvelle capitale Jamestown, comme les Russes ont brûlé Moscou, le complot de Birkenhead, tenté dans la même province par quelques vétérans de Cromwell : il y eut des démagogues qui soutinrent violemment la cause du peuple, et périrent abandonnés par lui, tels que Leyser à New-York, sous Guillaume III ; mais ce qui domina toujours, ce fut la résistance légale, le maintien opiniâtre d’un droit écrit, d’une charte, l’art d’éluder ou de lasser la tyrannie, et, même en s’y soumettant, la résolution de la combattre. Ces contestations, ces réclamations, cette opposition persévérante, qui sans cesse change de forme, et, quand un terrain vient à lui manquer, prend pied sur un autre, qui combat sans emportement, sans faiblesse, protestant toujours, cédant parfois, ne renonçant jamais, furent comme une guerre patiente, un siège lent et sûr, et se terminèrent par la proclamation de l’indépendance, préparée depuis plus d’un siècle.

Ce mémorable affranchissement fut amené graduellement par le développement naturel des principes de liberté qu’avaient apportés en Amérique les colons de la Nouvelle-Angleterre. Rien de théorique, d’abstrait, ne vint s’y mêler : ce fut toujours de la pratique et jamais de la philosophie. Je me trompe, il y eut une tentative de constitution créée de toute pièce par un philosophe : je veux parler de la constitution que Locke avait composée pour la Virginie, et dans laquelle, procédant à la manière du XVIIIe siècle par des combinaisons tirées de son propre esprit et non de l’état réel d’un peuple, il avait imaginé de donner à la Virginie une organisation féodale. Cette constitution, utopie d’un esprit sage, ce jour-là chimérique, après avoir, pendant quelques années, fait le désespoir de ceux à qui on l’avait imposée, disparut bientôt avec ses margraves et ses caciques. La ville de Penn, qui a eu la gloire de proclamer l’indépendance des États-Unis, a de plus exercé une influence particulière sur la nouvelle république. Les quakers et Penn à leur tête sont les vrais fondateurs de la tolérance religieuse dans un pays dont elle devait être une des forces et une des gloires, et où elle ne pouvait sortir ni de la Virginie épiscopale ni de la Nouvelle-Angleterre puritaine La tolérance est née presque à la fois sur trois points dans ce pays, dont la loi était l’intolérance des anglicans au sud et l’intolérance des dissidens au nord. La liberté religieuse fut proclamée dans la colonie de Rhode-Island, au grand scandale des puritains, par Roger Williams, sectaire généreux, mais bizarre, qui enseignait que l’état ne doit pas persécuter les croyances, et en même temps ne voulait point assister au service divin avec sa famille, parce qu’il ne jugeait pas qu’elle fût régénérée, alliant ainsi la plus large tolérance avec le séparatisme le plus étroit. Dans le Maryland, un Irlandais catholique, lord Baltimore, établit aussi la liberté de croyance. Le catholicisme, instruit par la persécution et éclairé par l’esprit des temps nouveaux, donnait un noble exemple que le protestantisme aurait dû suivre, au lieu de bannir les catholiques de cet état de Maryland, où la tolérance des catholiques lui avait offert un refuge. On voit par ces deux exemples combien la liberté religieuse avait de peine à se dégager, et chez ceux qui la professaient et chez ceux même qui en goûtaient les bienfaits, des habitudes de l’intolérance et de la persécution.

Une secte qui avait débuté par les emportemens d’un fanatisme insensé, mais qui avait changé de caractère en grandissant, les quakers eurent la gloire de faire prévaloir dans une grande colonie le principe de tolérance qu’on leur avait si peu appliqué à eux-mêmes. Dans l’origine, ils allaient insultant les ministres dans leur chaire, et les quakeresses entraient nues dans l’assemblée des fidèles pour exprimer l’humiliation de l’église ; mais le temps de ces folies était passé. Revenus des égaremens où un zèle sans mesure avait précipité leurs premiers apôtres, les quakers, dirigés par Penn, professèrent réellement la tolérance et l’horreur du sang. Ils ne persécutèrent personne, et, entourés de nations sauvages, seuls parmi les colons américains, ne prirent jamais les armes et n’eurent jamais besoin de les prendre. On voit encore dans un faubourg de Philadelphie la place où était l’orme sous lequel Penn eut avec les Indiens cette fameuse entrevue dans laquelle il s’assit à terre, selon leur usage, partagea leur repas, finit par courir, sauter comme eux, et les vaincre dans ces exercices.

La secte pacifique a eu cependant ses dissensions intestines. Elle s’est partagée entre ceux qui sont restés fidèles à l’indépendance de leur église, qui ne reconnaissent d’autre autorité que l’autorité de l’inspiration individuelle, et ceux qui se sont rapprochés de l’église anglicane, dont leurs ancêtres furent les adversaires opiniâtres. Du reste, les quakers n’ont plus d’autre bizarrerie que le tutoiement et la forme de leurs grands chapeaux.

La secte qui aujourd’hui attire l’attention à la fois par ses excentricités et ses progrès, c’est celle des mormons. Accusée des opinions les plus subversives de la famille, elle a pris un développement rapide en quelques années, et jouit d’une prospérité toujours croissante. On sait que la secte des mormons a été fondée de notre temps par un fourbe, nommé J. Smith, qui prétendait avoir découvert des tables d’or sur lesquelles la nouvelle loi était écrite, et qui, dit-on, avait trouvé sa religion toute faite dans un roman manuscrit tombé par hasard entre ses mains. Ce Smith fut assassiné dans un des soulèvemens que les mormons provoquaient contre eux partout où ils s’établissaient. Ces soulèvemens étaient coupables sans doute ; mais c’est un mauvais signe pour une religion nouvelle de susciter de pareils troubles dans un pays où les croyances les plus singulières se produisent sans obstacle. Toujours poursuivis et reculant toujours devant l’animadversion des populations déchaînées contre eux, les mormons s’établirent sur le haut Mississipi. Là, ils construisirent un temple de dimensions considérables et d’une architecture très extraordinaire. Assiégés, ils se défendirent jusqu’à ce que le temple fût terminé, et alors ils se retirèrent devant leurs ennemis. Emmenant leurs troupeaux à travers le désert, ils s’arrêtèrent enfin sur les bords du Lac Salé, où ils ont formé une communauté régulière, qui prospère par l’industrie et l’agriculture. Ces sectaires bizarres ont des chemins de fer et des machines perfectionnées ; leur population augmente rapidement par le succès du prosélytisme qu’exercent leurs agens à Londres, à Liverpool et même à Paris : ils auront dans peu atteint le chiffre qui fera un état de leur territoire, et seront alors représentes au sénat et dans l’assemblée législative des États-Unis.

Ici se présentera une difficulté. Il parait que les mormons n’ont pas sur le mariage des idées tout à fait semblables à celles des peuples chrétiens. Les chefs paraissent jouir à cet égard de privilèges qui rappellent trop les anciennes coutumes patriarcales de l’Orient. Il ne se peut guère que dans un pays nouveau, et qui se peuple par l’émigration, le nombre des femmes soit assez grand pour que la polygamie règne généralement. D’autre part, il semble incontestable que, sous un nom ou sous un autre, elle existe à un certain degré chez les mormons. S’il fallait en croire un journal que je lisais l’autre jour, un de leurs principaux fonctionnaires aurait paru suivi d’un cortège de seize femmes, toutes à lui et toutes portant un jeune enfant dans leurs bras. Le privilège de la polygamie est, dit-on, réservé aux saints, c’est-à-dire aux personnages que l’on croit inspirés et qui gouvernent l’esprit des autres mormons.

Utah, le pays qu’habitent les mormons, n’étant encore qu’un territoire, leurs magistrats sont nommés par le gouvernement fédéral. Il parait qu’ils ont manifesté à cet égard quelque mécontentement, et ont même renvoyé récemment les juges que le congrès leur avait donnés. Les saints ont, à cette occasion, prononcé des discours très aigres contre les gentils ; c’est ainsi que les mormons désignent les autres habitans des États-Unis, et en général tout ce qui n’est pas mormon. Ils me semblent tenir beaucoup des Juifs, dont ils se prétendent descendus. C’est la même antipathie pour tout le reste du genre humain, la même activité pour s’enrichir, la même union entre eux. M. Kane, qui les a rencontrés et suivis pendant quelque temps dans leur fuite, a été très touché des sentimens de tendresse qu’ils manifestaient les uns pour les autres au sein de la détresse commune, du soin qu’on prenait des vieillards et des faibles. Il raconte l’histoire d’un jeune mormon malade et près de mourir, qui se faisait conduire dans une charrette à travers le désert pour rejoindre ses coreligionnaires avant d’expirer. Comme il perdait la vue, la femme qui conduisait la charrette l’engageait à s’arrêter. « Non, répondait-il, je ne verrai plus les frères, mais je veux les entendre encore. »

J’ai lu le livre sacré des mormons, et je dois dire que je n’y ai rien trouvé de l’étrange morale qu’on leur impute. C’est une imitation, ou, si l’on veut, une parodie de l’Ancien Testament, un récit en versets et en style biblique très affaibli des migrations de leurs aïeux venus sous différens chefs, dont l’un s’appelle Mormon, de la Palestine en Amérique, où la nouvelle loi devait leur être pleinement révélée par J. Smith. Il y a lieu de croire que ce qui a aidé surtout aux progrès du mormonisme dans les États-Unis, c’est la pensée que l’Amérique devait avoir sa religion et sa révélation à elle, sur ce point même se détacher du vieux monde, et ne lui rien devoir.

Le livre des mormons a bien été écrit pour des Américains. La théorie, qui fait de la raison l’apanage de la majorité y est placée dans la bouche d’un des chefs de la tribu prédestinée : » Il n’est pas ordinaire que la voix du peuple désire quelque chose de contraire à ce qui est bien ; mais il arrive fréquemment que la minorité désire ce qui n’est pas bon. C’est pourquoi vous vous ferez une loi de conduire vos affaires par la volonté du peuple. » On voit combien les mormons, quelle que puisse être la différence de leurs idées à d’autres égards, sont pénétrés de la doctrine américaine sur l’infaillibilité du nombre et l’erreur présumée de la minorité, doctrine qui a moins d’inconvéniens là où la multitude est éclairée comme aux États-Unis, mais qui partout peut avoir pour résultat de mettre la force à la place du droit. Pascal disait, en parlant d’un vote sur des matières ecclésiastiques : « Il est plus aisé de trouver des moines que des raisons. »

Il y a dans ce livre des intentions évidemment polémiques, et qui ne font point honneur à la tolérance des mormons. On place dans la bouche d’un certain personnage l’opinion des universalistes sur le salut accordé sans exception à tous les hommes, et il est pendu pour avoir prêché cette doctrine. On voit que ce ne sont point les mormons qui, comme les quakers, auraient fondé la tolérance religieuse en Amérique.

Les mormons dépouilleront sans doute avec le temps la disposition haineuse et insociable qui les a fait partout détester et repousser. Les anabaptistes, de sanguinaire mémoire, dont le chef avait douze femmes qu’il faisait danser autour du corps de l’une d’elles décapitée de ses propres mains, les anabaptistes de Leyde sont bien devenus les baptistes, qui se distinguent aujourd’hui entre toutes les autres sectes par l’innocence de leurs mœurs et le zèle pacifique de leur apostolat. Les quakers ont commencé par se livrer aux plus étranges folies, et par soulever contre eux autant de haine que les mormons, et depuis longtemps ils ne font plus ombrage à personne. J’imagine qu’il en sera des nouveaux sectaires comme des anabaptistes et des quakers ; dans ce pays, si la liberté individuelle enfante les opinions les plus extraordinaires et les encourage à se produire, le bon sens général et l’intérêt universel les forcent de mitiger ce qu’elles pourraient avoir d’offensif pour la communauté.

On trouve dans le livre des mormons certains passages qui sont évidemment imités de L’Evangile, et Mormon lui-même déclare qu’il est un disciple de Jésus-Christ : « Et voyez, j’ai écrit tout cela sur les tables d’or que j’ai faites de mes propres mains ; et voyez, je m’appelle Mormon, d’après le nom du pays où fut établie la première église après la transgression ; et voyez, je suis un disciple de Jésus-Christ, fils de Dieu[4]. » La religion des mormons semble donc être un christianisme judaïque plutôt que toute autre chose. Les pratiques qui leur sont reprochées ne paraissent pas faire une partie essentielle de leur croyance : probablement le besoin de s’entendre avec les autres états de l’Union les adoucira. Les quakers m’ont conduit aux mormons ; je reviens à Philadelphie.

J’ai le bonheur d’avoir pour me diriger dans mes observations M. Gherard, membre distingué du barreau, et auquel je suis recommandé. Dans chaque ville des États-Unis où je me suis arrêté, j’ai rencontré un ou plusieurs hommes d’un vrai mérite qui ont bien voulu me renseigner, me fournir toutes les indications que je pouvais désirer, se charger de moi pour ainsi dire avec une bienveillance et un empressement que je n’aurais osé espérer. M. Gherard est l’un de ces hommes à qui je dois beaucoup : il appartient, comme M. Sedgwick, comme M. Kent, à cette classe de lawyers qui forme aux États-Unis une véritable aristocratie ; de lumières et de manières. C’est là qu’il faut chercher l’aristocratie, et non dans quelques enrichis qui s’efforcent prétentieusement et gauchement d’imiter en Amérique les manières de l’Europe. Je ne mettrai pas dans cette classe, car son excentricité est tout américaine, un pharmacien de Philadelphie qui a imaginé de bâtir une maison d’une hauteur démesurée, d’une forme bizarre, avec tourelles et tourillons, architecture malencontreuse qui ressemble à l’art véritable comme la rhétorique de Thomas Diafoirus ressemble à l’éloquence.

J’entre avec M. Gherard dans la salle du tribunal où se plaide une cause importante. Il s’agit de l’émeute de Christiania. On planteur du Maryland, qui poursuivait un esclave fugitif dans un état où il n’y a point d’esclaves, a été tué. Cette loi est en ce moment la pierre d’achoppement contre laquelle le compromis est toujours près de se briser. Elle permet au maître de poursuivre son esclave dans l’état où il s’est réfugié et de se faire aider dans cette poursuite par des agens du gouvernement fédéral. Il faut reconnaître que cette loi a son principe dans la constitution, qui est positive à cet égard ; seulement le mot esclave n’est pas prononcé ; il semble que les législateurs aient reculé devant cette appellation néfaste, qui est remplacée par ces mots : une personne engagée à un service ou travail, a person held out to service or labour. Les états, contrairement à l’usage général, souffrent dans cette circonstance que le gouvernement fédéral intervienne chez eux. Du reste, ils ne concourent point par leurs propres agens à la poursuite ou à l’arrestation des fugitifs : ils les laissent arrêter, voilà tout, ce qui semble trop peu aux états à esclaves, et beaucoup trop aux états libres. Sans cette disposition législative, les esclaves, aidés dans leur évasion par les abolitionistes, trouveraient un refuge facile et sûr dans un état voisin, et la garantie donnée par la constitution serait illusoire ; mais, d’autre part, la loi des fugitifs offre de graves inconvéniens. D’abord il est scandaleux que le juge devant lequel on porte le débat soit plus payé s’il déclare le fugitif de bonne prise que dans le cas contraire, et à part cette clause monstrueuse, on comprend combien, dans les parties de l’Union où l’esclavage n’existe pas, il est dur, pour ceux qui l’abhorrent comme un crime et le réprouvent comme un péché, de voir un inconnu suivi de quelques alguazils, qui n’appartiennent pas à l’état, venir arrêter et garrotter un citoyen paisible parfois établi depuis plusieurs années dans le pays, qu’on est accoutumé à considérer comme un voisin ou un ami. Ces arrestations produisent des scènes déchirantes. On me racontait qu’il y a quelque temps, dans la Nouvelle-Angleterre, un noir échappé se trouvait sur un bateau à vapeur avec sa femme et ses deux enfans. On fit la très mauvaise plaisanterie de l’effrayer en lui disant que les gens chargés de l’arrêter étaient sur le bateau : soudain il se poignarda, et sa femme se jeta dans l’eau avec ses deux enfans.

De tels spectacles ne sont pas faits pour calmer les esprits. Aussi, bien que la participation des inculpés dans l’affaire de Christiania, soit généralement admise, on pense qu’ils seront acquittés, surtout parce que l’accusation est celle de félonie et entraînerait la peine capitale. Elle est rédigée selon l’ancien formulaire de la législation anglaise, et le jury n’accordera jamais que ceux qui sont compromis dans ce tumulte aient déclaré la guerre aux États-Unis. J’ai entendu une partie de l’accusation : elle était conçue en termes très convenables, évitant avec soin ce qui pouvait irriter et s’attachant uniquement à l’application de la loi.

Les juges ne m’ont pas paru moins imposans pour n’avoir pas de robes noires et de bonnets carrés. J’en dirai autant des avocats. J’aime à voir un homme en frac expliquer une affaire à d’autres hommes en frac qui l’écoutent, et non un personnage vêtu comme l’avocat Patelin gesticuler en ôtant et mettant sa barrette, retroussant ses manches devant d’autres personnages en robe noire, qui me font involontairement penser par leur costume à Perrin Dandin et à Brid’oison. Les costumes sont des signes aristocratiques qui tendent à séparer les différentes classes en marquant chacune d’elles d’un caractère particulier, et on ne sait ce que c’est aux États-Unis qu’un costume civil. Le principe démocratique tend à supprimer en toutes choses les degrés d’hiérarchie. Ainsi aux États-Unis il n’y a pas de différence entre l’avocat et l’avoué, le même homme remplissant alternativement les fonctions de l’un ou de l’autre ; encore bien moins y trouverait-on les degrés qui séparent en Angleterre le civvilian, le barrister, le sergent at law. Un Américain est tout cela et encore proctor, advocate, solliciter, conveyancer, pleader, de même qu’il exerce successivement ou simultanément diverses industries. Les États-Unis ne sont pas le pays de la spécialité rigoureuse, et il n’est presque personne qui n’y fasse ou n’y ait fait plusieurs métiers.

Dans une autre cour, où j’assistais à un débat de moindre importance, après l’arrêt rendu, j’ai été étonné de voir un des juges prendre la parole. C’était pour exprimer son dissentiment. Il l’a fait avec beaucoup de calme. C’est pousser loin le respect pour l’opinion individuelle que de permettre ainsi à la minorité des juges de manifester une opinion contraire à la chose jugée, au risque d’en affaiblir le poids. Ici on ne parait pas y trouver d’inconvéniens.

M. le maire de Philadelphie a bien voulu me proposer ce soir une promenade dans les mauvais quartiers. On me dit qu’il remplit ses importantes fonctions d’une manière très distinguée, et que, grâce à l’organisation qu’il a établie dans la police de sûreté, la tranquillité et la sécurité publiques ont beaucoup gagné. Comme la police est, ainsi que je l’ai remarqué, le côté faible de plusieurs grandes villes des États-Unis, entre autres de New-York, je suis curieux de voir ce qui s’est accompli dans ce genre à Philadelphie. D’ailleurs c’est pour un voyageur une occasion de faire connaissance avec une partie de la population qu’on n’aurait pas chance de rencontrer dans le monde, et qu’il ne serait pas sûr d’aller visiter chez elle, à moins d’être aussi bien accompagné.

Nous avons commencé notre tournée à huit heures du soir, et ne l’avons terminée qu’à onze heures. Dans l’intervalle, nous avons été dans un bon nombre de bastrings suspects, de taudis effroyables, fait visite à plusieurs dames de couleur, et traversé certaines ruelles où il ne serait pas sage de s’aventurer seul. Le magistrat était suivi de deux agens de grande taille qui avaient des pistolets dans les poches de leur redingote et nous servaient de gardes du corps.

Le maire entrait ça et là dans une maison, où nous trouvions une mulâtresse fumant son cigare. Nous étions reçus fort poliment. Il parlait paternellement à la pécheresse. — Eh bien ! Jeanne, comment vous trouvez-vous ? Vous êtes bien logée ici. — On lui répondait sans impudence et sans embarras. Parfois il était salué dans la rue par un nègre qu’il avait envoyé en prison quelque temps auparavant. — Prenez garde, lui disait-il, de ne pas revenir devant moi : ce sera plus grave la prochaine fois. — Soyez tranquille, monsieur le maire, lui répondait-on, je ne m’y exposerai plus. – M… est beaucoup plus sévère que ses devanciers, mais il n’est point partisan de la sévérité inutile. Sa devise est, me disait-il : Never harsh, and always ready, ni rudesse ni mollesse. Ses agens ont l’ordre, quand ils trouvent des ivrognes qui ne sont que légèrement avinés, de les reconduire chez eux.

Rien ne saurait être plus hideux que certaines petites chambres où les nègres se réunissent pour danser, ou plutôt pour se trémousser monotonement l’un devant l’autre en frottant contre le sol la semelle de leurs souliers, dans un espace, de quelques pieds, où se trouve un poêle, et qu’encombre une galerie au milieu de laquelle d’horribles vieilles négresses fument leur pipe. Cette population noire fournit, comme on doit s’y attendre, le plus grand contingent aux arrestations exécutées par les agens de police ; mais la population blanche y contribue aussi pour une notable portion, surtout les Irlandais. Ces arrestations ont monté, en une année, à 7,077 personnes ; quelquefois le dépôt (lock-up) contient soixante femmes. Les allemands se gâtent depuis quelque temps ; la meilleure population parmi les étrangers est la française.

Nous avons visité la station de police nocturne ; elle se compose de cinquante hommes et un capitaine. Le capitaine reçoit 600 dollars (3,000 francs), et chaque homme 300 dollars (1,500 francs) ; presque tous sont des ouvriers. Le capitaine, homme intelligent, dirige un atelier de carrosserie où il gagne 300 dollars (1,500 francs). Les hommes ont quatorze heures de service l’hiver et dix l’été. Ils font tour à tour le guet. Chacun va seul, armé d’une masse, et porte une crécelle pour avertir au besoin ses compagnons et appeler du secours. En général on respecte la loi, il n’y a que les ivrognes et les bandits qui lui résistent ; mais, ce qui m’a étonné, il faut peu compter sur l’aide des citoyens. Outre la force qui est à la disposition du maire, il y a celle qui relève du marshall, lequel, en cas d’urgence, peut disposer de toutes les forces municipales. Ce que j’ai vu de cette organisation m’a paru monté à l’américaine, c’est-à-dire avec une précision et une exactitude parfaites.

J’ai terminé cette soirée d’une manière fort agréable chez le maire. La conversation a porté sur cet instinct aventureux qui pousse les Américains à tenter la fortune à tout risque. Pour l’obtenir, on va, par exemple, s’établir à la Nouvelle-Orléans, parce qu’on sait que le climat est dangereux l’été ; on meurt ou l’on s’enrichit. Cela ressemble beaucoup, sauf l’instinct de la gloire, au sentiment militaire qui fait désirer une campagne périlleuse dans laquelle il y a un avancement assuré pour ceux qui ne sont pas tués. On a raconté l’histoire d’un homme qui arrivait de Californie ; il avait fait tous les métiers : successivement agriculteur, marchand, capitaine de bateau à vapeur, il a fini par devenir très-riche ; il est revenu ne sachant que faire de son argent, le prêtant, le donnant à ses parens, auxquels il n’avait pas beaucoup pensé dans sa vie errante. Évidemment, la passion de cet homme n’était pas d’avoir de l’argent, mais d’en gagner. On y a parlé aussi du triomphe remporté en Angleterre par un serrurier américain, M. Locke. Le fameux Bramah avait proposé un prix pour celui qui ouvrirait une serrure qu’il avait mis toute son habileté à construire. M. Locke l’a ouverte, puis a placé 100 guinées dans un coffre, l’a fermé et a remis la clé à M. Bramah, en lui donnant les 100 guinées, s’il ouvrait le coffre. Je n’ai pas appris qu’il ait été ouvert. Le triomphe de M. Locke, la victoire du yacht America sur les yachts anglais dans une régate près de l’île de Whigt, le succès de la machine à moissonner, sont trois sujets sur lesquels la presse ne tarit pas. Il faut joindre à ces trois exploits industriels la supériorité de vitesse qui a permis aux bateaux à vapeur américains de faire le trajet d’Europe en Amérique plus promptement que les bateaux anglais. Ce sont comme quatre grands faits d’armes. C’est Arcole, Marengo, Austerlitz et Wagram. L’amour-propre national en est tout enivré. Les Anglais s’honorent par la courtoisie qu’ils conservent dans la défaite. Quand l’America a battu leurs yachts à l’île de Whigt, la reine a félicité les vainqueurs. Les vaincus ont applaudi de fort bonne grâce. J’ai entendu des Américains convenir qu’en cas de défaite ils n’en auraient pas fait autant.

Philadelphie passe pour une des villes où il y a le plus de culture scientifique et littéraire, et ce que j’ai vu me porte à le croire. Elle possède un musée d’histoire naturelle remarquable surtout par une belle collection d’oiseaux. Science à part, un plaisir dont je ne me lasse point, c’est de regarder de beaux oiseaux, et je comprends l’enthousiasme de deux ornithologistes qui passèrent leur vie à courir les forêts de l’Amérique pour y étudier les mœurs des oiseaux dont ils ont publié les figures dans deux ouvrages bien connus et appréciés des naturalistes ; ces deux hommes sont Wilson et Audubon. Wilson, Écossais de naissance, ami de Burns, et qui avait lui-même essayé de la poésie dans sa jeunesse, arriva sans le sou en Amérique. En traversant les forêts de la Delaware, la vue d’un bel oiseau du pays, le pic à tête rouge, le remplit d’une admiration qui décida de toute sa carrière. Tour à tour colporteur et maître d’école, il entreprit de dessiner et ne réussit que pour les oiseaux ; il avait la vocation de l’ornithologie. Sans autre appui qu’une volonté forte, il conçut le projet de colliger et de dessiner tous les oiseaux de l’Amérique du Nord, et il se mit à l’œuvre, seul de sa personne, menant au milieu des forêts, parmi les Indiens, la vie d’un coureur de bois et presque d’un sauvage. Là il était heureux, observant les habitudes des oiseaux et jouissant avec enthousiasme de la solitude ; il souffrait au contraire dans les villes, « forcé, disait-il, d’oublier les harmonies des bois pour le fracas incessant des cités, et entouré de livres moisis. » Le seul livre dans lequel il étudiait avec plaisir était le livre de la nature. Dans ses courses errantes, il avait un double but : « Je vais, écrivait-il, à la chasse des oiseaux et des souscripteurs. » Les seconds étaient plus difficiles à saisir que les premiers ; mais rien ne rebutait Wilson ; sa correspondance, remplie de feu et d’imagination, le montre tantôt au nord dans les forêts du New-Hampshire, où il est pris pour un espion canadien, tantôt à l’ouest, descendant l’Ohio seul dans un petit bateau, et ravi, dit-il, de sentir son cœur se dilater en présence des spectacles nouveaux qui l’entouraient, puis s’en allant à la Nouvelle-Orléans à travers un pays, alors désert, où il fit cinquante lieues sans trouver un endroit habité. Wilson mourut en 1813 après avoir, en surmontant tous les obstacles, publié le septième volume de son ornithologie, à quarante-sept ans.

Wilson aimait et sentait véritablement la nature ; il éprouvait, en présence de la création, ces transports que ne connaissent pas toujours les savans de cabinet. Je lis dans une de ses lettres : « Depuis que j’ai essayé de reproduire les merveilles de la nature, je vois une beauté dans chaque plante, fleur, oiseau, que je considère, je trouve que mes idées sur la cause première et incompréhensible s’élèvent à mesure que j’examine plus minutieusement ses œuvres. Je souris quelquefois en pensant que, tandis que d’autres sont enfoncés dans des plans de spéculation et de fortune, sont occupés à acheter des plantations ou à bâtir des villes, j’observe avec ravissement le plumage d’une alouette, ou contemple de l’air d’un amoureux au désespoir le profil d’un hibou. » L’étude ne le rendait pas cruel. « Un de mes écoliers, ajoute-t-il, prit l’autre jour une souris, et aussitôt m’amena sa prisonnière : le soir même, je me mis à la dessiner ; pendant ce temps, les battemens de son petit cœur montraient qu’elle était dans la plus extrême agonie de la peur. J’avais envie de la tuer pour la placer entre les pattes d’un hibou empaillé : mais ayant versé par hasard quelques gouttes d’eau près de l’endroit où elle était attachée, elle se mit à lapper cette eau avec tant d’avidité et à tourner vers moi un tel regard de terreur suppliante, qu’il triompha entièrement de ma résolution : je la détachai aussitôt et lui rendis la liberté. » L’oncle Toby n’eût pas fait mieux, s’il lui avait pris fantaisie d’être naturaliste.

Audubon était Américain de naissance, et sa vie, assez semblable à celle de Wilson, offre de même un remarquable exemple de ce que peut une volonté persévérante unie à une passion indomptable. Cette passion fut la même chez tous deux : l’un et l’autre dévouèrent leur vie à étudier au fond des bois les mœurs des oiseaux, à en reproduire les formes variées. Chez Audubon, les descriptions sont entremêlées des détails les plus intéressans sur les habitudes des oiseaux américains. On voit qu’il a vécu avec eux dans leurs solitudes ; il entremêle même ses descriptions de quelques souvenirs personnels, de quelques esquisses de la prairie, des rives de l’Ohio, du Niagara. Ce qui fait de sa publication une œuvre à part, c’est que les planches coloriées représentent les objets avec leurs dimensions vraies. Pour la première fois, dans un atlas zoologique, un oiseau comme l’aigle ou le dindon a été figuré de grandeur naturelle. Les planches d’Audubon montrent à côté de chaque oiseau la fleur ou le rameau près desquels il se plaît à vivre ; l’attitude est choisie parmi celles qui le caractérisent le mieux. Ce magnifique ouvrage, qu’un Américain a conçu et terminé, a été publié en Écosse avec l’aide d’un artiste anglais.

Dans une sorte de préface, Audubon a raconté comment s’était développé en lui le goût de l’ornithologie d’après nature. Dès son enfance, il ne se plaisait que dans les bois. Le spectacle des êtres gracieux qui les animent le remplissait dès lors d’une ineffable joie. Il passait, dit-il, des heures pleines d’un calme ravissement à contempler des œufs logés dans la mousse ; puis il désira posséder ces objets de son amour. La mort des oiseaux qu’il avait rassemblés désolait son jeune cœur. L’idée lui vint d’en reproduire les images ; mais pendant bien longtemps ses efforts furent infructueux, et chaque année il brûlait une centaine d’ébauches à l’anniversaire de sa naissance. Il vint en France, entra dans l’atelier de David, où il ne dut pas trouver ce sentiment naïf de la nature qu’il cherchait, mais qu’il ne s’applaudît pas moins d’avoir fréquenté. Il retourna dans ses forêts, y vécut ; puis, sa passion pour les oiseaux ne l’ayant pas empêché d’en ressentir une autre, il en sortit pour se marier, et pendant vingt ans mena une vie agitée, contrariée, entreprenant divers négoces, et ne réussissant dans aucun, parce que son âme était ailleurs. Enfin il n’y put tenir. Blâmé par ses amis, il quitta tout pour reprendre sa vie errante à travers les bois, au bord des lacs, sur les rivages de l’Atlantique ; il allait sans but encore, ne voulant que rassasier ses yeux du spectacle de la nature, et surtout de la création ailée ; un jour, dans les forêts vierges du Haut-Hudson, la pensée lui vint de publier le résultat de tant d’observations faites pour son propre plaisir, et une représentation plus complète, plus semblable à la nature, des êtres qu’il aimait. Il rencontra moins de difficultés que Wilson. L’Américain fut plus libéralement aidé en Écosse que l’Ecossais ne l’avait été en Amérique ; mais, avant de mener à fin son entreprise, il avait eu aussi ses mauvais momens, quand, par exemple, il trouva dans une caisse, où il avait laissé mille dessins, deux rats de Norvège établis avec leur famille au milieu des lambeaux souillés de son œuvre. Il en pensa devenir fou. Audubon, Français d’origine, est mort il y a seulement quelques années.

On voit au musée de Philadelphie la collection de crânes formée par M. Mortou, l’auteur de la Cranologie américaine. M. Morton avait pris la race américaine pour but particulier de ses recherches ; mais le besoin de comparer la configuration des populations du nouveau continent à celle des autres peuples le conduisit à former une collection très remarquable qui après sa mort a été momentanément déposée au musée de Philadelphie. M. Morton est un de ceux qui ont montré qu’il fallait chercher dans une déformation artificielle l’origine de certaines formes de la tête, monstrueusement aplatie chez diverses tribus américaines, et chez d’autres démesurément élargie pour la faire ressembler à la lune, pratiques, du reste, qui ne sont pas étrangères à la France, et dont les résultats ont été étudiés sur des têtes d’aliénés. Quant à la question de race et d’origine, M. Morton est arrivé à cette conclusion, que le nouveau continent tout entier a été peuplé par une race qui n’a point de rapport essentiel avec la race mongole, et en conséquence ne semble pas venue de l’Asie. Pour moi, qui ai aussi ma passion comme Wilson et Audubon, ce qui attirait particulièrement mon attention, c’étaient les crânes égyptiens, qui forment une partie importante de la collection de M. Morton, et auxquels il a consacré un ouvrage spécial. Il reconnaît dans la race égyptienne un type particulier, et a distingué dans ce type égyptien deux variétés, dont l’une est caractérisée par un front bas et étroit, et l’autre présente les principaux traits de la race caucasienne. Des populations noires se sont-elles mêlées à la population égyptienne ? La chose n’est peut-être pas impossible. La femme d’Aménophis Ier est de couleur noire sur les monumens ; des unions semblables ont pu être formées par des particuliers, surtout à l’époque où l’invasion des pasteurs, entrés en Égypte par le nord, fit refluer vers le sud la population indigène. À ce mélange tiendrait l’aplatissement du front, si frappant dans certaines têtes de la collection. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les crânes provenant de Thèbes m’ont paru beaucoup plus semblables aux crânes nubiens que ceux de Memphis. La configuration des populations noires situées au sud de l’Égypte a-t-elle influé sur celle des habitans de l’Égypte supérieure ? C’est ce qui m’a semblé résulter de l’inspection des crânes rassemblés par M. Morton. Si le fait était avéré, on conçoit qu’il faudrait en tenir compte dans l’histoire des origines de l’Égypte. Pardon pour ces digressions égyptiennes, qui n’intéressent pas autant mon lecteur que moi-même ; je n’ajouterai rien sur les crânes de momies, et je reprends avec lui notre promenade dans Philadelphie.

Rentrons en Amérique en visitant la Monnaie de cette ville. La Monnaie de Philadelphie présente en ce moment un spectacle extraordinaire, grâce à l’or de la Californie, qui vient s’y transformer en pièces de 5 dollars ; l’or à la lettre ruisselle et coule ici comme de l’eau. Les pièces d’or sont versées dans des corbeilles, comme on verse ailleurs les denrées les plus communes. On a été dans ces derniers jours obligé de doubler le travail, et on a frappé, me dit-on, dans l’établissement des pièces pour une valeur de 500,000 dollars (2 millions et demi) en quelques jours. Comme j’exprime des inquiétudes sur la sûreté des mains par lesquelles passent tant de richesses. on me fait cette réponse : Si l’on ne nous prend que quelques pièces d’or, peu importe, mais cela n’arrive guère ; celui qui se laisse aller à en dérober en petit nombre sera entraîné à des larcins plus considérables, et alors sera infailliblement découvert. En effet, il est en général plus aisé de s’abstenir que de se contenir.

Philadelphie est célèbre par ses manufactures, elle renferme la population manufacturière la plus considérable des États-Unis. J’ai eu la bonne fortune de voir un établissement très intéressant, la fabrique de blanc de plomb de M. Wetherel : le carbonate est préparé sous l’eau, de manière à ne pas nuire à la santé des ouvriers. M. Wetherel fait trois tonnes de blanc de plomb par jour et gagne par an 10,000 dollars (50,000 francs). Il a gagné jusqu’à 50,000 dollars (250,000 fr.), mais la concurrence de New-York a réduit ses bénéfices. M. Wetherel produit aussi de l’acide hydrochlorique, du bleu de Prusse, de la morphine, du camphre raffiné et beaucoup d’autres choses : encore un exemple de cette variété d’occupations et d’industries si fréquente aux États-Unis. Outre l’intérêt technique, il y en avait un plus grand pour moi dans les détails caractéristiques que m’offraient cette manufacture américaine et ce manufacturier américain. Ainsi un des ouvriers lisait pendant que le four s’échauffait, comme j’avais vu naguère le batelier de Westpoint, en attendant l’heure du départ, lire un roman de Walter Scott. Le lecteur ne s’est nullement dérangé quand le patron a passé près de lui. Pour M. Wetherel, c’est le type de l’activité scientifique dans un industriel. Après m’avoir tout expliqué avec beaucoup d’empressement et de vivacité, il m’a conduit dans son laboratoire, me disant : C’est ici que je suis heureux, j’essaie ceci ou cela. Puis on porte tout au magasin pour le vendre, et le reste ne me regarde plus. — Il était impossible, en l’entendant parler, de douter de sa sincérité. Évidemment, le plaisir de la recherche l’emporte chez lui sur l’ardeur du gain. M. Wetherel m’a mené voir le gazomètre de Philadelphie, qui est très beau, et celui qu’on construit en ce moment, qui, dit-on, sera le plus grand gazomètre du monde ; puis nous sommes allés visiter les waterworks, c’est-à-dire les appareils établis sur les bords de la Schuylkyll, pour amener de l’eau à Philadelphie par un ensemble de pompes auxquelles on va joindre une turbine de la force de 40 chevaux, qui a coûté 50,000 francs, et qui augmentera le rendement de l’eau de 4 millions de gallons. Nous sommes entrés, pour nous chauffer, chez un employé qui est Gallois. À ce sujet, M. Wetherel m’a dit qu’il y avait à Philadelphie une société de secours pour les Gallois, elle a un fonds de 10 à 12,000 dollars (50 à 60,000 francs) et prête les intérêts de cette somme aux Gallois nécessiteux. L’argent prêté a toujours été rendu fidèlement. Ce sang breton est bon. M. Wetherel, qui lui-même est Gallois d’origine, offrait un jour du bois à une pauvre femme, qui lui répondit fièrement : « Je puis acheter mon bois. » - Vous êtes Galloise, lui dit-il, et c’était vrai. Il racontait, un jour cette anecdote dans un dîner ; un gentleman s’écria : » C’était ma mère. » Ce dernier trait peint bien la société des États-Unis. On aime à voir cette facilité qu’a chacun de s’élever sans rougir de son origine et en réclamant au contraire l’honneur d’un bon sentiment dans une mère pauvre. On aime aussi à retrouver dans ce pays, au milieu de l’uniformité extérieure des mœurs générales, ces nationalités qui se conservent, perpétuées par un lieu de bienfaisance et de charité. C’est ainsi qu’à New-York chaque race a établi une société destinée à venir au secours de ses membres, sous le patronage du saint national, saint George pour les Anglais, saint André pour les Écossais, saint David pour les Gallois, et pour les Hollandais saint Nicolas. Une fois par an, les membres de ces sociétés se réunissent et dînent ensemble : dans celle des Hollandais, on donne à chacun des assistans deux pipes et un pot de grès hollandais plein de tabac, et l’on prononce des discours gais. Gaieté innocente et bienfaisante : c’est comme nos bals de société qui font murmurer quelques esprits austères ; pour moi, je n’ai jamais trouvé que le bien ne fût pas le bien parce qu’on le fait en s’amusant.

À Philadelphie, il y a encore assez bon nombre de Suédois. Ce sont les plus anciens habitans de l’état, où ils existaient déjà avant que Penn lui eût donné son nom. Ils ont leurs ministres qui doivent être luthériens, car le luthéranisme a toujours régné sans partage en Suède ; mais ils ne prêchent plus en suédois. Toutes les langues étrangères finissent par disparaître avec le temps devant la langue anglaise aux États-Unis, comme toutes les individualités nationales se fondent dans la nationalité anglo-saxonne.

C’est dans la ville née sous L’influence de la tolérance sans bornes de Penn et de la secte des amis que je devais entendre le sermon le plus intolérant auquel j’aie encore assisté en Amérique. Du reste, je dois dire que c’est aussi le plus éloquent.

La thèse de l’orateur était celle-ci : la sincérité de la croyance n’est point une excuse pour l’erreur. « La croyance sincère, a-t-il dit, peut être criminelle, car elle peut produire des actes criminels, et on juge l’arbre par son fruit. De plus, la croyance résulte du caractère moral et en reçoit l’empreinte. Dis-moi ce que tu crois, et je te dirai ce que tu es. Celui qui se trompe honnêtement est coupable, car en faussant les preuves de la vérité, il mutile les témoins. Or c’est un crime de mutiler les témoins. Les inquisiteurs étaient-ils innocens quand ils torturaient et mutilaient les témoins ? Quoi ! le géologue est innocent quand il évoque ses monstres antédiluviens contre la vérité ! Quoi ! il est innocent celui qui mutile la bible, et en la mutilant et la torturant la fait mentir ! Quoi ! les philosophes français du XVIIIe siècle étaient innocens ! Napoléon avait-il raison quand il opprimait la liberté sous prétexte d’étouffer la révolution ? Et le pauvre Shelley, qui dans une nuit orageuse s’écriait : Non, il n’y a pas de Dieu ; pensez-vous qu’il soit avec les élus ! Newport croyait qu’il n’y a pas d’enfer ; cela suffisait-il pour détruire l’enfer ? Celui qui tombe dans la cataracte l’évite-t-il parce qu’il ferme les yeux en se laissant choir au fond de l’abîme ? Le pilote au milieu des écueils durant la nuit tout entière se penche sur sa carte et veille au gouvernail pour éviter ces écueils : lui suffira-t-il, pour échapper au naufrage, de croire qu’il est dans la bonne direction[5] ? Faites comme lui, cherchez votre route, assurez-vous que ce qui vous semble la vérité est la vérité et non une apparence d’elle-même. » Le prédicateur a terminé par un morceau d’un effet vraiment formidable : « On croit que la route de l’enfer est sombre, qu’en approchant on doit voir des reflets livides, entendre des voix sinistres ; non, mes auditeurs ; cette route est charmante, elle est éclairée de la plus douce lumière : on croit entendre les chœurs des anges… on va, on va toujours… on arrive… ces chœurs des anges, c’était le cri des démons, cette clarté si douce, c’était la lueur de l’enfer ! »

Rhétorique brillante et sombre, pathétique, et féroce, qui charmera les intolérans de toutes les communions, et chacun prononcera avec transport cet anathème sur toutes les autres. Seulement, la bonne foi ne suffisant pas pour éviter la damnation, il serait utile de savoir dans quelle variété du protestantisme se trouve l’église hors de laquelle, suivant mon prédicateur, il n’y a point de salut ; malheureusement je ne me rappelle pas à quelle secte appartient la vérité du ministre de Philadelphie.

La plus grande curiosité de Philadelphie est le célèbre pénitencier de Cherry-Hill, dans lequel a été essayé plus en grand que partout ailleurs le système cellulaire appelé philadelphien, et qui est constitué par l’isolement continu avec le travail.

On s’est beaucoup passionné sur la question pénitencière en Europe et encore plus en Amérique. Le système d’Auburn, ou du travail en commun et en silence avec séparation seulement durant la nuit, a eu ses avocats ardens qui se sont élevés violemment contre le système philadelphien comme barbare, propre à causer la folie ou la mort. À ces attaques, les défenseurs du système de Philadelphie répondaient par une glorification sans bornes de leur idole, et les attaques de la société de Boston étaient traitées par eux très vertement. Ils déclaraient cette société éminemment respectable[6], mais ils affirmaient en même temps que c’était une réunion de fanatiques dont les rapports sur le système pensylvanien n’étaient que d’illicites et préméditées perversions de la vérité. Les deux méthodes ont encore des partisans : cependant les plus éminens publicistes qui se soient occupés de ces matières, à leur tête je place M. de Tocqueville et M. de Beaumont, tout bien considéré, préfèrent le système rigoureux de Philadelphie. C’est aussi l’opinion de M. Lieber, de M. Moreau-Christophe, du roi de Suède, Oscar Ier, dans son traité des Peines et des Prisons. D’autre part, les adversaires ne manquent pas, et M. Dickens a fait de la misère morale des détenus de Cherry-Hill une peinture fort vive, mais qu’on dit très chargée. Je suis curieux de savoir quelle sera mon impression sur un point si débattu. Je m’achemine donc vers le pénitencier, muni d’une lettre de recommandation pour le directeur. Elle m’est donnée par deux négocians qui sont au nombre des administrateurs de l’établissement. J’apprends que ces messieurs vont tous les dimanches adresser des exhortations religieuses aux condamnés.

Quand on arrive par un temps froid sur le triste plateau de Cherry-Hill, qu’on se trouve en face de cette vaste enceinte de murailles grises surmontée de tours crénelées comme un donjon du moyen âge, et quand on songe que plusieurs centaines d’êtres humains sont là enfermés, chacun dans une cellule, sans voir jamais la figure d’aucun de ses compagnons de captivité, presque toujours seul en face de la pensée de son isolement, on ne peut se défendre d’un grand serrement de cœur. On entre, et l’on se trouve bientôt dans une chambre placée au centre d’un bâtiment en forme de croix, dont les quatre corridors, parfaitement semblables et bordés de deux étages de cellules, se prolongent immenses et vides ; on entend le travail des métiers, le retentissement des marteaux ; on a l’idée d’une caserne, d’une manufacture et d’un cloître. Tandis que j’attends le directeur, un quaker, avec son large chapeau, circule dans les corridors, entrant tantôt dans une cellule, tantôt dans une autre, l’air froid et affairé comme un homme qui fait une ronde de surveillance ; mais respect à cet homme, il fait une ronde volontaire de charité.

Le directeur {warden) m’a promené pendant plusieurs heures dans les diverses parties de la prison. Tout ce qui tient à la tenue de l’établissement, à la nourriture des prisonniers, respire l’ordre et la régularité. Mon guide me semble un homme d’un grand sens et d’une grande modération d’esprit. Il est partisan du système en vigueur dans le pénitencier, il n’en est point engoué. Je l’interroge d’abord sur le temps qu’on passe ordinairement dans la prison. Ce temps est au moins d’un an. Je suis porté à croire, comme je l’ai vu dans les rapports officiels, qu’il faut, pour que le traitement moral auquel la solitude soumet les prisonniers porte des fruits, qu’il ait une certaine durée. D’autre part, une trop grande prolongation de la peine serait terrible. On n’est jamais au pénitencier moins d’une année ; le maximum de la condamnation est douze ans. Selon mon interlocuteur, la peine ne devrait guère dépasser quatre ans. Pour sept prisonniers sur dix, la condamnation à douze ans serait pire que la mort. Le warden croit le système pensylvanien salutaire en lui-même, mais il n’en exagère point les avantages. Il admet qu’il peut régénérer le coupable, sans prétendre qu’il le régénère toujours. Ce châtiment a un inconvénient que plusieurs autres partagent avec lui, mais peut-être à un moindre degré : c’est l’inégalité de la peine pour les différens individus auxquels elle est imposée. Il y en a quelques-uns, c’est le petit nombre, qui prennent complètement leur parti de la solitude. L’un d’eux, par exemple, a si bien distribué l’emploi de ses heures, qu’il trouve toujours la journée trop courte ; mais il en est pour qui la solitude est intolérable. Cela dépend entièrement du caractère, et ce ne sont pas toujours les plus mauvais qui souffrent davantage. Dans un rapport sur cette prison, on cite l’exemple de deux détestables sujets qui trouvaient ce genre de vie assez de leur goût. Il faut pourtant reconnaître qu’en général il inspire aux mauvais drôles une terreur salutaire qui les porte à aller exercer leur profession dans les lieux où ils n’en sont point menacés. Les femmes en général se résignent plus facilement que les hommes ; Ce genre de vie sédentaire est moins différent de leurs habitudes, et quoi qu’aient pu dire les mauvais plaisans, le silence parait leur coûter moins qu’aux prisonniers du sexe masculin.

Les cellules sont propres, bien tenues, bien chauffées, assez grandes, puisqu’il y a place pour un métier. Chaque prisonnier a un petit jardin. Cela ressemble assez aux cellules des chartreux, qui ont aussi un jardin et un métier, et qui sont, de même que les prisonniers de Cherry-Hill, condamnés, il est vrai par un acte de leur volonté, au silence et même à un silence beaucoup plus rigoureux, car les prisonniers ont tous les jours de dix à quinze minutes de conversation soit avec les gardiens soit avec le directeur, soit avec les personnes charitables qui viennent les visiter, soit avec les curieux qui passent. Le système de l’isolement absolu, tel qu’on l’avait essayé d’abord dans la prison de Pittsburg, est maintenant abandonné. Il a été démontré intolérable et funeste. Les détenus peuvent lire tous les soirs après le thé ; le jour ils travaillent. Il y a dans l’établissement une bibliothèque : le bibliothécaire est un prisonnier condamné pour faux. Il était occupé à faire le catalogue, qui m’a paru exécuté avec soin. Enfin les habitans du pénitencier de Philadelphie ont la permission de chanter, de siffler en travaillant, et de fumer, ce que ne font point les chartreux. Ils déjeunent à sept heures avec du thé, qui deux fois par semaine est remplacé par le café. On donnait du café tous les jours ; mais il a été reconnu que ce breuvage excitait trop. Le dîner est à midi. Cinq fois par semaine on donne aux prisonniers du bœuf, deux fois du mouton, et le pain est à discrétion. Le soir, ils prennent encore du thé. Cet ordinaire est sain et suffisant Ils ne sont jamais frappés : les punitions sont la diminution de nourriture, l’emprisonnement dans les ténèbres et les douches {shower baths), châtiment sans danger et qui les trouble beaucoup. Ils sont conduits aux bains tous les quinze jours. Dans cette circonstance, comme quand ils entrent dans l’établissement ou quand ils changent de cellules, on leur met un voile sur la tête, de sorte qu’ils ne voient personne et ne sont vus par personne. Ils sortent de la prison sans connaître le visage d’aucun de leurs compagnons de captivité et sans pouvoir être reconnus par eux.

Je suis entré dans plusieurs cellules, principalement dans celles où se trouvaient des Allemands, qui ont assez rarement l’occasion de converser : dans leur langue. Pour ceux qui ne savent pas l’anglais, cette ignorance est une grande aggravation de leur peine. Plusieurs ont appris l’anglais dans la prison. J’ai demandé s’il y avait des Français parmi les détenus ; j’ai appris avec un certain plaisir qu’il n’y en avait point. Cela m’a confirmé la vérité de ce que m’avait dit le maire de Philadelphie à l’avantage de cette partie de la population étrangère de la ville. Le premier Allemand que j’ai vu était pâle ; il avait l’air inquiet, le regard fébrile. Il n’était là que depuis trois mois. Le commencement est toujours dur. Comme le plus grand nombre, il a appris un métier en prison. Un autre, au contraire, approchait du terme de sa peine. Il paraissait assez jovial. Le travail ne lui plaisait point : Schlecht Arbet, disait-il. Je n’imagine pas qu’il fût bien profondément réformé. Cet Allemand a son père et sa mère à Philadelphie. Les parens ne sont admis que rarement auprès des détenus et seulement sur une permission du directeur. Un troisième, et c’est le seul, m’a assuré de son innocence.

Un Américain était là depuis cinq ans et avait encore deux ans à faire pour avoir volé un cheval, ce qui est le délit d’un grand nombre de détenus. Cette condamnation, après ce que le warden m’avait dit qu’on ne devrait laisser personne ici plus de quatre ans, m’a paru exorbitante, surtout quand j’ai appris qu’un Irlandais n’était condamné qu’à quatre années de solitude pour homicide. On m’explique cette inégalité qui m’étonne en me disant que l’un a été condamné au maximum et l’autre au minimum de la peine. Je n’en suis pas moins dans l’impossibilité de comprendre comment on est puni deux fois plus pour avoir volé un cheval que pour avoir tué un homme.

Après avoir visité encore quelques cellules, j’ai suivi mon guide dans toutes les parties de l’établissement. En marchant, je l’interroge sur la question si controversée de la mortalité et de la folie dans le système pénitentiaire de Philadelphie. La mortalité, selon lui, flotte de 2 à 4 pour 100. C’est le chiffre que donnent les rapports officiels[7]. Pour la folie, son témoignage diffère de ces rapports, dont les auteurs me semblent se faire illusion en soutenant que le système n’est point responsable du dérangement mental des prisonniers, lorsqu’il provient de causes que favorise ce système. La folie est beaucoup plus fréquente parmi les noirs. Quand elle se déclare chez les prisonniers, ou quand leur santé décline visiblement, on les associe à d’autres : sage mesure, mais qui montre que la solitude peut être funeste à la raison et à la santé. Un tiers des détenus est composé de gens de couleur, un dixième d’Irlandais et un dixième d’Allemands.

Un problème grave partout et principalement en Amérique, où le côté économique des questions peut moins être négligé qu’ailleurs, c’est le produit du travail des prisonniers. Sur ce point, l’opinion d’un ancien directeur, M. Wood, me parait très sage. Il n’est pas nécessaire qu’une prison soit une source de revenu pour l’état ; mais il est désirable que le travail des détenus indemnise la société de ce qu’ils lui coûtent, et on parait être arrivé ici à ce résultat, puisque, sinon dans toutes les années, du moins dans plusieurs, le produit du travail a couvert les dépenses, c’est tout ce que l’on doit exiger, et on ne peut affirmer que le système d’Auburn soit meilleur, parce que, dans des circonstances plus favorables au travail, les prisons du nord de l’Angleterre, organisées d’après ce système, rapportent davantage à l’état et sont pour lui la source de véritables bénéfices. Comme le dit très bien M. Wood, ce n’est pas là une affaire de dollars, c’est une affaire d’humanité. Le danger de faire concurrence par le travail des prisonniers au travail libre est aussi une difficulté dont il est naturel de se préoccuper. En général on évite le plus possible cette concurrence. Ainsi l’on fait fabriquer aux détenus de gros souliers qui vont dans le sud, et que ne fabriqueraient pas volontiers les cordonniers de Philadelphie. Ceux-ci ont crié cependant, mais ne crient plus.

Nulle part ne se montre mieux l’activité que l’esprit public imprime en Amérique au progrès des institutions que dans l’organisation et le développement des écoles publiques. Les législatures des différens états sont sans cesse stimulées à cet égard par le zèle des particuliers. L’intervention des associations privées, si énergique en ce qui concerne les prisons, ne l’est pas moins en ce qui touche aux établissemens destinés à l’instruction, surtout à l’instruction élémentaire. J’ai sous les yeux un rapport fait en 1830 à la société pour le progrès des écoles publiques. Il y est dit que « presque partout la loi sur l’éducation est comme une lettre morte ; que dans une telle conjoncture le devoir de la société est de redoubler d’efforts, d’exciter la Pensylvanie à manifester son énergie dans cette noble cause, et à montrer par là le degré de sa culture intellectuelle aussi pleinement qu’elle déploie maintenant ses ressources physiques. La société provoquera par tous les moyens possibles une disposition législative qui crée des écoles normales. En attendant, elle déclare qu’elle a déjà fourni un certain nombre d’instituteurs aux différentes parties de l’état, qu’elle a organisé des écoles dans des régions reculées qui en manquaient. » On voit quelle est la double action de ces sociétés particulières : instances auprès de la législature en agitant l’opinion publique, action directe en trouvant des instituteurs et en fondant des écoles. Faire et faire faire, telle pourrait être la devise de ces innombrables associations qui couvrent l’Amérique, et qui appellent l’attention publique sur les institutions destinées à pourvoir aux besoins religieux, moraux, intellectuels du peuple, sur l’état des prisons, des hospices, des écoles. Elles agissent sur le gouvernement par la force de l’opinion, interviennent elles-mêmes pour donner l’exemple et montrer la direction à suivre. Ce mouvement, cette agitation ont amené une rénovation du système des écoles dans la ville de Philadelphie. En 1836, elles ont éprouvé une amélioration radicale en devenant entièrement publiques, en s’ouvrait à toute la communauté, et on a établi une haute école centrale. Depuis cette époque, les progrès ont été considérables. En 1839, il y avait seize écoles, cent quatre-vingt-dix maîtres et un peu moins de dix-neuf mille élèves. Dans l’année scolaire 1850-1851, le nombre des écoles créées à l’aide du fonds public, s’est élevé à soixante, le nombre des maîtres à sept cent quatre-vingt-un, et à neuf cent vingt-huit en comptant ceux engagés dans les hautes écoles. Le chiffre des élèves a dépassé quarante-huit mille. La proportion des instituteurs aux élèves était en 1839 de un à cent ; maintenant elle est de un à soixante. On voit qu’ici comme à New-York l’instruction s’est accrue dans une plus grande proportion que la population elle-même.

Au lieu de 190,000 dollars, dont au moins un cinquième, dans la première période, était fourni par le trésor de l’état, on a dépensé pour les écoles, dans la seconde, plus de 366,000 dollars provenant surtout des taxes locales (county taxation), et dont l’état n’a fourni qu’un onzième[8].

J’ai été curieux de voir ces écoles qu’a créées ainsi le zèle persévérant des citoyens. M. B… m’a conduit dans différentes classes, et a interrogé devant moi les petits garçons et les petites filles. Les réponses ne se faisaient pas attendre et partaient presque toujours de plusieurs côtés à la fois. Une vive émulation semblait animer ces enfans, auxquels j’ai trouvé l’air animé sans pétulance, une grande ardeur et rien du gamin. Les petites filles savent les faits principaux de l’histoire des États-Unis, connaissent les noms des hommes politiques importans, M. Clay, M. Webster, et répondent très pertinemment quand on leur demande : Quels sont les principaux partis politiques ? — Ce sont les whigs et les démocrates. — Ces réponses m’intéressaient beaucoup, mais moins que M. B…, qui est un des directeurs de l’établissement, et qui prenait un tel plaisir à interroger les élèves, que, le temps s’écoulant sans qu’il eût l’air de s’en apercevoir, je fus obligé de lui demander la permission de me retirer. Je le laissai parfaitement heureux de cette occupation un peu monotone, et j’admirais en m’en allant ce zèle désintéressé et cette ardeur vraiment respectable d’un homme qui oublie ses affaires pour interroger des enfans sur l’histoire et la géographie, comme s’il y avait pour lui d’autre droit de présence et d’autre indemnité que le plaisir d’être utile.

Le système lancastérien, si célèbre chez nous au temps de la restauration sous le nom d’enseignement mutuel et sur le compte duquel on est fort revenu en France, a eu aussi en Amérique une vogue plus grande que celle dont il jouit maintenant. L’usage de cette méthode, encore assez suivie, a cessé d’être exclusif à Philadelphie et ailleurs. On comprend qu’elle ait dû réussir dans ce pays, où l’on vise en toute chose à la rapidité de l’exécution, à la simplification des moyens, et où les procédés mécaniques sont en faveur un peu pour toute chose, où le daguerréotype, par exemple, est d’un emploi universel, au grand détriment de la peinture de portrait. Un homme éminent, Clinton de Witte, gouverneur de l’état de New-York, disait de la méthode lancastérienne : « Elle a pour l’éducation les mêmes avantages qu’ont pour les arts utiles les machines qui épargnent le travail. » Il faut prendre garde de ne pas trop épargner le travail aux enfans, de peur que leur intelligence ne s’émousse, et qu’ils ne deviennent eux-mêmes des machines.

Un établissement d’instruction qui ne ressemble à aucun dans le monde est le collège fondé par Etienne Girard[9] pour trois cents enfans mâles blancs et pauvres, avec cette clause étrange que nul prêtre ou ministre d’une secte religieuse n’entrerait jamais dans le collège. Cette disposition est plus singulière encore aux États-Unis qu’elle ne le serait partout ailleurs, car dans ce pays presque tous les collèges ont été fondés sous l’influence et par l’entremise d’une secte quelconque. Jefferson, imbu des idées françaises du XVIIIe siècle, avait voulu créer l’université de Virginie en dehors de toute direction religieuse ; mais cela n’a pu tenir après lui. Du reste il ne faut pas croire que l’intention de Girard ait été d’exclure l’enseignement religieux du collège qu’il a fondé. Ce qu’il a voulu, c’est soustraire les enfans à ce qu’on appelle ici l’esprit sectairien. Des laïques viennent prêcher et catéchiser les élèves tous les dimanches. Pour ceux qui appartiennent aux diverses sectes protestantes, il n’y a pas d’inconvénient notable : le principal fait la prière deux fois par jour, il officie le dimanche matin, et le préfet des études le dimanche soir ; mais pour les enfans catholiques, et il y a un assez grand nombre d’enfans blancs et pauvres qui sont Irlandais et par conséquent, catholiques, pour ceux-là, qui forment un tiers du collège, la disposition bizarre du testament de M. Girard est un déni de culte et de religion ; les laïques ne peuvent leur dire la messe ni leur donner l’absolution. Les prêtres, et je le conçois, s’opposent à ce que les enfans catholiques entrent au collège Girard ; mais beaucoup de parens y consentent. Encore ici le programme est fort étendu. Il embrasse les mathématiques jusqu’à l’application de l’algèbre à la géométrie, la chimie, la physique, l’histoire naturelle, le français, l’espagnol, l’histoire générale et l’histoire des États-Unis. Voilà bien des choses à apprendre, et quand ils les apprendraient toutes, les enfans pauvres pourraient bien ne savoir qu’en faire quand ils sortiront du collège.

Cet établissement a un autre inconvénient, c’est la magnificence. M. Girard ayant laissé pour sa fondation une somme très considérable, on a voulu faire les choses en grand, et au lieu d’un collège, on a bâti un temple de marbre blanc un peu sur le modèle du Parthénon. Cette résolution n’était pas très sage, car, quand le monument a été terminé, il ne restait plus rien du legs énorme de M. Girard, et l’état a dû fournir la somme nécessaire pour faire marcher l’établissement Tout est en harmonie dans un pareil édifice : l’intérieur est comfortable et soigné ; l’on marche sur des nattes ; les pupitres des élèves sont couverts de serge verte. Cela est beau ; mais ces enfans qui ont l’air si propres, si bien mis, si heureux, que trouveront-ils en sortant d’ici ? On est fâché que la froide raison ne permette pas d’écarter ces réflexions sévères, car on aimerait à jouir sans trouble de ce spectacle unique dans le monde, d’un palais ouvert à la démocratie, de cet hommage à l’enfance pauvre souvent trop négligée. Ceux qui, dans nos villes d’Europe, mendieraient sur le pavé ou joueraient dans le ruisseau donnent ici sous un toit de marbre ; mais c’est un excès. Là où le peuple règne, il ne faut pas gâter les enfans du souverain, et Henri IV ne s’est point mal trouvé d’être élevé avec les petits paysans du Béarn.

J’ai visité le collège de Girard le jour où j’avais visité le pénitencier. Les deux édifices sont peu éloignés, et forment un singulier contraste : l’un triste et morne avec ses murailles hautes et grises comme une forteresse féodale ; l’autre riant et magnifique, avec ses colonnes de marbre blanc, comme un temple de Délos : et au dedans, là des coupables emprisonnés moins encore entre des murs que dans la solitude et le silence, comptant une à une toutes les heures qui se ressemblent, parce qu’elles n’ont pas de physionomie, comme se ressemblent les visages voilés d’une procession de spectres, ici d’heureux enfans tirés d’une humble demeure pour vivre dans un palais, et tels que je les ai vus pendant leur récréation du soir, remplissant ce magnifique séjour de leurs joyeux rires, de leur gaieté d’oiseau, puis allant dormir d’un frais sommeil dans de petits lits blancs à quelques pas de ces condamnés qui ont été aussi des enfans rieurs et insoucians. Et ces enfans si heureux, mais qu’on prépare peut-être mal à la société dans laquelle ils doivent vivre,… si l’un d’eux allait un jour habiter la cellule muette et s’étendre sur la rude couche des condamnés de Cherry-Hill !

J’aurais aimé à prolonger mon séjour dans cette ville ; mais le temps, qui s’était adouci, a tourné brusquement à un froid très vif. Comme le motif principal, sinon le but unique de mon voyage, est d’échapper à l’hiver, qui est partout mon ennemi, je suis obligé de fuir vers Washington, d’où je ne tarderai pas à gagner la Caroline du Sud et la Louisiane.

Il n’y a pas de pays au monde où les changemens de température soient plus brusques et les contrastes plus extrêmes qu’aux États-Unis. New-York, a, l’été, la température de Naples, et l’hiver, celle de Copenhague. Dans tout le nord des États-Unis, on passe presque sans transition d’une journée douce à une journée glacée. À Rome, la distance entre le maximum de chaleur et le maximum de froid est de 24 degrés ; à Salem, dans la Nouvelle-Angleterre, elle est de 51 degrés. Ces alternatives soudaines de chaud et de froid doivent durcir et tendre la fibre des Américains du Nord : c’est ainsi qu’on trempe l’acier. La chaleur des étés s’explique par la latitude : Philadelphie est à peu près sous le même degré que Naples. Les grands froids, entre autres causes, doivent tenir à ce qu’en Amérique les montagnes sont dirigées du nord au sud, et par là n’offrent aucun obstacle aux vents glacés du pôle.

Avant de quitter Philadelphie, j’ai eu un plaisir que je rêvais depuis longtemps et qui m’avait toujours échappé ; j’ai enfin entendu Mlle Jenny Lind, le rossignol suédois, comme on dit ici[10], que je suivais à la piste à travers les différentes villes de l’Union, et qui s’envolait toujours avant mon arrivée. Par bonheur, Mlle Lind chantait aujourd’hui à Philadelphie, la veille de mon départ. On sait quel enthousiasme elle a excité dans ce pays ; il y avait pour cela plusieurs raisons, d’abord elle a un grand talent, une réputation faite en Europe, de plus son caractère est justement respecté et son âme très charitable. Elle a chanté en Amérique pour toutes sortes d’institutions utiles, d’écoles, d’hôpitaux, etc. À la vogue s’est jointe l’estime. J’ai donc été, dans une salle pleine de beau monde, entendre le rossignol. J’étais bien aise aussi d’observer le goût musical américain ; il m’a semblé que les grands airs d’opéra étaient écoutés assez froidement et que les romances étaient beaucoup plus goûtées. Une ballade suédoise a surtout eu beaucoup de succès, et le dernier vers a ravi. Mlle Lind y filait avec une grâce pathétique un son mourant qu’on écoutait encore quand on ne l’entendait plus. Pour ma part, ce souvenir de Suède en Amérique me plaisait : j’aimais à prêter l’oreille encore une fois, après bien des années, aux beaux sons de cette langue, la seule mélodieuse des langues germaniques et qu’on pourrait appeler l’espagnol du Nord. Par un singulier hasard, j’avais rencontré, il y a vingt-cinq ans, Mme Catalani à Stockholm, et je devais rencontrer Mlle Lind à Philadelphie.


17 décembre, Baltimore.

Impossible de m’arrêter ici. Je le regrette : tout ce qu’on m’a dit de la société de Baltimore est bien propre à m’inspirer ce sentiment ; mais il fait trop froid pour un invalid, comme on dit en anglais, qui court après le sud et qui s’est laissé surprendre par un temps devenu tout à coup très rigoureux. Je n’ai point trouvé du tout, comme le dit Volney, que le climat s’adoucisse brusquement quand on a passé la rivière Patapsco. Bien enveloppé, j’ai parcouru les principales rues de Baltimore. La ville m’a paru plus propre et plus coquette qu’aucune autre ville d’Amérique, surtout dans la partie haute, qui est une sorte de faubourg Saint-Germain. J’ai marché très longtemps sans apercevoir une boutique. Au sommet de la colline sur laquelle Baltimore est assis sont des églises ; au bas, des cheminées d’usine et des navires. Mais j’étais trop engourdi pour avoir de rien une impression très distincte. Je partirai donc bien vite pour Washington, où d’ailleurs je veux arriver à temps pour voir les premières séances du congrès, qui vient de s’ouvrir, et avant l’interruption des séances qui a lieu dans les premiers jours de janvier. Par bonheur, Mlle Catherine Hayes chante ce soir ; le cygne d’Erin, comme on l’appelle, a ses partisans, qui l’opposent même au rossignol de Dalécarlie.

Un hasard assez heureux me procure le plaisir d’entendre ainsi l’une après l’autre les deux voix tant célébrées en prose et en vers dans les vingt-trois états de l’Union, et en même temps me permet d’entrevoir au moins la société de Baltimore, après avoir entrevu la ville par un beau soleil et par… j’allais dire un beau froid, mais je ne conviendrai jamais que le froid puisse être beau. J’ai trouvé la réunion de ce soir plus brillante même que celle de Philadelphie. En approchant vers le sud, une certaine élégance de manières se fait de plus en plus sentir. Je suis entré dans les états à esclaves ; pour la première fois, je vois dans la salle du concert une tribune circulaire destinée aux personnes de couleur ; on a raison de dire ainsi, car il n’y a pas seulement des noirs dans cette catégorie, on y trouve réunies toutes les nuances jusqu’au blanc inclusivement. Pour les connaisseurs, la descendance africaine ne s’en manifeste pas moins dans un coin de l’œil ou à la racine de l’ongle, et quoique d’une blancheur très pure, une quarteronne est obligée de prendre place à côté des nègres.

Mlle Hayes n’est pas une artiste de l’étoffe de Jenny Lind ; mais elle est plus nouvelle, elle est Irlandaise, elle chante avec agrément les ballades de son pays, et je crois qu’elle a eu plus de succès ce soir qu’hier n’en a eu… j’allais dire sa rivale, mais vraiment on ne peut les mettre sur la même ligne. Quoique les concerts soient très suivis, qu’on y paie sa place assez cher, qu’on emploie dans les journaux les plus fortes hyperboles, et les mêmes hyperboles, pour célébrer des talens supérieurs et des talens médiocres, je ne crois pas que l’instinct musical soit très développé en Amérique. Les Américains sont trop Anglais pour être musiciens. Ils font cependant beaucoup musique, on fabrique aux États-Unis une énorme quantité de pianos et les concerts de société y sont aussi fréquens et au moins aussi redoutables qu’en Europe ; mais je ne vois pas qu’il se produise en ce pays des exécutans célèbres. Les Américains ont des sculpteurs, des peintres même ; je n’ai pas encore entendu citer le nom d’un compositeur américain.

On a fait quelques efforts pour cultiver la musique sacrée. Le chant d’église a été perfectionné à Boston par la Société d’Haendel et d’Haydn ; à Lowell, j’ai trouvé la musique des grands maîtres mise dans des concerts bon marché à la portée du peuple ; mais, malgré tous ces louables efforts, l’organisation anglo-saxonne résiste. Il est plus facile de dételer les chevaux des cantatrices européennes et de payer un billet de concert 1,000 dollars[11] que d’avoir le sens musical. Heureusement on peut être un grand peuple sans cela, les Anglais l’ont prouvé ; il est vrai aussi que ce sens peut se développer par l’éducation et l’exercice, nous le prouvons en France aujourd’hui.

Les Allemands sont aux États-Unis la ressource des orchestres et des concerts. La musique des régimens de milice est souvent exécutée par des nègres. La race noire est assez bien organisée pour le chant. C’est un point sur lequel les orgueilleux Yankees doivent se reconnaître une infériorité vis-à-vis de ces hommes dans lesquels certains d’entre eux reconnaissent à peine des créatures humaines. Le nègre est condamné par l’esclavage ou le mépris à une condition misérable ; mais il a reçu un don qui manque à ceux qui l’oppriment ou le dédaignent, la gaieté. Pour l’aider à supporter l’amertume de son sort, la Providence lui a donné le goût de la danse et du chant :

Le bon Dieu lui dit : Chante,
Chante, pauvre petit

Il est naturel de penser aux noirs le jour où j’ai mis le pied dans les états à esclaves. Chose étrange ! je pars pour Washington, je vais voir le congrès et le président de la république, saluer le Capitole, et je ne suis plus dans ce qu’on appelle ici les états libres.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 janvier, des 1er et 15 février, du 15 mars et du 1er avril.
  2. Les chemins à rails en bois ont été employés à cet objet dès 1649 près de Newcastle.
  3. Le Connecticut était, d’après sa charte, dit le chancelier Kent, une république, sauf le nom : A complète republic in every thing but in name. La colonie de New-Haven, qui s’était détachée du Massachusetts, se donna une constitution (Plantations-Covenant) sans faire mention de l’Angleterre.
  4. Page 451.
  5. Cela suffirait au moins pour le faire acquitter devant un tribunal humain.
  6. Documens officiels sur le Pénitencier de l’est à Philadelphie, traduits par M. Moreau-Christophe, 1844, p. 33.
  7. Le chiffre moyen de la mortalité annuelle déduit des neuf années ci-dessus donne une moyenne générale de 3 pour 100. C’est après tout une mortalité très faillie pour une prison. — Document officiels traduits par M. Moreau-Christophe, p. 54.
  8. Annual Report of the controllers of the public schools. Philadelphie, 1851.
  9. M. Girard était Suisse et ne possédait rien quand il vint en Amérique. À quarante ans, il commandait encore son propre sloop, sur lequel il faisait le cabotage entre New-York et Philadelphie. En mourant, il a laissé 7 ou 8 millions de dollars, environ 40 millions de France.
  10. C’est le nom que donnait la reine Ulrique-Éléonore à la belle Aurore de Kœnigsmark.
  11. Du reste on a fait plus d’un conte en Europe sur cet enthousiasme excessif des Américains pour des cantatrices on des danseuses européennes. Mlle Fanny Essler n’a point siégé au congrès, n’a pas été portée en triomphe par les sénateurs, etc.