Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/15


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Vallée de Lôngerman — holm — chûte du promeneur — la Laponie d’Ôsele.


Les bourgeois des petites villes en Suède, ont généralement un ton et des manières qui paraissent singulières à l’étranger. Ils sont infiniment plus montés sur le ton d’étiquette, qu’à la cour même : c’est là, que les baises-mains, les embrassades, et les courbettes profondes ont plus particulièrement lieu. Dans le passeport que le Roi m’avait donné, j’avais pris le seul titre très-modeste de tel bort fransöser (natif de France.) Ceci semblait devoir me mettre à leur niveau, et par-conséquent me faciliter l’entrée de leurs maisons ; mais c’est une chose bien à remarquer, ces messieurs souvent si grands partisans de l’égalité pour leurs supérieurs, se conduisent de manière à faire croire qu’ils ne pensent pas ce qu’ils disent. Il m’est plus d’une fois arrivé dans le cours de ma pérégrination en Norvège et en Suède de voir le marguillier ou le juge du village, se placer au haut bout de la table, en disant au maître que je n’avais pas de Caractère et affecter un ton et des airs souvent assez particuliers.

Une fois ayant vu tout le monde s’emparer de sa voisine, et lui donner le bras pour aller dans la chambre à côté ; je saisis galamment la mienne, qui était un tendron de soixante et dix ans au moins, et qui cependant avait un pierrôt rose, dont la taile bien pincée, lui descendait, je crois jusqu’aux genoux. En passant près de ces Messieurs, un d’eux m’appliqua un grand. coup de poings sur l'épaule ; étourdi de la caresse, je me retournais dans la louable intention de le lui rendre avec usure, lorsque je le vis me présenter la main en signe de bonne amitié.

Ce qui m’amusait sur-tout infiniment, c'était les révérences sans fin et jusqu’à terre, que les mêmes gens me faisaient lorsqu’ils m’avaient vu accueilli avec égards chez le gouverneur, ou chez quelques Seigneurs.

Leur genre de vie, au sur-plus, est assez semblable à celui des bourgeois Dalécarliens, fumant la pipe, buvant du swag-dricka, et passant les jours dans l’indolence et l’inaction. Ils se plaignent sur-tout assez communément, de voir les gens de mérite délaissés et les postes donnés à la faveur et à la naissance ; j'entendais fort bien ce que voulait dire cela, les gens de mérite, et je ne pouvais qu’applaudir à la justesse de la remarque.

L'hospitalité, qui parmi les paysans est réellement remarquable, ne peut pas l’être chez les gens d’un rang mitoyen. Ils ont rarement de la viande fraîche, peu ou point de vins, un pain dur cuit tous les six mois, et usent de lavages perpétuels tels que l’öle-host le swag-dricka etc. il est donc clair que toutes les fois qu’un étranger se présente, il rogne sur la portion déjà trop faible, ou qu’on est obligé de se mettre en frais pour le recevoir décemment ; de là vient que l’on craint de l’avoir chez soi, et qu'en général dans le Nord, il n’y a point d’inimité à attendre, puisque pour avoir son meilleur ami à dîner, on veut des préparations considérables. Le paysan, au contraire, qui sait qu’on ne s’attend à rien de magnifique, donne de bon cœur ce qu’il a.

La bonhomie des campagnes de la Suède et surtout du nord, oblige le curé à présenter la main à tous ceux de ses paroissiens qu’il rencontre. Cet usage qui entretient la cordialité, entre le pasteur et ses ouailles, a cependant l'inconvénient de procurer souvent au premier et à sa famille le plaisir de jouer du violon écossais, et j’en ai connu, qui m’ont paru fort habiles sur cet instrument de musique.

Quand je veux me représenter une chose très-ridicule, j’imagine un Anglais, sorti pour la première fois de son pays, accueilli dans une de ces sociétés, ou chez quelques bons curés, tendrement baisé sur la bouche, par un vieux prêtre, qui vient de fumer dix pipes, et de boire autant de sups d’eau de vie dans sa journée.

Dans l’expédition que les Russes firent en 1721, l’île sur laquelle Hernösand est située, ne fur point oubliée ; ils n’y laissèrent subsister que l’église, comme presque par-tout où ils débarquèrent.

Je fis mettre ma cariole dans un bateau, et je naviguai entre les îles qui sont à l’embouchure du superbe Ôngerman, qui est sans contredit la plus belle et la plus grande rivière de Suède, Je fus débarquer à Sanna dans hemsô[1] chez M. le baron de Bunge, ancien gouverneur de cette province, qui me reçut avec l’urbanité la plus distinguée. Depuis qu’il s’est retiré, il a employé son temps dans sa retraite, à cultiver son île, dont il est presque le seul habitant : il y a très-bien réussi, et Sanna est vraiment un beau lieu.

Je remarquai parmi l’herbe, plusieurs épis de seigle, et M. le baron de Bunge m’assura que l’année d’avant, il avait semé de l’avoine avec la graine de foin ; qu’au sur-plus, ce n’était pas la première fois qu’il avait fait la remarque que l’avoine semée avant l’hiver, produisait du seigle l’été d’après. Il me montra plusieurs endroits qu’il avait semés exprès, et parmi lesquels on voyait à peine quelques tiges d’avoine.

Je sens très-bien que beaucoup de gens vont crier, que ceci est une exagération de voyageur ; pour éviter toute discussion, je renverrai les incrédules à Sanna et à la personne respectable de qui je tiens ce fait.

Les îles nombreuses qui bordent la côte sont couvertes de bois, et les vaisseaux qui passent continuellement entre elles, animent le paysage. Les habitans ont ici, comme presque par toute la Suède, une manière de défricher les terres bien extraordinaire, et l'on pourrait dire bien dangereuse. Ils abattent les arbres, en couvrent le terrain, et l’année d'après, y mettent le feu. Lorsque les cendres des branches brulées, (car le tronc de l'arbre ne brûle pas) sont encore chaudes, ils les grattent légèrement, et y sèment du seigle. Si cette semaille est suivie d’une pluie abondante, ils sont presque sûrs d’avoir l’année d’après une recolte prodigieuse ; l’herbe vient ensuite sans autre culture. Cette méthode a l’inconvénient de mettre quelquefois le feu aux bois voisins, et souvent l’incendie se propage à des distances considérables ; mais elle a aussi de grands avantages dans ces vastes pays, si peu peuplés.

La chaleur était excessive, et l’orage qui menaçait, éclata précisément à l'instant que je traversais l’Ôngerman, pour aller chercher la poste de Skog d’où je devais remonter ses bords. La rivière a plus d’un demi-mille de large dans cet endroit, les bords en sont très élevés et paraissent bien cultivés et habités ; les éclairs qui sillonnaient la nue dans le lointain, et le roulement du tonnerre augmentaient encore la beauté de la scène.

Les gens à Skog eurent besoin de se faire répéter plusieurs fois, que je voulais remonter le cours du fleuve ; suivant l’usage des pittoresques, ils voulaient me faire aller à Torneô voir le soleil pendant la nuit. Eh ! mais, est-ce qu’il est plus beau que le jour ? que m’importent les bois, les ours, les rochers de ces déserts, et même la grande route fréquentée qui y mène ? ce sont les hommes ; les moyens qu’ils emploient pour supporter leur existence, les manières enfin qui leur sont propres que je me plais a étudier, et qui peuvent intéresser les autres.

J'avais l’intention de remonter le cours de l’Ôngerman, jusqu’à la paroisse d’Ôsele dans la Laponie de ce nom ; puis de là, de passer les montagnes et de me rendre en Norvège : j’avais assez bien pris mes arrangemens, mais je ne comptais pas sur un accident qui m’a forcé de changer de dessein, et dont je me rappellerai peut-être toute ma vie ; mais enfin l'homme propose, comme disent nos bonnes gens.

En vérité, on se fait en Europe (les idées bien fausses et, si j’osais le dire, presque risibles de ces pays du Nord ; il me semble réellement, que la partie la plus riche et la plus industrieuse de la Suède est l’Ôngermanland. Là, les paysans sont de petits seigneurs possesseurs de terre, qui mènent une vie patriarcale dans des maisons larges, commodes et très-propres. Leur sort m’a semblé si heureux, que je crois que ]’eusse volontiers abandonné ma vie errante pour en avoir un pareil.

Le climat est dur en hiver, mais pas plus que dans le Sud de la Suède ; les précautions que l’on sait prendre, le rendent plus supportable que même en France. L’été aussi est bien plus beau que même en Italie ; qu’on se figure trois mois d’un jour serein, rafraîchi toutes les douze heures par un léger zéphir, et pendant lequel on voit, pour ainsi dire, les plantes germer, pousser avec vigueur et mûrir.

À tous pas, on aperçoit sur les bords de l’Ôngerman, nombre de jolies églises et des villages considérables, La vallée cependant, n’est pas si peuplée que celle de la Dalécarlie ; mais elle est plus agréable à parcourir, parce que les montagnes qui l’avoisinent sont plus hautes, et le pays plus boisé. La rivière aussi, est bien plus considérable et les vaisseaux qui vont et viennent, augmentent beaucoup la beauté du coup-d'œil.

Les gästgifvaregôrd, ou maisons de poste, sont tenus par des paysans aisés ; le voyageur est agréablement surpris en leur trouvant un air de propreté et d’aisance, qu’assurément ceux près de la capitale n’ont pas.

J’arrivai enfin à la belle maison de Holm, chez M. de Nordenfalk, aux attentions obligeantes de qui j’ai eu depuis tant de lieu de me louer. C'est le seul söteri, ou terre jouissant des privilèges de la noblesse dans le Nord. M. de Nordenfalk est établi dessus cette terre depuis 40 ans et la culture du pays, aussi bien que la richesse des habitans, sont en partie dues à son infatigable activité. Il n’y a point de mine de fer dans cette partie : on est obligé de le tirer des environs de Stockholm ; mais on a bâti plusieurs forges sur les torrens qui tombent des montagnes, afin de profiter des bois qui couvrent le pays.

Le froment vient parfaitement, quoique ce pays soit fort rapproché du pôle ; il faut avoir l’attention de tirer la semence de pays encore plus au nord, si cela se peut ; ainsi le froment qu’on tire de Vasa en Finlande, au fond du golphe de Bothnie, mûrit trois semaines plutôt que celui qui vient de Stockholm. C’est un objet de grande importance, car la gelée vient les nuits, dès le mois d’août ; si elle était un peu forte, tout serait perdu. Les bleds du sud viendraient fort mal pendant plusieurs années, et même il est probable qu’ils ne pourraient s’acclimater. Cet article pourrait servir d’indication aux cultivateurs des pays du sud, je suis convaincu que si l’on semait en France des grains de Vasa, ils mûriraient six semaines plutôt que ceux de ce pays.

La manière de battre le bled dans cette province, lui est particulière, et prouve à l’évidence que les bois y sont communs ; on bâtit en bois un corridor d’environ 250 pieds de long, sur huit de large, outre les deux côtés qui sont en pente, et ont chacun trois pieds. On place la paille de manière que l'épi seul se trouve sous les roues du träsk-vagnar (chariots à battre le bled). Ce chariot est une machine qui a ordinairement vingt-quatre petites roues de deux pieds de diamètre, d’un demi-pouce de large, et tournant les unes dans les autres ; elles sont extrêmement minces à la bande, il en tient souvent six à chaque essieu, quelquefois aussi il n’y en a que quatre de front et alors il y a six essieux. On attèle un cheval à cette machine, et un jeune garçon, assis sur le siège, la conduit jusqu’au bout du corridor ; il détèle alors le cheval, l’attache derrière et recommence sa carrière. A mesure que le chariot passe, les ouvriers ôtent la paille, et mettent de nouvelles gerbes. Lorsque toute l’opération est finie, il suffit de balayer le corridor et d’en tirer le grain.

Il n’est point de maison de paysan (bonde), ou il n’y ait une pareille machine, et souvent sur les côtés du corridor, il y a des espaœs couverts, où l’on place le foin, le bled en paille et les bestiaux. Ce corridor a encore l’avantage d’offrir une promenade assez longue, lorsqu’il pleut, ou que le pays est couvert de neige. Que l’été dans ces pays est beau ! le charmant demi-jour que ces nuits. Ah ! Messieurs les pittoresques, que je vous plains avec vos montées, descentes, sables et bois ! rien n’est plus agréable que la situation de la belle maison de Holm ; elle est dans une large vallée très-fertile, entourée de montagnes et de bois : au milieu l’Ôngerman roule ses eaux limpides et profondes. Sur les bords, il y a une vingtaine de monts funéraires ; dans quelques-uns, on a trouvé des lances, des épées, des dents et quelques ossemens, comme dans tous ceux qu’on a ouverts.

Il y avait autrefois dans ce voisinage (à Sônga) un couvent de moines, et dans la sacristie de l’église qui sert à présent de paroisse, une fontaine minérale très-fréquentée, et à laquelle on attribuait des qualités miraculeuses. Quelque temps après la réformation, l'archevêque Laur Petr Neric, voulant faire cesser quelques pratiques superstitieuses, dont on usait en prenant les eaux, eut la cruauté de la faire combler en 1554. Elle a resté plus de deux siècles, sans avoir de nouvel écoulement ; mais enfin en 1745 elle a paru un quart de lieue au-dessous de l'église. On l’a couverte d’une cabane en planche, et les gens du pays viennent souvent en boire et s’en trouvent bien. Elle est sulfureuse et ferrugineuse, comme presque toutes les eaux de la Suède. Il est assez particulier, que quoique ces eaux soient assez communes dans le Nord, on n’ait encore pu découvrir de mines de fer dans les montagnes.

Charmé de me voir trompé aussi agréablement, et voyant sous mes yeux le pays le plus beau de la Suède, je confirmai ma résolution d’aller visiter la Laponie d’Ôsele, et de remonter le cours de la rivière, aussi loin que je pourrais, pour entrer en Norvège. À peine hors du village de Sônga, je vis bien que le pays que j’aurais parcourir, ne serait plus aussi fréquenté. La route était encore tracée et assez bonne, mais on était occupé à la faucher. Dans quelques endroits, l’herbe haute de deux a trois pieds, frappait contre le ventre du cheval et arrêtait les roues de ma cariole. J’allai ainsi, sans malencontre, jusqu’au village d’Ed, sautant souvent à terre, pour manger les fruits rouges dont la terre était couverte.

Ce village d’Ed est assez considérable et très-joliment situé. En attendant les chevaux. je fus voir le vicaire suivant mon ordinaire ; je le trouvai occupé à apprendre son sermon pour le lendemain ; il n’accueillit de son mieux et le saumon crud, suivant l’usage, décora bientôt sa table. Il me dit que je pouvais encore aller trois milles dans la cariole, mais qu’après je ne pourrais plus guère aller qu’à pied, à cheval, ou par eau, suivant les circonstances. — Pourquoi le bon vicaire ne me dirail pas qu’il valait mieux monter a cheval dès-lors ! il m'aurait épargné bien des maux.

Après avoir attendu quatre heures, le cheval vint enfin ; le postillon me sembla avoir plus de sup qu’il ne fallait. Accoutumé aux bons chemin ; de la Suède, je ne m’en inquiétai guères et je partis. Cela alla assez bien pendant un mille à-peu-près ; le chemin était cependant souvent très-effrayant, j’avertis plusieurs fois mon homme de prendre garde ; j'allais toujours cependant, admirant la beauté du coup-d’œil et la belle rivière, dont la route suivait les détours.

Tout-à-coup mon homme s’avisa de toucher son cheval dans un mauvais pas, la roue passa sur une grosse pierre, la cariole versa et me précipita à travers les arbres d’une quinzaine de pieds, jusques sur le bord de l’eau, où quelques broussailles n’empêchèrent de tomber. Dans la chute, ma jambe s’accrocha entre deux branches d’arbre, glissa entre elles et j’arrivai à terre le genou tordu, démis, hors d’état de me remuer.

Seul, éclopé dans un pays si reculé, si loin de tout secours, que devenir ? Oh ! qu’alors le beau pays et la belle rivière de l’Ôngerman me parurent horribles. Je me calmai bientôt et me résignant, j’appelai le conducteur ; la chûte l’avait jeté sur le chemin, où il criait comme un malheureux. Il vint bientôt à moi ; il avait eu une légère blessure au front, mais la vue de son sang lui avait fait une peur épouvantable, et il criait non pas de son mal, mais de celui qu’il croyait avoir, suivant qu’il arrive assez souvent.

Il voulait m’aider à me relever, mais ce n’était pas possible ; il voulut me porter, mais à peine pouvait-il se porter lui-même ; il fut enfin obligé d’aller chercher du secours. — Pendant ce temps, je restais là, sur le bord de l’eau, faisant des réflexions assez peu gaies.

Trois hommes vinrent enfin, ils me portèrent sur le chemin et dans la maudite cariole. J’avais compté passer la nuit à Rusélé, qui n’était guères éloigné que d’un quart de mille. Je m’y fis conduire ; je demandai le pasteur et je lui comptai mon histoire ; il m’engagea à descendre. Comme la douleur n’était pas fort considérable, j'imaginai qu’avec de l’aide je pourrais marcher, mais au premier pas, le genou tourna et je tombai à la renverse ; le bon vieux curé, qui s’imaginait que je venais de France, tout exprès pour mourir chez lui, me regardait avec des yeux ébaubis et ne paraissait pas fort désirer de m’y faire porter. Prenant donc mon parti, j'appelai quelques hommes, ils me traînèrent, souffrant des maux inouis, et me jetèrent sur le lit du curé. Le bon homme examinait, lisait mes papiers et les lisait encore, et cependant j’étais là gissant.

Pour comble de malheur, il était sourd ; je fis tant, que du moins il ouvrit la fenêtre ; je le priai de faire venir sa fille dont j’avais vu la sœur à Hernösand. Elle vint ; je m’expliquai, et de ce moment, tous les soins et toutes les attentions me furent prodigués ; mais dans l’intervalle, le genou, la cuisse et la jambe avaient enflé prodigieusement et la meurtrissure s’étendait depuis le pied jusqu’à la hanche.

En me retournant sur mon lit de douleur, devers minuit, j'aperçus quelques tableaux sur la muraille. Ma vue s’arrêta sur l’un, et je lus en gros caractère : Vue du port de Nantes. Ce l’était en effet ; ah ! quand quelque grand malheur nous arrive, il n’est pas besoin d’un tableau, pour que nos idées s’arrêtent sur notre patrie ; mais alors cependant, la circonstance était bien extraordinaire : le port de Nantes, et j’étais au bout du monde.

Le lendemain, le mal-aise augmentant, je crus devoir me faire saigner. Le land-man (le bailly) consentit à me rendre ce service : dans tous pays ces messieurs savent assez bien saigner les gens, mais sans lancettes ; celui-ci faisait mieux, il ne put en venir à bout, quoiqu’il me piquât deux fois, et me fit même un trou assez large au bras. De-là me vint la réflexion, qu’au lieu du grec, de d’hébreux et du latin, dont on remplit la tête des prêtres en Suède, il serait bien plus utile aux paysans, avec qui ils doivent vivre, qu’ils connussent un peu de chirurgie. Dans toutes les paroisses, il devrait au moins y avoir un homme qui sût saigner, accoucher, et en cas de besoin remettre un membre démis.

Pour que le récit d’un étranger, conteur de voyage, puisse être utile au pays qu’il visite, il est bon qu’il passe par toutes les situations, où les habitans peuvent se trouver ; quand rien au-dedans ne vous console, il est bon de tâcher de le faite par l’idée du bien général.

J’avais envoyé un exprès à M. de Nordenfalk, pour lui faire part de l’accident qui venait de m’arriver. Le lendemain, son gendre, le comte Frölik, et un ami de la maison, vinrent me chercher ; ils avaient préparé un bateau, et des voitures pour passer les cascades de la rivière ; ils me transportèrent au bateau et les attentions que je reçus d’eux, me firent oublier et même m’empêchèrent de regretter mon malheur. Il fallut passer en voiture, à l’endroit même où j'avais fait la chute, et ce ne fut pas sans frémir que je l’aperçus. Le bon vicaire d’Ed, sachant ce qui était arrivé, vint au-devant de nous dans ses habits de cérémonie et parut prendre beaucoup de part à mon cas piteux ; par reconnaissance je lui souhaitai une bonne cure, et j’espère qu’il l’aura avec le temps.

Je me rembarquai à Ed et fus débarquer un mille plus loin à Sollefteô, où se trouve la première cascade de la rivière, qui empêche les vaisseaux d’aller plus loin. Sollefteô est une forge très-considérable, qui appartient à M. Classon, dont la demeure principale est a quatre milles dans les bois, à une autre forge plus considérable encore. Je fus reçu ici par son fils avec les marques les plus touchantes d'intérêt, et me rembarquant encore, j’arrivai à Holm vers une heure du matin, dans une situation bien différente de celle où j’étais, quand je l’avais quitté trois jours auparavant. J'y trouvai un chirurgien que M. de Nordenfalk avait envoyé. chercher à Hernösand. Les soins et les bontés que je reçus des maîtres respectables de cette maison, servirent à adoucir mes maux, et le souvenir de ces procédés me sera toujours précieux.

Après une dixaine de jours, je pus me servir de bequilles et six semaines se sont passées, avant que je fusse assez remis, pour continuer mon voyage. L’intérêt que j’avais eu le bonheur d’inspirer, fut pendant ce temps constamment le même, les obligations que j’ai contractées dans cette maison, me sont chères ; et en attendant que quelque occasion se présente d’en montrer ma reconnaissance, que du moins le témoignage public que j’en rends, puisse faire connaître que j’en ai connu le prix !

Pendant le long séjour que j’ai fait dans cette partie, j’ai pu me procurer sur les pays que je voulais parcourir, tous les renseignemens, que j’aurais pu avoir en y allant moi-même, et j’espère que le lecteur n’y perdra pas.

Les Lapons possédaient, il n’y a pas deux cents ans, presque toutes les provinces de l’Ôngermanland et du Jämeteland ; peu-à-peu les Suédois se sont étendus dans le pays, et les autres à qui la vie sédentaire est à charge, se sont retirés plus loin dans les bois. Il en est cependant quelques-uns, qui sont restés, Quoiqu’il y ait souvent eu des mariages entre les deux peuples, et que même bon nombre des habitans de l’Ôngermanland descende des Lapons, l'animosité, la haine et le mépris subsistent dans toute leur force entre les deux peuples.

Les Suédois haïssent, détestent les Lapons, tant à cause de leurs rennes, qui gâtent l’herbe, que parce qu’ils les croient sorciers. Ils ne souffrent pas, qu’aucun d’eux s’établissent dans un village, et forcent ceux qui voudraient vivre dans des maisons, à les aller bâtir dans les bois. Toutes les paroisses ont un Lapon, qui demeure à quelque distance, et dont la besogne est d’écorcher les chevaux morts, et de faire tout ce que les habitans répugnent à faire.

La haine, comme on peut bien le penser, doit être réciproque, mais elle est encore plus forte du côté des Lapons, et je ne fais pas de doute, que ce sont en grande partie ces tracasseries, qui les forcent à la vie errante qu’il mènent. On ne peut guères pense, que ce soir la possession de leurs rennes qui les oblige à ne se point fixer : ils suivent, à cet égard, la pratique des Suédois et des Norvégiens qui ont beaucoup de bestiaux. Pendant l’été, ils vont avec leurs rennes dans les montagnes, et quand l’hiver vient, ils descendent dans la plaine et dans les bois. Les Suisses, les Suédois, les Norvégiens, et tous les habitans de pays montagneux envoient également leurs bestiaux dans les montagnes pendant l’été, et à l’approche de l’hiver, ils les font rentrer chez eux.

La paroisse d’Ôsele, qui donne son nom à la première Laponie, est, pendant l’été, fort déserte et n’est guères fréquentée que par le petit nombre de Suédois qui se sont établis dans ces pays reculés. On prêche alors en suédois ; et lorsque les Lapons reviennent des montagnes, on le fait dans leur langue. L’église a été bâtie en 1650, et augmentée en 1779. Dans ces dernières années, on en a bâti une nouvelle, à dix ou douze milles, appelée Dorothea, en l’honneur de la reine ; on a aussi bâti une chapelle au pied des montagnes, afin que les Lapons pussent venir au service divin pendant l’été. Sous la direction du pasteur d’Ôsele il y a une école ; la couronne y entretient, à ses frais, six enfans à qui on apprend la religion et à lire en suédois et en lapon.

Il n’y a absolument aucun chemin frayé dans le pays, et l'on ne peut guères y voyager en été qu’à pied ou par eau. En hiver la neige nivelle tout, et l’on va fort bien en traineaux. Les marchands d’Hernösand et d’Umeô, y viennent en grand nombre pour le marché qui se tient à Noël. Les denrées qu’ils y apportent sont de l’indigo, du chanvre, du lin, de la laine, des draps, de la farine, du poivre, du sel, du tabac, des pipes, de la quincaillerie, et des instrumens de cuisine. Ce qui se vend le mieux, c’est l’eau de vie ; mais on doit le faire en cachette, parce que la vente en est défendue. Les Lapons et les nouveaux habitans suédois apportent au grand marché, des oiseaux, des viandes et des langues de rennes fumées, ou gelées, du poisson sec, des peaux de bêtes, du fromage, quelque peu de toile et de la flanelle ; mais ces messieurs n’entendent pas raison, et il faut les payer en argent comptant, sur-tout point de papier ; car ils n’aiment pas les assignats.

Les Lapons fabriquent pour leur usage des draps, de la toile, des vases de terre et leurs petits ustensiles domestiques : ils ont aussi quelques forges dans intérieur du pays. Ils ont des espèces de médecins, appelés par les Suédois hus-curer (guérisseurs domestiques), dont le principal remède est l’angélique. Autrefois c’était des sortilèges faits par le moyen de ces petits tambours magiques, qu’on montre dans les cabinets des curieux. La population paraît augmenter beaucoup ; l’année passée, (1798) il y a eu 62 naissances et seulement 20 morts. Voici plusieurs années que cette proportion se soutient. À mesure que le pays se peuple, il devient moins mal-sain.

Avec le temps on saura tirer parti des grandes rivières qui coupent tous ces pays. Charles XI avait déjà eu l’idée de rendre le fleuve de l’Öngerman navigable jusques dans la Norvège. Cela ne demanderait que quelques écluses, aux cascades peu élevées qui en arrêtent le cours. Cette rivière a un cours de plus de cent milles suédois, et forme en outre de très-grands lacs, une île qui a sept à huit milles de long et dans laquelle il y a plusieurs paroisses.

Les Lapons entretiennent, tant qu’ils peuvent, l’idée de la sorcellerie que les Suédois leur attribuent, parce qu’elle les fait vivre. Les paysans croient généralement que l’on ne peut, sans s’exposer beaucoup, refuser la charité à un d’eux ; aussi, dans les Koyas (huttes) de ceux qui approchent les villages, on trouve souvent de bonnes provisions. Le même préjugé fait imaginer que l’on serait exposé à de grands malheurs, si on les recevait dans les maisons, et qu’on leur permit d’y passer la nuit.

Ils se gouvernent entre eux d'une manière patriarchale : le chef de la famille en règle les membres, suivant son plaisir. Dans le cas de querelles, le curé est le premier juge, et quand cela ne suffit pas, un notaire vient d’Hernösand, à la foire de Noël, qui règle les affaires, en recevant le tribut du roi. Les parties sont obligées de s’en tenir à sa décision : sans cela elles seraient forcées de venir plaider dans les tribunaux des villes, ce qui ne les accommoderait pas du tout.

Il est quelques Lapons très-riches, et qui possèdent jusqu’à deux mille rennes. On m’a même assuré qu’il y en avait, qui étaient connus pour avoir en possession des sommes de dix à douze mille rixdales (cinquante mille francs). Les riches, comme les pauvres, vivent presque de la même manière. Les premiers se distinguent seulement par la propreté et la richesse de leurs ajustemens : mais du reste ils ont leurs Koyas comme les autres, entourés, il est vrai, de plusieurs petits, où sont logés leurs domestiques et leurs provisions.

Le Koya est une petite cabane circulaire d’à-peu-près quinze pieds de diamètre, bâtie en cône, et couverte de gazon, ou de hâillons et de peaux. Le feu est au milieu. Au tour, est une couche de bruyère plantée horizontalement, sur laquelle les gens s’étendent la nuit et s’asseyent sur leurs talons pendant le jour. La fumée s'échappe, comme elle peut, par un trou au sommet. Tout au tour de la muraille sont les ustenciles dont ils font usage, rangés par ordre. L’entrée de ce Koya n’est guères que de deux pieds dé haut, afin que ceux qui sont dedans, puissent voir si celui qui entre est ami ou ennemi, et se défendre en cas de besoin. Elle donne dans une espèce d’antichambre où les habits, la vaisselle et les provisions sont serrés. Cette première cabane est plus grande que le Koya, et la porte en est plus haute.

On est vraiment étonné de voir la propreté des habits de dimanche ; celui des femmes est assez bien et très-chaud : c’est une jupe et un corset de laine bleue, ornée de plaques d’argent et de filets d’étain ou de plomb : le bonnet est de la même étoffe. Les hommes ont une espèce de tunique blanche, ouverte à la poitrine, et qui descend au-dessous du genou : elle est attachée au milieu du corps par une courroie. En hiver, tout ceci est couvert de quelque peau de bêtes ; en été, lorsque les Lapons ne sont pas parés, hommes et femmes portent communément une peau de renne, avec le poil en dehors, qui les couvre entièrement et qui n’est pas des plus propres. Ils ne font jamais usage de chemises. Ils sont réellement plus petits que les autres nations de l’Europe. La fumée leur jaunit la peau, et leur éraille les yeux, qui sont communément rouges et petits.

Ce qu’ils paraissent désirer le plus, c’est du sucre, et du tabac ; du moins je n’en ai jamais rencontré, qui ne m’en demandassent. L’eau de vie est aussi un grand régal pour eux ; pour en avoir un verre, on en a vu offrir jusqu’à deux rixdales aux commis de la douane et aux prêtres qui rôdent quelque fois dans leurs déserts. Comme le lecteur a pu le voir, ce n’est pas dans ce moment que j’ai visité ces messieurs. Ce ne fut que lors de mon voyage en Norvège, en traversant la Laponie du Jämteland. Mais m'étant mis à parler de celle d’Ôsele, j’ai tout dit, parce que les usages des uns ressemblent assez à ceux des autres. Les sept Laponies de Suède ont chacune, un chef-lieu ou est l'ég1ise. Autour sont quelques cabanes pour les bestiaux, le jardin, la maison du curé, et le champ de foire. On y voit aussi plusieurs Koyas, dans lesquels les marchands forains se logent. L'habillement et la nourriture, a quelque différence près, sont généralement par-tout les mêmes : le poisson sec, le lait et la chair de leurs rennes en fait le fonds ; ils n'ont ni pain, ni légumes, ni même de sel. Les seuls fruits qu’ils ayent, sont les fruits sauvages dont leurs bois sont couverts, et qui y font vivre cette quantité incroyable de gibier, dont ils savent aussi très-bien tirer parti. Dès le mois de juillet, on sème le froment et le seigle dans l’Ôngermanland. Comme la gelée commence à paraître vers la fin d’août, la proportion est à-peu-près la même qu’en France, à la fin d’octobre. La coupe des foins se fait vers le commencement d’août et la récolte immédiatement après. Les pluies continuelles de cette année (1799) avaient retardé la fenaison : on craignait que les foins ne fussent gâtés. Aussitôt que le soleil paraissait, on voyait des paysans accourir de toutes parts, et chacun s’empresser au travail.

Sur près de quatre-vingts travailleurs (hommes ou femmes), que j’ai souvent vus rassemblés pour faire les foins, je puis assurer avoir, plus d’une fois, fait la remarque, qu’il n’y avait ni chemise ni habits sales et déchirés. Dans les commencemens, je me faisais traîner ; peu-à-peu j’en vins à pouvoir me rendre avec des béquilles, à l’endroit où l’on travaillait. J’admirais l'activité et la bonté de l’excellent vieillard, qui avait bien voulu m’accueillir dans mon infortune. M. de Nordenfalk suivait, depuis plus de 40 ans le même train de vie. Sans cesse occupé des travaux de la ferme ou de la forge, il bonifiait ou défrichait continuellement sa terre, sans oublier le bien être des paysans et des ouvriers qui, par leur attachement pour lui, semblaient être tous ses enfans.

Si les gens riches en Suède, pouvaient se persuader combien ces pays du Nord qu’ils méprisent, sont susceptibles d’améliorations, et combien préférables ils sont pour le sol aux pays qu’ils habitent : si osant braver les préjugés de leur patrie, ils hasardaient d’acheter des terres et de venir les habiter pendant la belle saison, on pourrait promettre que sous peu de temps, une culture bien entendue les rendrait préférables a toutes les autres provinces.

Les arbres à fruit manquent seuls ; mais par les observations que j’ai faites, je puis assurer qu’ils y viendraient, si on en prenait le soin convenable. En France même, ils ne viendraient pas mieux, si on n’en avait pas plus de soin. Quoi ! vouloir qu’au soixante troisième degré de latitude, les arbres à fruit viennent sans abri, en plein vent, et donnent du fruit ! en France même, les bons fruits ne viennent pas sans soins. Il leur faut des abris, des espaliers sur des murailles hautes de quinze pieds et dans une bonne exposition. Si on prenait les mêmes précautions, il est a présumer que l’on réussirait ; autrement il ne faut pas y songer.

Il semblerait que lorsque le froment peut venir dans un pays, les fruits le pourraient aussi ; mais les vieux préjugés des habitans, empêchent de les cultiver, « les arbres à fruit ne peuvent point venir, dit-on, on l’a essayé. » Je le crois sans peine, de la manière dont on l’a fait. Par la même raison les légumes sont aussi fort rares ; en général les peuples du Nord ont eu long-temps des préjugés ridicules contre eux. C’est sans doute par cette raison que Christian IV établit une colonie hollandaise dans l’île de Hamak, près Copenhague. On m’a rapporté, qu’un paysan de ces provinces, étant un jour introduit chez le gouverneur, à l’heure du diner, le regarda d’abord avec surprise manger des épinards, puis sortit bientôt sans dire un mot de son affaire. Ses amis lui ayant demandé, pourquoi il ne s’était pas expliqué ? « Eh ! dit-il, que voulez-vous qu’on dise à un homme qui mange de l’herbe ? »

Cette multitude de petits fruits rouges, et surtout ces Ôkerbergs délicieux qui couvrent les campagnes, se perfectionneraient par la culture. Je suis même persuadé que la plante appelée Blôberg donnerait avec du soin une liqueur très-semblable au vin. Pour m’occuper pendant le long séjour que j’ai été obligé de faire à Holm, je me suis amusé à en extraire le jus, et assurément rien ne ressemblait plus au gros vin d’Orléans. Si on en remplissait quelques tonneaux, et qu’on lui donnât le temps de fermenter, de déposer et de se clarifier, avec les soins que l'on prend pour le vin, je suis persuadé qu’on aurait raison de s’applaudir de l’expérience, et ce peut fruit pourrait remplacer les vignes dans le Nord.

On croit communément que les chênes ne pourraient pas croître dans le pays, ainsi que la plupart des arbres, qui perdent leurs feuilles en hiver. Mais d’où viennent donc ces gros troncs de chênes, que l’on a découverts dans les endroits que la rivière a laissés à sec ? Dans un endroit aussi, j’ai vu deux gros tilleuls ; ces arbres ont probablement poussé, abrités par ceux qui les entouraient, quand le pays était inculte et couvert de bois. Qu’on suive à présent cette indication et l’on aura le même résultat.

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  1. ô veut dire île ; comme en ôtant cette terminaison, il arriverait souvent qu’on ne reconnaîtrait pas l’endroit, j’ai préféré les laisser. J’ai fait de même pour siô qui signifie lac.