PROMENADE


EN AMERIQUE




NEW-YORK.[1]


Collection d’antiquités américaines — École de médecine — Grands travaux d’utilité publique — Société historique — M. Bancroft — Opéra — Curieuse tragédie sur Savonarola — De la littérature aux États-Unis — Sociétés de tempérance — Incure américaine — De la peinture aux États-Unis — Instruction publique — Démocratie.




26 septembre, New-York.

Je suis revenu directement de Cincinnati par Gleveland, le lac Ërié et Dunkirk. J’ai de nouveau traversé en chemin de fer d’immenses forêts dont l’étendue paraît encore plus grande, quand on songe à la rapidité avec laquelle on les parcourt. Aller comme la foudre pendant trente-six heures, presque sans voir autre chose que des arbres, parmi lesquels on découvre de loin en loin une ville, un village ou un défrichement, et recommencer le lendemain, cela donne l’idée de l’immensité. Du lac Érié à New-York, le chemin traverse le prolongement de la chaîne des Alleghanys ; des deux côtés du chemin, on voit des montagnes couvertes de forêts, des vallées remplies de forêts ; même dans les régions plus rapprochées de la partie anciennement cultivée des États-Unis, combien il y a encore de terrain à défricher et d’espace à peupler !

J’arrive à New-York un dimanche. La tristesse ordinaire du dimanche aux États-Unis est augmentée par un temps sombre et froid. Quelle différence de ce jour avec le jour éblouissant de mon arrivée ! C’est une autre saison, un autre ciel. Je suis souffrant, malade même. Dans cette disposition, j’apprends une nouvelle qui m’afflige profondément. Il y a de rudes momens dans la vie du voyageur

J’ai été plusieurs jours presque sans sortir et sans chercher à voir personne. Il ne faut pas me laisser aller à cet abattement ; il faut tâcher de me ranimer, de reprendre courage. L’étude est dans certains momens une distraction bien incomplète, mais c’est encore la seule qu’on veuille admettre. Le travail est parfois l’unique consolateur dont on puisse supporter la présence.

Ma première pensée, après ce triste intervalle d’abattement, est d’aller chercher M. Davies et les antiquités trouvées par lui dans ces singuliers monumens dont j’ai visité quelques-uns en revenant de Cincinnati. M. Davies m’a montré sa collection dans le plus grand détail et avec une extrême obligeance, prenant la peine de déballer pour moi les principaux objets dont elle se compose, et me faisant part d’une foule de renseignemens aussi précieux que les objets eux-mêmes. Ce qui domine dans cette collection, ce sont des pipes ; mais ces pipes sont fort curieuses. Le fourneau représente ordinairement un animal, quelquefois une figure humaine. Les animaux sont sculptés d’une manière très remarquable ; la physionomie de l’espèce est en général fort bien saisie, ainsi qu’on le remarque dans les sculptures égyptiennes et que je l’ai observé à Leyde, dans la belle collection japonaise de M. Siebold. La figure de l’animal est plus aisée à rendre que celle de l’homme. Ici les artistes indiens ont réussi admirablement à reproduire le caractère des quadrupèdes et des oiseaux dans une action conforme à leurs habitudes : un faucon déchire sa proie, une loutre saisit un poisson avec une grande réalité d’attitude et d’expression ; le faucon déchire, la loutre mord véritablement. Le héron, avec son long bec emmanché d’un long cou, a été aussi naïvement et aussi fidèlement représenté par le sculpteur inconnu que par le grand poète. Les articulations de ses longues jambes, les écailles et les ouïes du poisson qu’il a saisi sont exprimées avec une extrême finesse ; il en est de même des reptiles, de la forme de la tête d’un serpent à sonnettes, des rugosités de la peau d’un crapaud. On trouve là une véritable ménagerie américaine : l’écureuil, la tortue, le castor, l’aigle, l’hirondelle, le perroquet, le toucan, le lamantin, etc. ; ce n’est pas une sculpture fantastique comme celle des Mexicains[2], ni grossière comme les dessins informes des Peaux-Rouges ; c’est un art différent et supérieur, suivant de près la nature et sachant la rendre sans la défigurer. Il y a aussi des têtes d’hommes d’un travail remarquable ; l’une d’elles, ayant un caractère bien individuel, représente un chef dont le visage est tatoué ; une autre semble figurer la mort. Un homme à quatre pattes et versant des larmes est probablement un ennemi ainsi représenté pour que son vainqueur pût se donner le plaisir de fumer à travers l’image de sa personne en signe de triomphe.

Ce grand nombre de pipes prouve que l’usage de fumer remonte, comme les monumens dans lesquels on les a trouvées, au moins à un millier d’années. La surprise que.pourrait causer l’abondance de ces pipes disparaîtra, si l’on réfléchit que l’action de fumer a été chez diverses nations de l’Amérique une cérémonie religieuse, et qu’elle forme encore aujourd’hui, chez plusieurs d’entre elles, la portion la plus essentielle du cérémonial dans les assemblées où l’on délibère et où l’on ratifie les traités. J’ai recueilli un assez grand nombre de passages qui montrent qu’aspirer le tabac était un acte religieux, et le brûler un hommage à la Divinité. Quoi qu’il puisse y avoir à cela d’étrange pour certaines personnes, le tabac était un encens. Ainsi il y a encore aujourd’hui des peuplades dans le sud-ouest qui ont coutume de monter sur un tertre, au lever du soleil, pour lancer une bouffée de fumée vers le zénith, et une dans la direction des quatre points cardinaux ; d’autres tribus disaient avoir reçu le tabac, comme le maïs, d’un messager céleste du Grand-Esprit, auquel elles offraient la fumée de leurs pipes, et cette cérémonie précédait toutes les solennités.

Une tradition singulière existe chez les sauvages qui habitent entre le Haut-Mississipi et le Haut-Missouri. Là, sur le coteau des prairies, se trouve une pierre rouge qui sert à faire des pipes. Toutes les tribus du voisinage s’y rendent en temps de guerre comme en temps de paix, car, disent-elles, le Grand-Esprit veille sur ce lieu, et la massue des combats aussi bien que le couteau à scalper n’y frappent jamais un ennemi. Quelques-uns des Sioux racontent que « le Grand-Esprit envoya un jour ses coureurs pour convoquer toutes les tribus dans la carrière de la pierre rouge ; il prit un morceau de cette pierre, en fit une pipe, la fuma sur les Indiens rassemblés, et leur dit que, bien que se faisant la guerre, ils devraient toujours être en paix en ce lieu, qu’il appartiendrait aux uns comme aux autres, et que tous devaient fabriquer leurs pipes avec cette pierre. Ayant ainsi parlé, un énorme nuage, sorti de sa grande pipe, roula sur leurs têtes, et, il disparut dans ce nuage. Les rochers furent enveloppés dans un torrent de feu, de sorte que leur surface en fut fondue. Deux femmes, alors atteintes par les flammes, tombèrent sous deux rochers sacrés, et personne ne peut enlever de la pierre rouge de cet endroit sans leur consentement. » Il y aurait plusieurs choses à remarquer dans cette légende : une sorte de trêve de Dieu, le souvenir de quelque éruption volcanique. Je me borne à attirer l’attention sur le caractère religieux de l’action de fumer attribuée ici à la Divinité elle-même. D’après ce qui précède, on ne s’étonnera pas que des pipes se rencontrent avec une telle profusion dans les tertres de l’Ohio, dont la destination paraît avoir été religieuse autant au moins que funéraire. En effet, on trouve des autels dans un grand nombre de ces tertres, et, dans quelques-uns seulement, des ossemens humains.

Dans la collection de M. Davies est un crâne américain provenant d’un grand tertre qui s’élevait sur une hauteur, à quelques milles de Chilicothe, et semblait de là dominer tout le pays. C’était probablement le tombeau d’un chef célèbre de ces populations inconnues. Ce crâne offre, selon M. Morton, qui était bon juge en cette matière, le type le plus parfait de la race américaine.

Outre les pipes et les autels, M. Davies a rassemblé dans sa collection, provenant de la même origine, beaucoup d’objets très intéressans. D’abord on y voit des instrumens de combat, des pointes de javelot ou de lance en silex, comme on en rencontre dans beaucoup de pays. Ce qui est plus particulier à l’Amérique, ce sont de pareilles pointes de lance en quartz laiteux ou en cristal de roche. Les unes et les autres semblent une imitation d’un modèle fourni par la nature dans les dents fossiles des requins. Les tertres fournissent en grand nombre ces dents, aussi bien que celles de l’ours et de l’alligator : elles paraissent avoir été employées pour former des espèces de colliers, comme certaines tribus sauvages le pratiquent encore aujourd’hui. Quelques outils semblent indiquer chez le peuple qui les employait un certain degré d’habileté. Les ciseaux en pierre ont été polis avec du sable ; une espèce de roue qui présente une rainure à l’extérieur paraît avoir reçu dans cette rainure un fil peut-être métallique, au moyen duquel on pouvait faire tourner une vrille ; des fils métalliques étaient aussi employés à rajuster les objets en pierre fracturés ; des plaques percées de trous, dont l’intérieur va s’évasant d’un côté à l’autre, servaient peut-être de filière. Des poteries de formes variées et parfois assez gracieuses, quelques-unes présentant à leur surface des festons et des ornemens, sont, comme les pipes, très supérieures à ce que fabriquent en ce genre les races indigènes qui ont vécu depuis dans les mêmes contrées. On a trouvé aussi des coquilles entassées en monceaux, de manière à donner l’idée qu’elles servaient peut-être de monnaie. On sait qu’il en est ainsi dans l’Inde, et que le même usage existait chez certains peuples sauvages de l’Amérique septentrionale.

Il n’y a dans tout cela ni or ni fer. L’emploi du fer est postérieur à celui du cuivre. Les armes des héros d’Homère sont en bronze, et l’on n’a découvert jusqu’ici que bien peu d’objets en fer dans les tombeaux égyptiens. L’ordre des âges fabuleux de l’humanité est l’ordre historique de la découverte des métaux d’après lequel les âges ont été désignés. L’or est le premier : on rencontre ce métal à la surface de la terre ou dans le lit des fleuves. L’argent est plus enfoui, et son exploitation est difficile ; aussi l’hiéroglyphe égyptien qui désigne l’argent veut-il dire or blanc. L’âge de bronze ou de cuivre vient après l’âge d’argent, puis l’âge de fer. Ceux qui ont élevé les tertres n’en étaient pas encore à cet âge ; ils employaient surtout le cuivre, et, en petite quantité, l’argent, qui accompagne le cuivre dans beaucoup de gisemens. M. Davies a cru reconnaître dans des masses de grès compacte une espèce d’enclume sur laquelle on battait le cuivre. De même que plusieurs nations de l’antiquité, ce peuple sans nom a touché de bien près à la découverte de l’imprimerie, si, comme le pense M. Davies, il avait des dessins tracés en relief, qui, enduits d’oxyde de fer pulvérisé, servaient à imprimer sur des peaux divers ornemens ; mais M. Davies ne croit pas que certains tubes creux aient pu servir, comme on l’a dit, à des observations astronomiques. C’étaient plus vraisemblablement et plus simplement des tuyaux de pipe. Ces antiquités offrent ceci de singulier, c’est qu’en général chaque tertre contient une classe particulière d’objets qui y sont entassés à l’exclusion des autres : ici des pipes, là des pointes de flèche en quartz, ailleurs un amas de ces plaques de mica, qui servaient probablement d’ornemens ou d’insignes. M. Davies pense que chaque sorte d’objets était consacrée, ainsi que le tertre et l’autel, à une divinité spéciale, et que les qssemens qui les accompagnent quelquefois appartenaient à un chef ou à un prêtre particulièrement attaché au culte de cette divinité, et qu’on ensevelissait auprès de l’autel.

Les autels ont été trouvés enterrés. Plusieurs des objets déposés anciennement sur ces autels portent visiblement la trace du feu. Comment expliquer ce fait ? Ces objets servaient-ils d’offrande ? Les autels ont-ils été enfouis pour être mis à l’abri des vainqueurs, quand le peuple inconnu fuyait devant des populations plus barbares qui l’auraient anéanti ? Ce qui est certain, c’est que ce peuple, quel qu’il fût, était en relations avec des points très divers et très distans de l’Amérique septentrionale. Il fabriquait des ornemens en os ou en coquilles, et les recouvrait de cuivre et d’argent ; il avait des couteaux d’obsidienne, pierre volcanique très dure employée par les anciens habitans du Mexique et du Pérou ; les yeux des animaux sont souvent figurés par des perles. Or le cuivre ne pouvait guère venir d’ailleurs que des bords du Lac Supérieur, l’obsidienne du Mexique, les perles du golfe auquel ce pays a donné son nom. En somme, la collection de M. Davies, unique dans son genre, — car aucune collection en Europe ne possède rien qui appartienne à cette classe d’antiquités, — serait une acquisition précieuse pour un musée européen. Je la voudrais pour la France.

M. Davies n’est pas seulement un archéologue passionné pour cette antiquité mystérieuse qu’il a contribué, plus que personne, à découvrir ; il est en même temps professeur de matière médicale dans une des écoles de médecine de New-York.

Ici une école de médecine n’est point l’œuvre du gouvernement, c’est une corporation libre qui, dès qu’elle a obtenu sa charte, se gouverne à sa manière et fait comme elle l’entend concurrence à ses rivales. Il peut y avoir autant de collèges médicaux que d’autres collèges. Voici comment a été fondé le médical collège dont M. Davies fait partie. Un certain nombre de particuliers ont mis en commun 50,000 dollars (250,000 francs), et ont fait cette entreprise en commandite. Les professeurs sont des associés. Ceux qui n’ont pas le capital nécessaire pour fournir leur quote-part en paient l’intérêt, qui est retenu sur leurs appointemens, c’est-à-dire sur la rétribution de 15 dollars que donne chaque élève, plus 40 dollars pour le diplôme. On voit que c’est tout à fait une affaire commerciale : — mise de fonds pour établir les bâtimens de fabrique, une somme fournie par les associés sous forme de capital ou d’intérêt, chance de bénéfice, — le prix de la marchandise fournie, qui est la science et les diplômes, — produit net de la fabrique, mise en circulation chaque année d’un certain nombre de docteurs[3]. Le public ne semble avoir d’autre garantie que l’intérêt de la manufacture à donner des produits de bon aloi pour entretenir la demande. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait des médecins et des chirurgiens fort distingués aux États-Unis. Il est vrai que plusieurs d’entre eux ont étudié en Europe, ont suivi les cours de notre école de médecine et la clinique de nos hôpitaux. Parmi les médecins éminens que j’ai rencontrés ou dont j’ai entendu parler, je citerai M. Warren, possesseur du fameux mastodonte de Boston et portant le nom du général Warren, qui le premier mourut à Bunkershill pour la cause de la liberté américaine, et qui était aussi médecin ; M. Green, qui a inventé un instrument pour introduire le nitrate d’argent liquide jusqu’au fond des bronches, et qui a guéri ainsi beaucoup d’affections graves du larynx et de la poitrine ; M. Hunter de Philadelphie. M. Drake a écrit un ouvrage très estimé sur les maladies de la vallée du Mississipi. La médecine, comme l’astronomie des États-Unis, a déjà son histoire[4].

Comme j’ai eu occasion de le remarquer, le seul genre d’architecture qui mérite une sérieuse attention aux États-Unis, ce sont les grands travaux d’utilité publique, et particulièrement ceux qui ont pour but de fournir de l’eau aux habitans des villes. L’architecture romaine en ce qu’elle a d’original était aussi surtout une architecture utile. Les théâtres et les temples romains n’offraient qu’une reproduction inférieure des théâtres et des temples grecs un peu modifiés ; mais ce qui était vraiment romain, c’étaient les égouts comme la cloaca mazinia, les émissaires comme ceux du lac ALbano et du lac Fucino, enfin les aqueducs qui, suivant la belle expression de Chateaubriand, apportaient aux Romains l’eau sur des arcs de triomphe. Il y avait aussi les véritables arcs de triomphe et les amphithéâtres, dont l’origine et le caractère étaient purement romains. Aux États-Unis, on ne s’attend pas à trouver des arcs de triomphe, et grâce au ciel les peuples chrétiens ne connaissent pas les amphithéâtres[5] ; mais New-York a son aqueduc appelé High-Bridge et ses vastes réservoirs. Ce sont de magnifiques travaux qu’on peut admirer même après avoir vu les ouvrages des Romains.

L’aqueduc traverse la rivière de Harlem, comme le pont du Gard traverse le Gardon. Les environs d’Harlem sont très agréables. La rivière coule entre des pentes boisées. Sur la route, de jolis jardins et des maisons de campagne semées au milieu des arbres rappellent un peu l’aspect tranquille et gracieux de l’Harlem hollandais. Cependant il n’y a rien près de l’Harlem américain d’aussi charmant que cette vallée pleine de touffes de roses, et qui mérite si bien son nom de Rosen-Dale. L’aqueduc est en granit et fait un bel effet, jeté hardiment d’un bord à l’autre, au-dessus des arbres au feuillage empourpré et de l’eau verte qui glisse paisiblement sous les arcades élancées. Quand on le compare aux aqueducs romains, on est frappé d’une différence : les piliers sont moins majestueux parce qu’ils sont plus minces. Les Romains mettaient dans toutes leurs constructions le luxe de la force ; ici on n’a fait, selon l’usage, que le nécessaire ; on n’a employé que ce qu’il fallait pour la solidité du monument. L’aspect de High-Bridge est moins imposant, il a moins de masse et de grandiose ; mais l’ensemble du travail est gigantesque. On est allé chercher l’eau de la rivière Craton à près de quinze lieues pour la conduire, en passant au-dessus de la rivière de Harlem, à un premier réservoir (receiving réservoir) qui contient 150 millions de gallons d’eau. En vingt-quatre heures, il s’écoule 16 millions de ces gallons. Ce premier réservoir couvre un espace de trente-cinq acres. C’est peu de chose en comparaison du lac Mœris, qui couvrait tout un pays ; mais je ne sais rien en ce genre d’aussi vaste depuis les Égyptiens. Le réservoir est divisé en deux parties pour qu’on puisse se servir de l’une quand on répare l’autre. On a réservé un terrain égal à celui qu’il couvre pour l’époque, déjà prévue, où il faudra le doubler. C’est une œuvre pleine de grandeur et d’une parfaite simplicité. Imaginez une immense caisse de granit pleine d’eau. L’eau est amenée ensuite dans un autre réservoir {distributing reservoir) moins étendu, divisé de même en deux parties. Celui-ci est aussi d’un grand aspect, mais on y a cédé à la faiblesse de l’imitation en lui donnant des portes égyptiennes. Du reste l’architecture égyptienne est mieux placée en ce lieu qu’au tribunal d’instruction, qu’on appelle les tombes égyptiennes. Ici le style égyptien ne jure pas trop avec le caractère du monument, et j’en préfère l’emploi à celui des créneaux, qui seuls gâtent un peu la majesté sévère du réservoir de Boston ; mais j’aimerais encore mieux que nul ornement emprunté à un art étranger ne vînt altérer la simplicité du réservoir de New-York. On n’a pas besoin d’imiter le style des œuvres égyptiennes, quand on en reproduit si bien la solidité et la grandeur.

En revenant, je suis frappé d’une autre grandeur. Longtemps avant d’arriver à la ville, je vois se diriger en tous sens de longues allées éclairées au gaz, où s’élèvent çà et là des maisons, et qui seront bientôt des rues. La nuit et les lumières éparses en accroissent encore l’étendue. Plusieurs fois je crois être arrivé à la ville actuelle, quand je ne suis encore que dans la ville future. Enfin j’entre dans les interminables rues qui traversent New-York, et, suivant ce courant d’hommes et d’omnibus qui roule dans Broadway à travers la clarté du gaz et des magasins, j’arrive à l’hôtel de Delmonico. Il est moins splendide que l’hôtel d’Astor, où j’étais descendu en arrivant, mais on y est mieux soigné. On y vit à la française. J’ai le plaisir de dîner seul, à la carte, à mon heure, et ma santé se trouve très bien de ce régime, dont elle avait grand besoin.

New-York offre plus de ressources que je n’aurais cru à un homme qui, comme moi, a besoin de livres pour exister. Il y a d’abord la bibliothèque d’Astor, fondée par le riche particulier de ce nom, qui avait fondé aussi dans l’Orégon cet établissement dont Washington Irving a écrit l’histoire dans son curieux livre d’Astoria. La bibliothèque d’Astor est destinée à être une bibliothèque utile et non pas une bibliothèque de luxe. Cependant elle possède un certain nombre de beaux livres à planches et à gravures, entre autres un exemplaire du magnifique ouvrage de lord Kinsborough sur les antiquités du Mexique, et, ce qui étonne davantage, un antiphonaire, avec des vignettes du XVIIe siècle, qui a servi au sacre de Charles X.

Un autre établissement littéraire de New-York est le Library Society, où l’on trouve une grande quantité de revues et de journaux avec une bibliothèque assez considérable. Seulement les journaux français n’y sont représentés que par la Presse, qu’on n’y reçoit que tous les mois. C’est une véritable et impardonnable lacune. En général, les journaux français sont très rares aux États-Unis, d’où il résulte que les Américains sont souvent aussi mal renseignés sur nos affaires que nous le sommes sur les leurs, ce qui est beaucoup dire. Enfin il y a la bibliothèque de la Société historique ; celle-ci est véritablement importante, car elle contient une collection très considérable de tous les ouvrages qui se rapportent à l’histoire des États-Unis. On est étonné que ce pays nouveau ait déjà tant de matériaux d’histoire. La société possède un certain nombre de manuscrits et une grande quantité de journaux anciens publiés avant, pendant et depuis la guerre de l’indépendance. Les journaux sont pour l’histoire des siècles modernes ce que sont les chroniques pour l’histoire du moyen âge, et, comme elles, ils sont souvent plus instructifs encore par le tableau des opinions et des passions d’un temps que par les faits qu’ils racontent ; les faits sont altérés par l’esprit de parti, mais l’esprit des différens partis est lui-même le fait le plus important à étudier pour l’historien d’un peuple libre. Nulle part les journaux ne renferment plus d’exagérations et de mensonges qu’aux États-Unis ; mais ces exagérations sont la représentation exacte, ces mensonges sont la peinture vraie des préjugés d’un grand nombre d’hommes. On a dit que l’histoire des erreurs serait la plus intéressante des histoires, et je le croirais volontiers, car l’erreur tient dans ce monde infiniment plus de place et joue un beaucoup plus grand rôle que la vérité. Bayle avait conçu le plan d’un Dictionnaire des Erreurs ; mais le sujet lui sembla trop vaste, et il désespéra de l’embrasser. Il faut reconnaître qu’à côté de toutes les inexactitudes qui remplissent les journaux américains, il s’y trouve un assez grand nombre de renseignemens positifs. Je n’en ai presque jamais ouvert un sans y apprendre quelque chose. D’ailleurs les anciens journaux des colonies anglaises sont plus véridiques, et offrent souvent la peinture naïve des mœurs et de l’opinion d’alors. On en est si convaincu ici, qu’il est question en ce moment de faire pour les journaux, qui sont les chroniques et parfois les légendes du passé américain, ce qu’on fait en Europe pour les chroniques ou les légendes de notre passé. On propose, et cette proposition ne me semble pas déraisonnable, de rédiger une table méthodique des journaux réunis dans la bibliothèque de la Société historique, travail de bénédictin appliqué à ces archives d’un nouveau genre, et très propre à faciliter les recherches d’où pourront sortir les annales complètes d’une nation qui commence, et qui, pour se connaître, a déjà besoin d’érudition. Les matériaux de ces annales sont épars dans une quantité innombrable d’histoires locales d’états, de villes, d’institutions, dans des biographies, des mémoires, des correspondances, et cet ensemble n’est pas sans importance et sans intérêt, depuis les conjectures sur les anciens ha-bitans de l’Amérique du Nord qui avaient disparu entièrement à la venue des Européens jusqu’au spectacle, perpétuellement renouvelé sous nos yeux, d’états qui se fondent, de villes qui naissent, de peuples qui périssent comme les nations sauvages, de religions qui s’établissent comme la secte des mormons, toutes choses que nous sommes accoutumés à voir dans le passé et qui sont ici le présent. Ailleurs on lit dans l’histoire ce qui fut ; aux États-Unis, l’histoire se fait chaque jour, et il faudrait une main bien agile pour sténographier cette improvisation continue sous la dictée rapide des faits.

En parcourant tous les documens de l’histoire des États-Unis, auprès desquels on a placé une collection d’armes, de vêtemens, de vases, d’ustensiles indiens, vrai musée de la vie sauvage, — en embrassant ainsi, comme d’un seul regard, tous les âges de cette contrée extraordinaire, depuis le casse-tête du Mohican jusqu’au journal imprimé ce matin là où s’élevait, il y a trois siècles, la hutte de ce Mohican, — on comprend merveilleusement la grandeur et la promptitude du développement de la société américaine.

L’historien des États-Unis est M. Bancroft, qui a représenté son pays à Londres et vécu à Paris, et dont nos hommes d’état les plus distingués ont conservé le meilleur souvenir. Ce qu’il a publié de son Histoire des États-Unis porte l’empreinte de qualités qui lui sont propres. Ce n’est pas l’allure paisible, le langage soigné et un peu étudié d’Irving ou de Prescott : c’est une ardeur, une véhémence de récit qui remue le lecteur et l’entraîne. M. Bancroft appartient au parti démocrate, on sent, en le lisant, le souffle de l’esprit démocratique ; mais rien ne ressemble moins aux idées que ce mot réveille chez nous que les manières et le salon de M. Bancroft.

J’ai rencontré M. Bancroft à l’opéra. L’aspect de la salle a de l’élégance, mais n’a rien de monumental. Ce n’est pas assez pour une ville comme New-York. Il a été question d’ouvrir une souscription pour avoir une plus belle salle et une troupe supérieure. On ne l’a pas pu, parce que la moitié des plus riches négocians de New-York réprouve le théâtre comme une chose profane. Un professeur de l’université de New-York m’a dit que, s’il allait trop souvent au théâtre, il pourrait perdre sa place. On sait combien les puritains étaient opposés aux plaisirs de la scène, et que les théâtres furent fermés à Londres pendant la révolution. À Boston, la première représentation dramatique fut donnée en 1750, vers le temps où parut Zaïre. Cette représentation était clandestine et eut lieu dans un café. L’autorité en ayant eu connaissance défendit que cette impiété se renouvelât. Dans le Connecticut, le premier théâtre s’est ouvert en 1807. Comment s’étonner qu’il en ait été ainsi dans la Nouvelle-Angleterre, quand à New-York, ville où le puritanisme n’a jamais dominé aussi exclusivement, les scrupules d’une classe qui ne passe pas en général pour très austère ne permettent pas qu’on ait un bon opéra ? Je sais bien qu’on vantait beaucoup les chanteurs italiens que j’ai entendus ce soir ; mais ma sincérité ne me permettait pas de m’associer à la louange, ce qui paraissait étonner un peu. En vérité, j’admire assez de choses aux États-Unis pour avoir le droit de ne pas tout admirer. En général, les théâtres ne sont pas ce qu’il y a de plus remarquable dans ce pays. On cite cependant avec éloge une tragédie, Witchcraft, de M. Cornélius Mathews. On représente quelquefois sur les théâtres à New-York des farces fort gaies, d’un comique local, telles qu’une Famille sérieuse, raillerie assez amusante des prétentions à l’austérité et à la philanthropie, un des travers du pays. On rit beaucoup de cette Famille sérieuse, dont la partie féminine passe son temps à coudre des habits pour les petits nègres, ce qui est pourtant une très bonne action ; mais tout cela ne mérite guère qu’on s’en occupe. Pour les tragédies, un seul fait montrera où en est ce genre de production dramatique aux États-Unis. J’ai toujours lu sur l’affiche, avec grand renfort d’éloges immodérés, le nom de l’acteur ou de l’actrice qui jouait le principal rôle, et jamais le nom de l’auteur. Cela suffit à prouver que la tragédie n’a pas aux États-Unis d’existence littéraire. J’ai vu jouer par M. Forrest, le tragédien le plus en vogue, une pièce dont le héros était ce chef sauvage appelé par les Anglais le roi Philippe, l’un des premiers qui ait fait une guerre, sérieuse aux colons de la Nouvelle-Angleterre. C’était un mélodrame fort ordinaire, dans lequel M. Forrest fut très applaudi. Je ne pus m’empêcher de trouver à l’acteur une certaine énergie violente, mais souvent forcée, et un certain talent pour reproduire le caractère féroce du sauvage. Du reste, l’impression était pénible, et la dignité de l’art entièrement absente. M. Forrest a dans le public des amis et des adversaires pour une cause étrangère à son mérite comme acteur. À la suite de démêlés avec mistress Forrest, qui ont produit un procès scandaleux dont les tribunaux sont saisis en ce moment, il a imaginé, dans un discours prononcé sur le théâtre, de mettre le public dans le secret de ses infortunes domestiques. L’intérêt et la passion du public se sont partagés entre lui et Mme Forrest, qui vient de choisir pour débuter sur le théâtre le moment où son nom a retenti dans une cause d’adultère. Tout cela est assez grossier selon nos idées européennes, et ne tend pas beaucoup à relever la scène américaine. Le préjugé d’une partie respectable de la société contre le théâtre est, je pense, une des causes qui l’empêchent de s’élever à la dignité qu’il peut atteindre. Frappé d’une sorte de réprobation morale, il est contraint de s’adresser à la foule : un art est comme un homme, il a besoin d’être respecté pour s’honorer lui-même.

Le hasard fait tomber sous mes yeux une tragédie intitulée Savonarola, d’après laquelle je ne veux point juger celles que je ne connais pas, et qui, j’espère, n’est point faite pour en donner une idée exacte. Cette idée serait trop défavorable. Le noble et malheureux enthousiaste de Florence est représenté d’abord comme le dernier des misérables, vivant au sein de la plus abjecte infamie, indigne complaisant des grands seigneurs, et en rapport avec des brigands de la famille de Rinaldo-Rinaldini. Puis le malheur produit en lui une révolution subite ; il s’élève par une exaltation imprévue au dessein de donner à Florence la liberté ; il soutient mal ce nouveau personnage, car il parle comme un démagogue de bas étage et agit de même. La réception qu’il fait à l’envoyé de Charles VIII est un modèle de non-sens et de bombast. Ce qui n’est pas moins ridicule, c’est l’amour sentimental de l’austère dominicain pour une jeune patricienne de Florence à laquelle il propose de l’enlever et de la conduire en Amérique. « L’ouest nous appelle ! lui dit-il ; on assure que les aventuriers y prospèrent. O ma bien-aimée, fuyons de cette Europe misérable et usée vers quelque doux Éden du Nouveau-Monde ! » En 1495, trois ans après la découverte de l’Amérique, on ne pensait guère à aller dans le far west, et Savonarola y pensait moins que personne. Il finit par se battre en duel sur la scène avec Jean de Médicis qu’il désarme, et qui le tue d’un coup de stylet. Le stylet, les moines corrompus, les brigands de mélodrame, voilà tout ce que l’auteur a compris de la Florence du XVe siècle, et il a fait d’un des personnages les plus extraordinaires de ce temps un assassin, un jacobin (dans le sens politique du mot), un drôle et un niais. Je cite cette monstruosité comme un exemple de l’espèce d’extravagance à laquelle on peut arriver en Amérique au sujet de l’Europe, et qu’il serait impossible de trouver ailleurs au même degré, sans rendre au reste le moins du monde la littérature des États-Unis responsable d’une pareille œuvre.

Il y a donc une littérature aux États-Unis. On dit quelquefois en France, avec cette légèreté tranchante à laquelle nous sommes trop sujets : « Les États-Unis sont un pays où l’on ne pense qu’à faire fortune, où il n’y a point de littérature, où il ne peut point y en avoir. » Tout au plus fait-on une exception pour les romans de Cooper, parce qu’on les a rencontrés dans les cabinets de lecture. D’abord, et j’en parle d’une manière fort désintéressée, je ne trouve pas qu’il soit si mal de faire fortune quand on ne sacrifie pas à ce but sa dignité et son indépendance. C’est en tous pays le mobile de presque tous ceux qui ne trouvent pas une existence toute faite, ce qui est toujours le grand nombre. Napoléon dit bien dans ses mémoires, en parlant de lui-même et des autres généraux de l’armée d’Italie : « Nous avions notre fortune à faire. » Je ne remarque point qu’en France et en Angleterre l’argent soit si dédaigné de nos jours. J’ai vu la cheminée d’une scierie à la vapeur s’élever à côté des tourelles féodales du manoir des Bedford. Nos grands seigneurs sont à la tête des chemins de fer, et font bien. Quant à mes confrères les auteurs, ils n’ont point horreur du gain, et l’exemple de La Bruyère donnant le manuscrit de ses Caractères à la petite fille de son éditeur, enfant qui l’amusait par son babil, n’a pas eu, que je sache, beaucoup d’imitateurs.

D’ailleurs sur ce mot littérature il faut s’entendre : parle-t-on seulement des odes, des tragédies et des poèmes épiques ? Oh ! pour cette littérature-là, je n e dirai pas que son temps est passé : de grands talens existent, d’autres peuvent paraître encore ; mais évidemment le monde ne va pas de ce côté. La littérature est aujourd’hui quelque chose de plus vaste et de plus compréhensif ; il y a une foule d’ouvrages qui ne peuvent se classer dans aucun des genres littéraires admis, qui cependant peuvent être des chefs-d’œuvre immortels, et même, quand ils n’auraient pas cette gloire, attestent la culture d’un peuple et le mérite de leurs auteurs. Études sur un temps, sur un pays, sur un homme, sur une question de philosophie, d’art, d’histoire ou de politique, exposition des résultats de la science, voyages, considérations, que sais-je ?… c’est ce que j’appellerais la littérature présente, celle qui crée des cadres et des moules nouveaux d’ouvrages, et dans laquelle surtout se produit la vie intellectuelle du temps. L’Angleterre possède une grande quantité de ces sortes de livres où l’information se joint au talent. L’Amérique n’en est point dénuée, et surtout rien n’empêche qu’elle n’en voie naître un grand nombre. Je crois fort que l’Amérique n’aura ni un Milton ni un Shakspeare, et je n’en prévois pas beaucoup pour l’Europe ; mais qui empêche qu’il ne se produise aux États-Unis un chef-d’œuvre de discussion et de philosophie politique comme le Fédéraliste ? qui empêche un autre Franklin de naître pour mettre sous une forme piquante des vérités pratiques ? Je n’ai pas parlé des romans, et il y a d’excellentes peintures de mœurs dans les récits de Paulding, de mistress Sedgwick, d’Hawthorne, ce dernier comme romancier bien supérieur à Cooper. On connaît les contes humoristiques d’Egar Poe, dont on a souvent parlé ici même. Depuis Patrick Henry, le tribun virginien, jusqu’à M. Clay et M. Webster, les États-Unis ont eu des orateurs, et leurs mœurs politiques leur sont une garantie qu’ils n’en manqueront jamais ; car partout où vit la liberté, il y a chance pour l’éloquence, L’Amérique est donc déjà et sera toujours de plus en plus dans des conditions littéraires peu dissemblables de celles de l’Europe.

Mais, dit-on, un pays commercial et démocratique n’est point propre à la littérature et aux arts ! — Quant à la première de ces objections, sans parler d’Athènes, qui était la ville la plus commerçante et la plus industrielle de la Grèce, on oublie Florence, dont la prospérité et presque l’existence reposaient sur le commerce ; on oublie que c’est la corporation des marchands de laine qui a élevé la cathédrale de cette ville, où les lettres comme les sciences ont fleuri sous une dynastie de marchands, et que les vaisseaux des Médicis rapportaient avec les épices de l’Orient les manuscrits et les marbres de la Grèce. Les communes commerçantes des Pays-Bas ont bâti ces cathédrales et ces maisons de ville qui sont des chefs-d’œuvre d’architecture.

La démocratie n’offre pas non plus un obstacle invincible aux lettres. Certainement elle combat par ses tendances l’inégalité qui produit le loisir et le raffinement favorables à la culture délicate de l’esprit ; mais, et c’est un des principaux résultats de mes observations sur l’Amérique actuelle, la civilisation, en se développant, corrige naturellement et corrigera toujours plus à cet égard les inconvéniens que la démocratie entraîne. Ceux qu’elle avait introduits ici s’atténuent graduellement par le progrès de la sociabilité, et des peintures qui furent vraies peut-être de l’état général des mœurs peuvent s’appliquer à peine aux nouveaux établissemens de l’ouest. Partout ailleurs, et surtout dans les grands centres, il s’est formé une société cultivée, européenne par les habitudes, par les communications aujourd’hui si fréquentes avec le vieux monde parce qu’elles sont si rapides, — société qui ne diffère pas essentiellement des classes moyennes de l’Europe. C’est pour cette classe, toujours plus nombreuse, qu’écrivent les auteurs américains ; ce n’est point pour la majorité sans doute, toute souveraine qu’elle soit. En Europe aussi, qui écrit pour la majorité ? En France, la majorité ne sait pas lire ou ne comprend guère ce qu’elle lit. Ce qui est vrai, c’est que la littérature des États-Unis n’est à proprement parler ni américaine ni démocratique. Elle préfère sans doute prendre ses sujets dans l’histoire de l’Amérique, elle emprunte volontiers ses tableaux à la nature et aux mœurs américaines ; mais elle procède même alors comme les littératures de l’Europe, et particulièrement comme la littérature anglaise, sa sœur aînée. Elle peut être démocratique par les sentimens, elle n’est point démocratique par la forme, c’est-à-dire violente, inculte, négligée, car elle cesserait d’être une littérature. En tous pays, ce qui s’écrit pour les masses est nécessairement mal écrit. Les masses en Amérique ont une presse pour leur usage : c’est la presse quotidienne, infiniment utile au point de vue politique, mais que je ne compte pas dans la littérature, bien qu’il s’y dépense une grande activité d’esprit. La littérature véritable des États-Unis n’est point si pauvre, puisqu’elle compte dans son sein des prosateurs tels que Prescott, Irving, Everett, Bancroft, Emerson, des poètes tels que Dana, Longfellow et Bryant.

M. Bryant est le poète démocrate et le poète de New-York, comme M. Longfellow est le poète whig et le poète de Boston. Chacun d’eux a ses partisans enthousiastes, qui sont parfois injustes pour le rival de leur favori. Je tâcherai de me défendre de ces préventions et de demeurer impartial. Où l’impartialité se réfugierait-elle, si elle n’avait pour asile le jugement d’un critique transatlantique ? Comme M. Longfellow, M. Bryant est un poète anglais né en Amérique. Je dirais que, pour la forme poétique, M. Longfellow est plus européen, et M. Bryant plus anglais. Le premier a reçu l’empreinte de toutes les littératures de l’Europe, et en particulier de la littérature allemande ; le second est plus exclusivement dominé par l’ascendant de la littérature anglaise. Il n’a pas cette sorte d’originalité que donne à son rival le commerce des poésies les plus diverses. M. Bryant, bien qu’il ait traduit des poésies espagnoles, portugaises, françaises et allemandes, n’a devant les yeux que les modèles de la mère-patrie. Il semble qu’il ait voulu lutter avec les poètes contemporains de l’Angleterre et faire place parmi eux à un poète américain. Dans son poème des Ages, il a employé la vieille strophe de Spencer, telle qu’elle a été rajeunie par Byron pour Childe-Harold ; mais si, comparé à M. Longfellow, M. Bryant est plus exclusivement anglais par la forme, il est peut-être plus américain pour le fond. Il traite plus souvent des thèmes nationaux et patriotiques. Ce poème des Ages par exemple, après une vue rapide et sans beaucoup de nouveauté de l’histoire successive des empires, aboutit à L’empire nouveau qui grandit de ce côté de l’Atlantique, empire dont l’auteur salue, en les affirmant avec une confiance tout américaine, les brillantes et immortelles destinées :

« Ici l’esprit de l’homme enfin libre secoue et rejette ses derniers fers. Et qui posera une limite à la force déchaînée du géant ? qui limitera sa vitesse dans la carrière du progrès ? car, comme la comète plonge sa course lumineuse dans l’immensité de l’espace, ta route lumineuse, et que nul n’a parcourue, s’enfonce dans la profondeur des âges ! Nous pouvons seulement suivre dans le lointain l’éclat toujours croissant dont ta marche s’illumine jusqu’au point où les rayons de l’astre s’évanouissent pour les yeux mortels.

« L’Europe est livrée en proie à des destins plus sévères ; elle se tord dans ses chaînes. Puissans sont les bras qui enchaînent à la terre ses peuples, qui se débattent en vain ; elle aussi est forte et ne s’irritera pas toujours contre eux d’une vaine colère, mais elle jettera à terre ceux qui la foulent, et brisera le filet de fer. Oui, elle verra de meilleurs jours ; elle fera de meilleures choses. Le moment qui doit la délivrer et la relever viendra ; mais il n’est pas venu.

« Pour toi, ô mon pays, tu ne tomberas qu’avec tes enfans. Tes soins maternels, ton prodigue amour, tes bienfaits répandus sur tous, ce sont là tes chaînes ; tes frontières ont pour les garder la mer et la tempête ; derrière ces remparts défendus par tes braves enfans, tu te ris de tes ennemis ; qui osera assigner un terme à ta puissance solidement fondée, ou dire à quelle félicité les fils des hommes ne parviendront pas dans ton sein ? »

La nature américaine n’inspire pas moins heureusement M. Bryant que la grandeur et l’avenir de son pays. Il a écrit des vers délicieux sur l’aspect automnal des forêts américaines. En les lisant, je me retrouve au bord du Sciotto ; si je les avais eus alors sous la main, j’aurais cité, je n’aurais pas décrit. Son poème sur les Prairies est une peinture simple et vraie de ces régions qui ont inspiré tant de peintures fantastiques. Tandis qu’il est perdu dans la contemplation de la nature, dans une rêverie mélancolique sur le sort des races qui ont disparu, en entendant le murmure de l’abeille qui accompagne les colons en Amérique, qui les devance et les guide au désert, l’auteur, ramené au présent et à l’avenir, s’écrie : « J’écoute longtemps ce bruit domestique, et il me semble ouïr l’approche d’une multitude qui bientôt remplira les solitudes. Le rire des enfans, la voix des jeunes filles, la prière douce et solennelle du dimanche montent vers moi ; le mugissement des troupeaux se mêle au frémissement du blé mûr balancé sur les noirs guérets. Tout à coup un vent plus vif s’élève, emporte mon songe, et me voilà de nouveau dans le désert seul ! » Ce n’est pas uniquement au sein des forêts et dans les solitudes vierges du Nouveau-Monde que M. Bryant trouve des inspirations poétiques. Dans la ville agitée, affairée, au sein de laquelle il mène une vie agitée, affairée comme elle, il aperçoit une poésie à travers l’activité de l’homme, comme à travers le calme de la nature il aperçoit Dieu.

« Ce n’est pas seulement dans la solitude que l’homme peut entrer en commerce avec le ciel, ce n’est pas seulement dans le bois sauvage ou la vallée éclairée par le soleil que Dieu est présent ; je n’entends pas sa voix là seulement où les vents murmurent et où les vagues se réjouissent : ici même je reconnais, ô Tout-Puissant, la trace de tes pas, — ici, au milieu de cette foule roulant à travers la grande cité, avec ce grave murmure qui éternellement retentit, encombrant les rues qui serpentent à travers les bâtimens, orgueilleux ouvrages de l’homme.

« Ton soleil brille pour eux du haut du ciel ; sa clarté repose sur leurs demeures et éclaire leurs foyers. Tu répands l’air qu’ils respirent dans les vastes espaces. Tu leur donnes les trésors de l’océan, les moissons de ses rives.

« Ton esprit les enveloppe, animant cette masse qui marche sans relâche ; le bruit sans fin des voix, des pas de l’innombrable multitude, aussi bien que la mer résonnante et la tempête, parle de toi.

« Et lorsque vient l’heure du repos, comme un calme survient en pleine mer et fait tomber les vagues, le moment de ce repos est encore l’on ouvrage. Ce repos annonce aussi celui qui garde cette vaste cité tandis qu’elle dort. »

M. Bryant est un poète sérieux, moral, inclinant à la tristesse, non à cette mélancolie rêveuse, maladie de l’oisif, mais à cette tristesse mâle, épreuve de l’homme énergique aux prises avec la destinée et soutenant cette lutte dont il a dit avec amertume : « Les soins sordides au milieu desquels je vis consument mon cœur et le racornissent ainsi que le feu racornit le papier. » Il aime à parler de la mort, à la regarder en face, comme un voyageur résolu attache un œil ferme sur le larron qui l’attend au bout du chemin, et vers lequel il marche sans joie, mais sans peur. La contemplation de la mort ramène toujours le poète américain à la moralité de la vie. « Vis, dit-il à la fin du poème intitulé Thanatopsis (vue de la mort), vis de telle sorte que, lorsque tu seras requis à ton tour de rejoindre la caravane qui est en marche vers ce mystérieux royaume où chacun prendra sa chambre dans la demeure silencieuse de la mort, tu n’y ailles pas comme le condamné employé aux carrières se traîne le soir vers sa prison, mais que, soutenu et consolé par une indomptable confiance, tu approches de ton sépulcre semblable à un homme qui s’enveloppe dans les draps de sa couche et s’endort pour faire un beau rêve. » Ce même sentiment de tristesse forte et résignée, mêlée d’une consolation, s’exprime ainsi dans ces vers suggérés au poète à la vue des étoiles qui disparaissent dans les lueurs du matin, et qui sont pour lui un symbole de l’oubli appelé à effacer toutes les renommées :


« Ainsi les ombres de l’oubli, du sein desquelles nous sommes sortis, glissent sur nous lorsque le crépuscule de la vie est terminé, et la foule des noms qui resplendissaient dans le ciel de la renommée pâlit et disparaît à mesure que s’écoulent les années. Que nos noms s’effacent ! Mais nous, prions que cet âge dans lequel le souvenir de nous et de nos amis doit périr se lève sur le monde dans la joie et la lumière, comme cette aurore qui, en ce moment, éteint les étoiles dans les cieux. »


Il y a là un sentiment qui m’émeut. Bénir l’oubli qui nous enveloppera, pourvu que le temps qui amènera cet oubli amène la félicité des générations qui naîtront alors, cela est beau et touchant, et rappelle l’excellent Chamisso contemplant en souvenir le château de ses pères sur lequel la charrue a passé, puis se réveillant de son rêve féodal par ce cri d’humanité : « Sois bénie, ô charrue, et bénie soit la main qui te conduit ! »

J’ai rencontré M. Longfellow et M. Bryant dans des circonstances bien différentes. M. Longfellow m’a reçu, avec une gracieuse hospitalité, dans un intérieur élégant, au milieu d’objets d’art et de souvenirs de tous les pays. J’ai entrevu M. Bryant au bureau de son journal, poudreux, l’air affairé comme un homme qui est dans la lutte. Ce hasard peignait les deux destinées et les deux tendances poétiques : le whig, professeur et homme du monde, conservant au sein d’une vie reposée la sérénité qui respire dans ses vers ; le démocrate, publiciste honorable et convaincu, mêlé à l’action, au combat ; l’un plus européen, plus complet ; l’autre plus américain, plus concentré ; l’un original par la diversité des inspirations, l’autre puissant par l’intensité d’un petit nombre de sentimens jetés dans un moule moins nouveau, mais peut-être plus personnels ; le premier cosmopolite un peu comme un Allemand, le second national comme un Anglais ; tous deux Américains par le cœur et par la popularité »

M. Bryant a fait aussi le voyage d’Europe ; il a écrit ce voyage. J’en traduirai le début : il est curieux parce qu’il fait sentir l’impression que notre vieux monde peut produire sur les habitans du nouveau. Nous sommes pour eux, à notre tour, quelque chose de nouveau, de singulier, et il est assez piquant de voir notre vie d’Europe, nos souvenirs, notre avenir, notre civilisation si ancienne à leurs yeux par comparaison, toutes ces choses qui sont pour nous la réalité quotidienne, et qui ne nous frappent point, prendre tout à coup dans leur imagination l’aspect du lointain, de l’antique, de l’extraordinaire. C’est comme si nous pouvions nous apercevoir de loin nous-mêmes dans un mirage. M. Bryant est frappé d’abord des vieilles églises de Rouen et du costume des paysannes normandes, puis il ajoute : « Nous rencontrâmes des femmes sur des ânes, cette bête de somme de l’Ancien-Testament, avec des paniers de chaque côté, ce qui était la coutume il y a cent ans. Nous vîmes de vieilles femmes sur leur porte, filant avec des quenouilles et formant le fil en le roulant entre leur pouce et leur index, comme dans Homère. Un troupeau de moutons broutait au penchant d’une colline, gardé par un berger et un couple de chiens aux oreilles dressées qui les défendaient des étrangers, ainsi qu’on faisait il y a mille ans. » Une coutume qui dure depuis cent ans semble au poète, fraîchement débarqué dans l’ancien monde, quelque chose d’incroyable ; filer avec une quenouille, en tordant le fil entre l’index et le pouce, est un procédé homérique curieux par son antiquité. Cependant ce n’est que de nos jours que la quenouille a pu être remplacée, et l’auteur aurait pu se souvenir que l’on doit au génie d’un Français, M. Ph. de Girard, la découverte de la machine à filer le lin, qui permet de se passer du procédé primitif dont il s’émerveillait.

J’ai visité aussi M. Washington Irving. Les ouvrages de M. Irving sont trop connus en Europe pour que j’aie besoin de faire autre chose que de les rappeler. Historien solide et agréable de Colomb et des premiers conquistadores, conteur aimable sous le nom de Geoffrey Crayon, il a familiarisé l’Europe, où il a vécu et dont il sait reproduire le langage, avec les scènes de la prairie, avec les Indiens des Montagnes-Rocheuses. Il a écrit un charmant volume sur l’Alhambra. Il est, comme M. Longfellow, moitié Américain, moitié cosmopolite ; il représente comme lui cette alliance avec l’Europe, qui est le trait toujours plus dominant des mœurs et de la littérature des États-Unis. Je l’ai trouvé dans une belle maison qui avait presque l’air d’un palais. Sa conversation est comme son style, facile et polie. D’un âge déjà avancé, m’a-t-on dit, il paraît encore jeune, et s’animait en parlant de son excursion dans la prairie, que des circonstances l’avaient obligé de terminer plus tôt qu’il n’aurait voulu. Une fois lancé, disait-il, je serais allé toujours devant moi. Ainsi, évoqué par les souvenirs du désert, se réveillait, chez l’écrivain formé par l’Europe, chez le diplomate accoutumé à nos mœurs, l’instinct aventureux de l’Américain.

Mon introducteur auprès de M. Washington Irving, M. H. Tuckerman, est lui-même un homme de talent et d’esprit. Il offre encore un exemple de cette culture européenne dont je parlais tout à l’heure. M. Tuckerman est un voyageur et un essayist  : il a raconté son tour en Italie, a écrit sur la vie des poètes anglais, les voyages, la conversation, les arts, la promenade, des essais qui rappellent un peu les délicieux vagabondages de Ch. Lamb, tout en ayant leur physionomie propre. Certes, rien n’est plus différent du mercantilisme affairé qui domine aux États-Unis, mais, grâce à Dieu, n’y est pas tout à fait universel, que cet esprit ingénieux et un peu subtil qui caresse paisiblement et gracieusement des sujets d’art, des données de l’observation ou de la fantaisie.

Ce soir, je suis allé entendre prêcher la tempérance. Ce n’était pas un sermon par un prêtre sur une vertu chrétienne, c’était un discours prononcé par un jeune homme qui a dévoué sa vie à aller de ville en ville, à travers l’Union, exhorter le public, qui se presse pour l’entendre, à l’abstention des liqueurs spiritueuses : apostolat volontaire, et je crois purement laïque. Le père Mathew, moine irlandais bien connu en Europe, quitte en ce moment l’Amérique, emportant les bénédictions de tout le monde, sans différence de sectes, et un témoignage assez considérable de la reconnaissance publique, pour avoir, par ses infatigables prédications, enrôlé, dit-on, plusieurs millions d’hommes sous la bannière de la tempérance, c’est-à-dire pour leur avoir fait prendre l’engagement solennel de renoncer à l’usage de toutes les liqueurs fermentées. Le mouvement des sociétés de tempérance a commencé en Amérique, à Boston, en l’année 1826, et cinq ans après en Angleterre. Son progrès a été immense dans les deux pays. Le gouvernement de l’Union s’y est associé en supprimant les distributions d’eau-de-vie aux soldats et en interdisant l’usage des liqueurs fortes aux marins ; mais ce qui a agi surtout comme toujours, c’est le principe volontaire. En 1836, il y avait déjà 8,000 sociétés de tempérance dans les États-Unis, comprenant environ 1,500,000 membres ; les femmes, les jeunes gens ont formé des sociétés de tempérance. Enfin la volonté générale sur ce point s’est manifestée par des actes législatifs. Ainsi dans l’état du Maine la vente des spiritueux est absolument interdite, sauf, en cas de maladie, sur une ordonnance de médecin, ou pour servir dans les arts. Rien ne montre mieux l’empire absolu de la majorité sur l’individu. Dans son organisation spartiate de Salente, Fénelon a placé une disposition pareille parmi beaucoup de lois somptuaires et d’autres règlemens en matière d’industrie et de commerce, tous très restrictifs de la liberté. Mettre un peuple à l’eau peut être une tyrannie salutaire ; mais, à coup sûr, c’est une tyrannie qu’aucun souverain absolu de l’Europe ne pourrait se permettre.

Ce qui est bien digne de remarque, c’est que ce soit dans un pays où le grand nombre règne qu’on ait ainsi interdit l’objet de la passion du grand nombre. Du reste, on s’y est parfaitement soumis, et le maire de Portland, capitale de l’état du Maine, félicite en ce moment ses concitoyens des bons effets de la loi, qui a diminué les crimes et le paupérisme dans la cité. À Bangor, seconde ville du même état, un watchman a déposé que, depuis que la loi est en vigueur, c’est-à-dire depuis trois mois, le violon (watch-house) et la prison sont presque vides, que la police n’a pas fait une seule arrestation, et cet état de choses forme le contraste le plus parfait avec les scènes de violence qui troublaient sans cesse les rues de la même ville l’hiver dernier.

Il y a un parti considérable qui travaille à introduire la même interdiction dans l’état de New-York. On avait déjà essayé de l’y établir, à l’exception des villes ; mais l’influence des négocians intéressés au commerce des liqueurs l’a emporté sans décourager leurs adversaires. Voilà où en est cette campagne contre l’ivrognerie, entreprise il y a moins de trente ans, et qui a déjà fort entamé l’ennemi, car en 1836 on comptait douze mille ivrognes notoires qui s’étaient corrigés. M. Gough a prononcé un discours qui contenait beaucoup de bonnes choses, mais qui auraient gagné, ce me semble, à être dites plus simplement, avec moins d’éclats de voix et moins de contorsions. On ne saurait employer à prêcher la tempérance une éloquence moins tempérée, et véritablement on aurait cru parfois l’orateur sous l’empire du poison qu’il maudissait. À travers toutes ces violences, il y a eu des momens d’un grand eifet, quand le Bridaine américain a parlé de ceux qui croient qu’on peut s’arrêter sur la pente de l’ivrognerie. Amenant là une image qui était peut-être disproportionnée au sujet, il a dit : « C’est comme un homme qui descendrait les rapides au-dessus de la chute du Niagara, auquel on crierait : Arrête ! arrête ! et qui répondrait : Je m’arrêterai plus loin. » Et l’orateur, par sa pantomime, représentait la scène qu’il décrivait : il élevait les bras pour retenir la malheureuse victime entraînée par le courant, et enfin un geste terrible a exprimé le moment où elle s’engouffrait dans l’abîme.

Il serait mal de traiter légèrement une question qui intéresse autant la moralité et la prospérité publiques ; mais n’y a-t-il pas quelque chose d’immodéré dans cette proscription absolue de toutes les liqueurs fermentées, y compris le vin, la bière et le cidre ? Peut-on mettre sur la même ligne le whisky, qui contient cinquante-quatre parties d’alcool sur cent, avec le vin de Bordeaux, qui en contient en moyenne douze, le vin de Bourgogne, qui en contient en moyenne quatorze, et la bière, qui n’en contient pas deux ? La guerre à l’eau-de-vie sous tous ses noms me paraît une bonne guerre, et il faut dire que c’est elle surtout que les sociétés de tempérance avaient à combattre en Amérique ; mais pour les autres boissons moins funestes, l’abstinence absolue que prêchent les sociétés ne pourrait-elle être remplacée par ce que leur nom semble promettre, la tempérance, mot qui signifie, ce me semble, usage modéré ? J’avoue que j’incline assez à croire que la véritable tempérance aura triomphé le jour où ceux qui boivent aujourd’hui de l’eau-de-vie et ceux qui ne se permettent de boire que de l’eau seront réunis autour d’une table sur laquelle il y aura, comme sur une table européenne, du vin et de l’eau, en tâchant toutefois de ne pas tomber dans le Niagara. On commence à faire du vin avec les vignes de l’Ohio. Si cette culture se développe, c’est peut-être à elle qu’est réservé l’honneur de porter le coup fatal à l’eau-de-vie, et de réhabiliter la cause de la vraie tempérance, c’est-à-dire de la modération.

Je rentre ce soir très en colère contre l’incurie américaine. En me promenant dans cette magnifique rue de Broadway, j’ai manqué deux ou trois fois me rompre le col ; tantôt c’étaient les matériaux d’une maison en construction entassés en désordre et près desquels on n’avait eu garde de placer un lampion ; tantôt c’étaient de grandes excavations qu’il fallait traverser sur une planche étroite et mal assise, poussé par les piétons qui franchissaient au pas de course ce pont périlleux, ou bien une trappe s’ouvrait sur mon passage le long des maisons. J’ai vu dans le journal qu’une vieille femme était tombée hier par une de ces trappes et s’était tuée. On remarquait que la police avait prévenu ces jours derniers celui qui la tenait ouverte du danger qui en pourrait résulter ; il eût mieux valu prévenir l’accident. L’autre jour, à midi, l’étage supérieur d’une maison située dans Broadway est tombé dans la rue. Le Courrier des États-Unis, journal français qui se publie à New-York, a présenté à ce sujet des observations fort sages sur la témérité des entrepreneurs en bâtimens qu’il compare aux capitaines des bateaux à vapeur du Mississipi ; en fait de témérité et d’imprudence, c’est tout dire. « Ici, le premier venu, un gâcheur de plâtre un peu plus hardi que ses camarades se fait entrepreneur, et prend de sa propre autorité le titre d’architecte ; il soumissionne au plus bas prix possible des travaux qu’il exécute avec des matériaux d’une qualité inférieure ; les ouvriers qu’il a engagés élèvent des murs qui sont aussi minces que possible, jettent à travers quelques poutres qui tiennent tant bien que mal, y clouent au hasard quelques châssis de portes et fenêtres, surmontent tout cet échafaudage sans aplomb d’un toit dont on n’a calculé ni la pesanteur ni la puissance, et voilà une maison qui s’écroule. » Hélas ! en ce moment la ville est en deuil par suite d’un désastre douloureux qu’un peu de précaution eût fait éviter. Dans une école où s’assemblent plusieurs centaines d’enfans, une maîtresse qui se trouvait mal a demandé un verre d’eau ; ce mot d’eau a fait naître parmi les enfans la crainte d’un incendie, aussitôt plusieurs voix ont crié : Au feu ! et la panique est devenue générale. Les enfans se sont précipités vers l’escalier ; la rampe, que, malgré quelques réclamations, on avait négligé d’affermir, a cédé, et une épouvantable catastrophe a suivi. Les malheureux enfans sont tombés les uns sur les autres, et se sont entassés à une hauteur de plusieurs pieds ; cent ont péri, et cinquante ont été blessés. Puisse ce terrible événement servir de leçon !

Il est rare que la journée se passe à New-York sans qu’un incendie éclate quelque part. On m’en donne plusieurs raisons : d’abord pas assez de surveillance de la police, ensuite le bas prix du combustible, qui multiplie les feux ; la manière dont les maisons sont bâties, qui les rend très inflammables, et enfin, — ceci est fâcheux à dire, mais paraît vrai, — les assurances. J’ai entendu un magistrat soutenir que, pour diminuer le nombre des maisons brûlées, on devrait supprimer les assurances sur les maisons. Il faut dire aussi qu’il y a un zèle extrême dans le peuple pour aller éteindre les incendies. Dans toutes les villes sont organisés des corps de pompiers volontaires {firemen) : ce sont des hommes très intrépides, quelquefois un peu turbulens.

Rien ne montre mieux la différence d’un gouvernement où le peuple est tout et d’un gouvernement où le peuple n’est rien que l’empressement général de ces pompiers volontaires et de tous les autres citoyens, comparé à l’indifférence que la population romaine montre en pareille circonstance, et dont M. Bunsen me racontait à Rome, où il était alors ministre de Prusse, un singulier exemple. Un soir, se promenant aux environs du Forum, objet de ses savantes recherches, il vit que le feu avait pris dans une rue pleine de granges à foin, et qui, pour cette raison, porte le nom de rue des Fenili M. Bunsen avisa en même temps un homme à sa fenêtre, qui regardait paisiblement brûler la grange de son voisin. Avec beaucoup de peine, il décida cet homme à descendre pour donner l’alarme. Celui-ci ne concevait rien à l’empressement de M. Bunsen, et lui demandait s’il était donc parent de la veuve une telle, chez qui s’était déclaré l’incendie. Comme le diplomate prussien traversait rapidement la place du Capitule pour aller chercher du secours, il fit rencontre de trois bourgeois romains, qui se promenaient au clair de lune, et leur demanda s’ils n’avaient rien vu. Alors l’un d’eux s’arrêta et dit avec tranquillité : — Ce sera le feu que nous avons aperçu il y a une demi-heure. — Eh quoi ! vous avez aperçu le feu, et vous êtes là ? – Ah !! monsieur, cela regarde le gouvernement, tocca al governo.

J’aime beaucoup un pays où ce qui arrive à un citoyen ne regarde pas le gouvernement, mais regarde tout le monde, et c’est là le beau côté du caractère américain, car on est si accoutumé à se passer ici en toute chose du gouvernement, que, de même qu’on a des écoles volontaires, des églises volontaires, des pompiers volontaires, on a aussi une police volontaire, qu’on préfère à celle de la ville. Cependant ce que le gouvernement s’est réservé, il devrait le bien faire, et c’est ce qui ne lui arrive pas toujours. Le service des postes s’exécute avec inexactitude. Il n’y a pas assez d’employés. Dans les comptes-rendus des postes, l’administration fait un tableau très brillant de ce service, et passe trop légèrement sur les méprises (mistakes), méprises très fréquentes, comme je l’ai entendu dire à plusieurs personnes, et comme je l’ai souvent éprouvé moi-même.

Il arrive quelquefois aux Américains de me dire d’un air béat : « Nous n’avons pas de police. » Je leur réponds : « Vous en avez une et même plusieurs, en quoi je vous approuve. Seulement, chez vous, la police est mal faite, et il faudrait la faire mieux. »

Dans une ville de cinq cent mille âmes comme New-York, par laquelle il passe chaque jour plus d’un millier d’émigrans, la population flottante et par conséquent dangereuse atteint nécessairement un chiure considérable. Elle aurait besoin d’une surveillance municipale très exacte. Évidemment cette surveillance n’est point ce qu’elle devrait être. Le soir, certains quartiers sont infestés par des bandits déterminés nommés rowdies qui semblent avoir le goût non-seulement du vol, mais de la violence et de l’assassinat. L’autre jour, quelques-uns de ces misérables sont entrés chez un Français et l’ont tué par un pur caprice de férocité.

On parle beaucoup en ce moment à New-York d’un tableau dont l’auteur est un peintre américain, M. Leutze, et qui représente Washington passant la Delaware. Ce moment est bien choisi dans l’histoire de la guerre de l’indépendance. Après le désastre de Long-Island et ceux qui suivirent, Washington, qui avait été obligé de se replier jusque sur la rive droite de la Delaware, reprit l’offensive, et, traversant le fleuve, qui charriait des glaces, vint sur la rive gauche frapper un coup décisif. Les débris d’une armée de volontaires et de milices mal disciplinées, mal armées, à peine chaussées et vêtues, battirent trente mille hommes de troupes régulières.

Dans le tableau, Washington, sur une barque, au milieudu fleuve, qu’enveloppe à demi la brume et dont on brise la glace, a l’œil fixé sur la rive où il va attaquer l’ennemi ; il la regarde bien. Seulement j’aurais mieux aimé qu’on ne le vît pas de profil. Les hommes qui poussent la barque à travers les glaçons sont réellement à l’œuvre ; leur action est vraie. Autour de la figure principale se pressent quelques officiers. Celui qui porte un uniforme blanc et un bonnet m’a frappé par l’énergie que son visage exprime. L’effet de brume m’a semblé un peu fantastique ; mais l’ensemble du tableau est bien composé, et je le trouve peint avec une certaine vigueur. C’est en somme un estimable tableau d’histoire. Jusqu’ici, je n’en ai pas vu beaucoup en Amérique, j’ai même le malheur de ne pas avoir infiniment admiré West en Angleterre. Ce qui, dans la peinture aux États-Unis, excite surtout mon intérêt, c’est le paysage ; c’est là que je trouve le plus de tentatives originales, et il doit en être ainsi. En effet, les Américains ont à peindre une nature à part. Les formes de leurs montagnes ont quelque chose de singulier ; la végétation est très riche et très différente de toute autre végétation ; les teintes que les feuilles prennent en automne produisent des aspects entièrement nouveaux pour un Européen. Enfin la lumière a dans ce pays une vivacité, et l’air une transparence que j’ai eu souvent occasion d’admirer, et en même temps cet air, cette lumière sont de telle nature que les contours des objets apparaissent avec une précision un peu dure. Les artistes indigènes ont cherché à rendre ces particularités du paysage américain, et me semblent avoir quelquefois réussi. Ces particularités mêmes de la nature transatlantique offraient aux peintres qui voulaient la reproduire un écueil, et ils ne l’ont pas toujours évité. Certains tons rouges et sanglans que j’ai bien reconnus, pour les avoir vus dans les couchers de soleil à mon arrivée en Amérique, devaient être rendus, mais sans exagération. Il ne fallait pas les outrer, et peindre, par exemple, des vaches qui ressemblent à des écrevisses. En général le rouge domine dans beaucoup de ces tableaux. Voici une chasse de buffles dans la prairie : le ciel est rouge, la terre est rouge, les buffles sont rouges. La couleur des Peaux-Rouges a déteint sur le paysage.

Ce n’est pas tout de copier exactement la nature, il faut savoir l’interpréter. Le peintre, en imitant, doit choisir et conserver le caractère du paysage en l’embellissant. Eh bien ! il arrive aux paysagistes américains de s’attaquer de préférence, pour les rendre, à des effets bizarres plus que beaux, qui étonnent l’œil, mais ne le charment point. Quelquefois ils peindront les contrastes les plus heurtés que présentent en automne les couleurs vives et tranchées des feuilles, au lieu de préférer les combinaisons harmonieuses que le même feuillage présente aussi quelquefois. Même dans des vues d’Italie ou d’Allemagne, les artistes américains transportent quelquefois une certaine crudité de ton, une certaine âpreté de couleur, une certaine dureté de lumière, reproduction trop fidèle de ce qui s’offre à eux dans leur patrie. Je signale ces erreurs, parce qu’elles dérivent d’un bon principe, et que, corrigés à propos, les défauts qu’elles enfantent peuvent devenir des qualités. Que les paysagistes américains s’attachent, comme l’ont fait avec succès plusieurs d’entre eux, à retracer les aspects de la nature et de la lumière qu’ils ont sous les yeux, — c’est là ce qui donnera de l’originalité à leurs tableaux ; mais qu’ils ne se plaisent pas à rendre ce qu’il y a de plus insolite et de plus disparate dans cette nature et cette lumière. Qu’ils peignent ce qu’ils voient, mais qu’ils choisissent parmi les objets qu’ils voudront imiter, et que dans cette imitation le sentiment de l’harmonie et de la vraisemblance ne les abandonne point.

Les Américains me paraissent avoir des illusions sur l’avenir de la peinture dans leur pays, et ne pas prendre les meilleurs moyens pour en favoriser les progrès ; ils disent souvent qu’il faut laisser leur société s’établir, et que le développement des arts viendra avec le temps : je n’en suis pas, pour ma part, entièrement convaincu. Ce n’est pas la maturité, mais la jeunesse des nations qui est favorable à l’imagination. En Europe, cette fleur de jeunesse dans laquelle s’épanouit le beau semble déjà passée, ou bien près de l’être, et les États-Unis sont nés mûrs. C’est une année qui n’a pas eu de printemps. Les riantes heures du printemps viendront-elles après les heures sévères de l’automne ? J’en doute. Il ne me paraît pas impossible que ce peuple cultive les arts avec un certain succès et à peu près comme ils sont cultivés en Europe ; mais je n’espère pas pour lui ce que je n’espère guère pour elle, — une nouvelle aurore du beau, — et pour lui encore moins que pour elle, précisément parce qu’il est à quelques égards plus avancé dans la voie d’une civilisation qui ne conduit pas au beau dans l’art. Quand le peuple américain se flatte que l’ère du développement artistique viendra, il me semble entendre un homme de trente ans qui n’a pas été amoureux à vingt dire : « Je le serai à quarante. »

Tout cela ne s’oppose pas, je le répète, à un certain développement des arts et de la peinture en particulier. Bien que les conditions de la société actuelle en Europe ne soient pas favorables à la peinture, la peinture n’y est point morte ; mais pour avoir quelque chance de ce genre de succès qui est encore possible, il faut que les Américains changent leur méthode d’encourager les arts. La société de New-York qui porte le nom d’Art-Union emploie un revenu considérable, que lui fournissent des souscripteurs nombreux, à fonder des écoles de dessin et à acheter des tableaux exécutés par des peintres américains vivans ; elle en a acheté à deux cent cinquante-sept artistes : c’est dire qu’elle a dû en acheter de bien mauvais. Fonder des écoles de dessin est nécessaire, acheter des tableaux aux peintres vivans est fort utile ; mais quand on a tant d’argent, il faudrait en garder une partie pour se procurer en Europe des chefs-d’œuvre qui pussent servir de modèles. Tant qu’il n’y aura pas aux États-Unis un musée contenant un certain nombre d’ouvrages d’art excellens, bien choisis dans les différentes écoles, il sera impossible que la peinture fasse de véritables progrès. Que la société achète quelques tableaux de moins aux deux cent cinquante-sept artistes qu’elle encourage, que ses membres renoncent à quelques gravures, à quelques statuettes auxquelles ils ont droit d’après le règlement actuel ; qu’elle acquière tous les ans trois ou quatre tableaux des grands maîtres, dans dix ans le goût sera fondé, et il y aura chance pour une école américaine.

Dans une exhibition de tableaux qui n’appartenait pas à l’Union des Arts, et qui porte le nom de Galerie des Beaux-Arts, j’ai remarqué cinq tableaux de Cole, qui sont destinés à représenter les phases de la civilisation. Dans le premier, le soleil se lève sur de grandes forêts ; quelques sauvages se combattent, ou poursuivent leur proie : c’est l’âge de la chasse et de la guerre. Dans le second, des bergers sont assis dans un lieu tranquille, parmi de beaux arbres d’un aspect plus riant que les sombres forêts du premier paysage ; l’agriculture commence. Le troisième tableau représente une ville opulente remplie d’édifices magnifiques ; l’or brille partout ; de grands navires y apportent les richesses du monde. C’est, si l’on veut, l’ère actuelle des États-Unis traduite en poésie orientale. Dans le tableau suivant, on voit cette ville magnifique livrée aux barbares. Dans le dernier, il n’y a plus que des ruines au-dessus desquelles s’élève une grande colonne et que la lune éclaire. La composition de ce drame en cinq actes est poétique : depuis deux siècles, les trois premiers actes ont été joués en Amérique, celui des barbares n’est pas à craindre ; mais le dernier est toujours possible, et qui sait si la lune ne se lèvera pas un jour sur les débris de la grande cité où je contemple aujourd’hui ce tableau, inspiré peut-être par un poème de M. Bryant, qui a pour titre la Source, et dans lequel l’auteur, se livrant à une rêverie ou plutôt à une méditation pleine de grandeur, trace l’histoire des âges successifs d’une forêt d’abord habitée par les sauvages et les bêtes féroces, puis défrichée, puis devenue siège florissant du bien-être et de la civilisation ! Prophète comme le peintre et perçant encore plus loin dans l’avenir, le poète se demande en finissant si l’homme n’altérera pas encore ces beaux lieux, et si la nature elle-même ne changera pas leur forme par une de ces révolutions qu’elle subit dans la suite des âges.

Le collège de New-York appelé Columbia-College est un des plus anciens établissemens de ce genre qu’on trouve aux États-Unis. Sa charte lui a été donnée par le roi d’Angleterre en 1754 ; elle a été modifiée depuis. J’y ai visité un professeur de littérature qui ne m’a pas caché une certaine antipathie pour le côté démocratique des institutions américaines. Les lettrés se sentent un peu isolés et coudoyés dans cette foule dont les préoccupations sont si ardentes et si différentes des leurs ; ils s’en vengent en relisant Aristophane. M… me disait qu’il y trouvait la démocratie des États-Unis traitée comme elle le mérite. Du reste, c’était sans humeur et avec une bonhomie narquoise de très bon sens et de très bon goût. Le Columbia-College a l’inconvénient très ordinaire aux États-Unis d’embrasser dans le cours des études qu’il donne un trop grand nombre d’objets en trop peu de temps. Là comme à Cambridge, comme dans l’université de Philadelphie, l’enseignement ne dure que quatre années, ce qui tient à ce qu’on ne peut plus garder les jeunes gens quand le moment est venu pour eux de gagner de l’argent, et ce moment vient de bonne heure aux États-Unis. Or, comment feraient-ils pour apprendre dans ces quatre ans tout ce que le règlement veut qu’on leur enseigne ? Outre l’explication de quelques parties des classiques grecs et latins, le programme contient, entre autres choses, les antiquités grecques et romaines, un abrégé de l’histoire ancienne et moderne, une histoire générale des littératures anciennes et modernes de l’Europe, la philosophie, l’histoire de la philosophie, l’économie politique, la physique, et de plus un cours complet de mathématiques commençant à la géométrie élémentaire, se terminant au calcul intégral et à l’astronomie selon les méthodes de Newton, de Laplace et de Lagrange[6]. Voilà pour le collège de New-York. Il en est de même pour l’université de Philadelphie, avec la minéralogie et la géologie par-dessus le marché. Je n’ai pas besoin d’assister à un examen des élèves à leur sortie de ces établissemens pour être convaincu qu’ils ne peuvent, au bout de quatre ans, savoir et surtout bien savoir tout cela.

C’est un article de foi aux États-Unis que l’instruction est la condition de la moralité. Ailleurs on l’a révoqué en doute, et les États-Unis eux-mêmes ont fourni des objections. MM. de Beaumont et de Tocqueville, dans leurs recherches sur le système pénitentiaire en Amérique, ont cité l’exemple du Connecticut, où l’instruction est répandue très libéralement, et où, à l’époque de leur voyage, les crimes avaient augmenté. On a dit dans le parlement britannique que, malgré l’essor imprimé à l’instruction du peuple, le chiffre des crimes s’était rapidement accru à New-York. Des anomalies pareilles ont été signalées dans plusieurs états de l’Europe. Le traducteur américain de l’ouvrage des deux publicistes français que j’ai nommés plus haut, M. Lieber, a examiné aussi la question, et, après avoir indiqué comment des circonstances particulières pouvaient modifier l’influence habituelle de l’éducation, il a établi que l’instruction n’était pas bonne d’une manière absolue. « L’arithmétique, dit-il, sert au fripon autant qu’à l’honnête homme qui travaille pour sa famille ; un couteau sert au meurtrier aussi bien qu’à celui qui l’emploie à couper un morceau de pain pour un mendiant. » Puis M. Lieber ajoute à ces observations des considérations ingénieuses et vraies sur l’utilité indirecte que l’éducation en commun a pour l’enfant. Il remarque que rien n’est plus dangereux qu’un homme qui ne sait pas lire dans une société civilisée. Je trouve que M. Lieber a raison. En effet, cet homme est en quelque sorte en dehors de la société ; une foule d’avenues lui sont fermées ; il a comme un sens de moins ; de là une humiliation et un obstacle perpétuel dont le sentiment doit le pousser au vice et au crime.

Il y a encore un autre motif aux États-Unis pour apprendre à lire à tout le monde : c’est que dans ce pays, où toutes les carrières et toutes les chances sont ouvertes à tous, personne ne veut donner à ses enfans la seule infériorité radicale que cette société admette, et créer pour eux l’unique incapacité qui puisse les empêcher d’arriver à la fortune et au pouvoir. Je crois qu’une partie de la reconnaissance qu’on professe aux États-Unis pour les bienfaits moraux de l’instruction s’adressent tout bas à l’utilité qu’on en peut retirer. C’est un motif très avouable de répandre l’instruction élémentaire, seulement il faudrait l’avouer davantage.

Les écoles publiques sont établies et entretenues, tantôt par des fonds que chaque état fournit, tantôt par des taxes que votent les villes et les communes. Le système le plus généralement adopté est celui de New-York, qui consiste dans une combinaison des deux autres. Le principe général est que la ville s’impose également ou proportionnellement à ce que lui donne l’état aux termes de sa constitution. L’état de New-York s’est réservé à perpétuité pour les écoles le produit de toutes les terres qui lui appartiennent, et un capital appelé fonds des écoles.

Dans la ville de New-York, les écoles ont considérablement augmenté relativement à la population. Celle-ci était, en 1831, d’environ 170,000 âmes, maintenant elle dépasse 500,000, elle a plus que triplé ; mais le nombre des enfans instruits, qui est aujourd’hui de 120,000, a quintuplé. Le personnel des instituteurs est de plus de 12,000. En 1852, seulement pour les écoles du soir, on a dépensé une somme de 80,000 francs. Les écoles de l’état de New-York se distinguent aussi de celles de plusieurs autres états en ce qu’il n’y a pas d’écoles pour les enfans pauvres. Nulle distinction n’existe entre ceux-ci et les enfans riches. L’impôt qu’on prélèverait sur les parais aisés au profit des petits indigens, ils le paient pour l’école, dont ces derniers profitent avec leurs propres enfans. Le déboursé est le même, et la dignité de tous est mieux respectée. Il s’est fait depuis une douzaine d’années une révolution dans l’organisation des écoles à New-York, et M. Hughes, archevêque catholique de cette ville, car les Américains ne sont pas si chatouilleux à l’endroit du papisme que les Anglais, a amené ce changement. Il existait une ancienne corporation qui était en possession de créer et de gouverner les écoles. Cette corporation, dans laquelle se trouvait un certain nombre de quakers, laissait l’enseignement religieux à la famille et aux écoles du dimanche, seulement on lisait dans l’école la Bible sans commentaires ; mais comme c’était une bible protestante, les catholiques avaient des scrupules : ils demandèrent qu’une partie du fonds des écoles leur fût attribuée. L’archevêque plaida cette cause avec beaucoup d’éloquence. Par respect pour le principe de ne rien faire qui favorise une communion chrétienne en particulier, principe qui est très dominant dans la république, l’état de New-York n’a pas cru pouvoir affecter aux églises catholiques une portion du fonds commun. Néanmoins, tout en respectant le droit de l’ancienne corporation à laquelle on a laissé le gouvernement de ses écoles, l’état en a créé de nouvelles gouvernées par des préposés (trustees) qui sont nommés par des hommes choisis dans chaque division de la ville, et on a formé un collège pour l’enseignement supérieur gratuit sous le nom de Collège libre (Free Academy).

Ce collège ne s’est pas établi sans difficulté. Ici tout se discute au point de vue politique ; les uns approuvaient, comme très conforme à l’esprit républicain, que des enfans placés dans les situations les plus diverses fussent ainsi admis à suivre un enseignement supérieur par le seul droit de la capacité. Les autres, dans l’excès de leurs susceptibilités démocratiques, s’élevaient contre un enseignement supérieur donné gratuitement, comme créant dans la jeunesse une sorte d’aristocratie au profit de laquelle seraient détournés l’argent et les maîtres, au détriment des écoles primaires, utiles à tous. Il a fallu l’autorisation de la ville de New-York. Le consentement de la ville a été décidé par une majorité seulement de 20,000 voix, environ un dixième. La ville ayant consenti à l’établissement du nouveau collège, elle a dû demander à l’état de lui accorder par une loi la permission de se taxer pour cet objet.

Cet établissement m’a semblé très bien conçu et très bien organisé. Remarquons d’abord qu’en France il n’y a rien de pareil à cet enseignement des collèges donné gratuitement. Il va sans dire qu’on est admis d’après des examens, qui portent sur la lecture, l’écriture, l’arithmétique, le latin, la géographie, l’histoire des États-Unis. Tout élève des écoles publiques ayant plus de douze ans est admissible ; les candidats sont examinés sur les différens chefs par des professeurs qui ne connaissent pas leurs noms, et écrivent, quand il y a lieu, bon (good) sur une carte anonyme qui leur est présentée par le candidat. Il faut pour être reçu un bon de chaque professeur. Il y a en ce moment 280 élèves. L’intention est d’obtenir ainsi un choix parmi le grand nombre d’enfans auxquels les écoles donnent l’enseignement indispensable. Les châtimens n’existent presque pas ; on cherche à développer le ressort moral, et on accoutume les enfans aux procédés expéditifs qu’ils rencontreront partout sur leur chemin. Quand l’un d’eux commet une faute, on lui adresse des observations ; s’il y retombe, on lui dit froidement : Vous ne pouvez plus être associé aux autres élèves de ce collège, — et on le renvoie.

Deux choses m’ont paru caractéristiques dans la visite que j’ai faite au Collège libre, dont l’organisation m’a été très nettement expliquée par le principal, M. Webster. D’abord, c’est la manière dont la surveillance du principal est facilitée et simplifiée par des dispositions matérielles. Dans un gros volume tout semblable au livre de comptes d’un négociant est une table construite comme une table de multiplication, et qui permet de voir sur-le-champ ce qu’à une heure donnée fait un élève, dans quelle classe il se trouve ; c’est la perfection de la tenue des livres appliquée à l’administration d’un collège. L’autre trait de mœurs qui m’a frappé, c’est que les élections des trustees ou préposés au gouvernement du collège ont un caractère politique. Quand les démocrates sont en majorité, il est à peu près impossible qu’un whig soit nommé ; mais vu la nature des partis américains, dont la diversité de tendances ne se porte que sur un petit nombre de points déterminés, l’ascendant d’un parti ou d’un autre est sans importance pour le collège. On m’a conduit dans une grande salle où a lieu tous les mois une déclamation. Le but de ces récitations solennelles est de donner aux élèves de bonnes habitudes oratoires, partie de l’éducation qui n’est pas à négliger dans un pays où, comme en Angleterre et encore plus, tout le monde peut être appelé à délibérer sur les affaires publiques. La puissance de la parole est toujours en proportion de la liberté.

Je reviens très content de ma visite au Collège libre avec le colonel…, qui a bien voulu m’accompagner. Il y a, dit-on, aux États-Unis plusieurs milliers de colonels, et quand au parterre on appelle quelqu’un par ce titre, vingt personnes se lèvent. On le conçoit quand on sait comme un régiment de milice s’organise. Des gentlemen se réunissent et se distribuent les grades, quelquefois le colonel n’accepte qu’à la condition qu’il nommera ses officiers, puis on recrute des volontaires ; mais le colonel… avait un avantage hors ligne : il est sorti de West-Point, l’école polytechnique des États-Unis, qui, sans égaler son modèle, est l’établissement de haute instruction de beaucoup le plus remarquable de l’Union, et le seul qui relève du gouvernement central. Maintenant le colonel… a quitté les armes pour les affaires et s’est fait avocat (lawyer). Je crois que sa fortune le dispensait d’exercer aucune profession, que celle-ci ne l’occupe pas beaucoup, et qu’il a obéi à une exigence de l’opinion qui, contrairement à l’ancien préjugé des peuples aristocratiques, fait ici du travail un honneur et un devoir. Comme un gentilhomme eût autrefois caché qu’il était intéressé dans une entreprise commerciale, un citoyen des États-Unis déguise son loisir pour ne pas déroger à la dignité du travail : démocratie oblige.

À propos de démocratie, je revenais avec le colonel… en suivant une rue qui s’appelle Bowerie-Street. Il m’a dit : — Vous voyez bien cette rue ; c’est elle qui, à New-York, divise la société en deux classes : ceux qui n’ont pas fait fortune demeurent à l’est de Bowerie-Street, ceux qui ont fait fortune passent à l’ouest. — Et si l’on est ruiné ? — Eh bien ! on repasse à l’est.

J’irai demain à West-Point, chargé de lettres de recommandation par l’obligeant colonel…, et de là jusqu’à Albany, chef-lieu politique de l’état de New-York, le tout sur un de ces grands bateaux à vapeur qui remontent l’Hudson, et en contemplant les bords de ce fleuve, qui est, dit-on, le Rhin des États-Unis.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons des 1er  et 15 janvier, et 1er  et 15 février.
  2. Depuis, j’ai vu dans le musée de Mexico des animaux et même des figures humaines sculptés avec une assez grande vérité.
  3. Un collège médical de femmes établi à Philadelphie il y un an vient de tenir sa première séance publique annuelle. Les jeunes gens étaient d’abord disposés à rire ; mais le sérieux a pris le dessus, et une douzaine de femmes ont reçu le titre de docteur.
  4. Elle a été écrite par un homonyme de M. Davies.
  5. Il faut excepter le petit amphithéâtre de Doué, où il paraît que les rois mérovingiens ont fait combattre des animaux. Il y a aussi les cirques espagnols pour les combats de taureaux, lesquels sont assez semblables pour la barbarie aux jeux sanglans des Romains.
  6. Statutes of Columbia-College, p. 12-14.