Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/2/15
Séance du 11 juin 1858.
M. COMBES annonce qu’il a fait recueillir et transporter à l’hôtel de ville une pierre qui entrait dans la construction du Pont-Neuf, démoli en 1849.
Cette pierre, de grande dimension, est taillée et sculptée avec soin. Il est facile de le reconnaître encore aujourd’hui, malgré les incrustations dont elle est couverte en quelques endroits, et l’action exercée par le contact de l’eau. Elle porte, au milieu de deux branches entrelacées, les armes de France presque frustes, et au-dessous, en moindre dimension, l’écusson de Castres.
On y lit l’inscription suivante :
Le reste manque, mais il est facile d’y suppléer. Gaches dans ses mémoires inédits, en rendant compte des élections annuelles s’exprime ainsi :
L’année 1606, furent faits consuls, Messieurs Jacques Sévérac avocat, Pierre Carles, Raymond et Fabre.
M. Combes avait déjà signalé dans ses Connaissances locales, la reconstruction du Pont-Neuf.
« Le 29 mars 1605, la rivière s’étant débordée si fort qu’elle passa sur le Pont-Neuf, et emporta le moulin de Villegoudou, avec tous les autres jusqu’à Lavaur, les États de Languedoc délibérèrent de travailler à rendre l’Agoût navigable. L’année suivante, dans la session tenue à Albi, sous le duc de Ventadour, ils décidèrent de restaurer à neuf les piliers du côté de Villegoudou, ce qui eut lieu au prix de neuf mille livres. »
M. R. DUCROS rend compte d’une publication de la Société d’agriculture, commerce, sciences et arts de la Marne.
Elle contient le compte-rendu d’une séance solennelle dans laquelle ont été décernés des prix au nombre de dix, pour des questions presque toutes relatives à l’agriculture ; une notice sur l’un des membres de la Société, mort l’année précédente, le général comte de Dampierre, dont la vie a noblement continué les traditions de famille ; quelques travaux des membres ordinaires ou correspondants, publiés dans toute leur étendue ; une étude sur les graveurs de Champagne, précédée de recherches historiques sur cet art porté à un si haut point de perfection aujourd’hui, et dont les premiers essais ne remontent pas au-delà de 1452.
À la suite de ce travail se trouve une liste des graveurs de Champagne, dont plusieurs sont une illustration nationale, comme Nanteuil, le graveur du grand roi, et Mignard frère du peintre.
Une source minérale découverte dans la Marne, près du village de Fermaise, est l’objet d’une étude longue et détaillée qui se termine par ces mots dont on a fait bien souvent une autre application : les eaux guérissent quelquefois, soulagent souvent, consolent toujours.
M. J. Rémy, membre correspondant, raconte une ascension scientifique tentée par M. Brenchley et lui, sur le Péchincha, pic volcanique qui s’élève près de Quito. Ce récit présente tout l’intérêt d’un drame, à cause surtout de la tentative que fit M. Brenchley de pénétrer jusqu’au fond du cratère. Il ne put remonter qu’après des efforts inouis ; et il faillit être victime de son dévouement à la science.
Une notice sur le chevalier Delatouche, mort en 1781, termine ce recueil. C’était un talent remarquable qui n’a pas été apprécié, parce qu’il n’était pas de son époque. Loin de rechercher la gloire, il la fuyait. C’est un fait assez rare, pour qu’il soit permis de le remarquer. L’heure de la justice est venue pour lui : la Champagne se montre fière de ses œuvres, et heureuse de les signaler à l’attention de tous ceux qui aiment les compositions consciencieuses et les aspirations élevées.
M. V. CANET expose un double projet dont il croit qu’il appartient à la Société de prendre l’initiative et de poursuivre l’exécution.
S’il est toujours utile de connaître le passé du pays que l’on habite, rien ne doit être négligé pour assurer ce résultat, et l’étendre autant que possible. L’histoire générale de notre patrie doit nous intéresser. Elle est la vie réelle du corps auquel nous appartenons ; et, à ce titre, elle commande notre attention, parce qu’elle nous donne en échange, des satisfactions nombreuses et des enseignements divers. Mais dans cette patrie dont nous aimons les gloires, et dont nous pleurons les abaissements, dont nous exaltons les vertus avec autant d’énergie que nous flétrissons les crimes, il y a, pour chacun de nous, une patrie que la naissance, l’éducation, la longue résidence ou des circonstances particulières ont désignée à nos hommages et entourée de notre affection. Nous avons besoin de la connaître, parce que nous l’aimons, et il ne nous suffit pas de savoir ce qu’elle est, nous voulons encore pénétrer sa vie passée, et nous rendre compte de tous les événements dont elle a été le théâtre : nous tenons à connaître les hommes célèbres qu’elle a produits, les monuments qu’elle conserve, et à suivre l’action intellectuelle et morale à laquelle elle a été soumise.
C’est une curiosité féconde à laquelle il est bon de donner satisfaction, parce qu’elle a un principe honorable et un but généreux. Et c’est là ce qui explique le zèle avec lequel, dans toutes les parties de la France, des hommes et des corps se sont voués à la recherche et à l’étude du passé, de manière à ne pas permettre aux générations présentes, d’être ingrates par ignorance, pour celles qui les ont précédées. L’humanité, à travers les âges et les distances, est un grand corps. Il ne faut pas en séparer les diverses parties, de peur de lui enlever sa vie propre. Tout s’enchaîne, tout concourt à un même but dans la nature intellectuelle et morale, comme dans la nature physique. L’unité est une condition essentielle de la chaîne des êtres. Il importe donc de la rechercher en tout, et ne jamais porter atteinte à ce qui la constitue ou la maintient.
On est trop oublieux, dans les petites localités, pour ce qui s’est accompli : on est trop indifférent pour ce qui reproduit les diverses phases et les épreuves multiples du passé. On ne paraît pas se rendre compte de l’intérêt de famille, qui porte à recueillir pieusement tous ces souvenirs, à les classer, à les dégager de tout ce qui pourrait les dénaturer, et à les faire revivre, dans leur vérité première. C’est une tendance fâcheuse qu’il faut combattre. Déjà les esprits laborieux ont compris partout, depuis longtemps, tout ce qu’il est possible de tirer, à des points de vue différents, d’une investigation curieuse et patiente, sur ce qui a fait la vie de toutes les associations d’hommes, quelque nom qu’elles aient porté. Il faut aujourd’hui que cette préoccupation pénètre dans toutes les âmes, et qu’elle devienne un moyen de réparation éclatante et complète, pour un trop long oubli, ou un trop coupable dédain.
La Société littéraire et scientifique de Castres a marché, dès ses premiers jours, dans cette voie. Si son attention s’est arrêtée à des questions générales, si elle a poursuivi des études théoriques et des recherches spéculatives, elle n’en a pas moins considéré toujours le pays qui est son centre, et sur lequel doit rayonner son action, comme le premier objet de ses efforts, et le sol le plus fécond pour ses explorations. C’est par là qu’elle a pu espérer pouvoir un jour donner une vie réelle à tout ce qui dort ignoré ou méconnu, dans les bibliothèques et les archives privées ou publiques.
Mais ce travail ne s’improvise pas. Pour qu’il commence à devenir utile, il faut du temps, il faut surtout une patience qui ne faiblisse que rarement, et ne se décourage jamais. Les renseignements sont épars ; il est difficile de les réunir, alors même que l’on ne doute pas de leur existence. Ils se contredisent souvent : il faudrait pouvoir les comparer, les contrôler l’un par l’autre, afin de faire jaillir la vérité du sein de ces oppositions qui, trop souvent portent au fait une atteinte si profonde, qu’il n’est pas possible de le reconnaître et de le reconstituer avec sa physionomie véritable et ses caractères distinctifs.
Le premier travail à faire est donc la réunion de toutes les publications qui, avec des mérites différents, avec des buts distincts où même opposés, sont relatives au pays, ou ont été écrites par ses enfants. Le premier résultat de cette collection, serait de rendre sensible le passé intellectuel de la contrée que nous habitons ; et afin de ne rien faire d’exclusif, afin de rapprocher ce qu’une division administrative a réuni depuis près de 70 ans, au lieu de se borner au point où réside la Société, son attention s’étendrait à tout le département, et embrasserait sans exception :
1° Tous les ouvrages relatifs au département du Tarn,
2° Tous ceux qui ont été publiés par des hommes nés sur son territoire, ou qui l’ont accepté pour patrie,
3° Tous ceux qui ont été imprimés dans une ville de son ressort.
Si cette bibliothèque était complète, elle serait, sans contredit, importante par le nombre, et précieuse par la valeur des ouvrages. Sans doute, il faudra du temps pour arriver à ce résultat ; il faudra des efforts, une patience à toute épreuve, une volonté qui ne se rebute pas. Mais ce qu’un homme ne peut pas espérer de ses propres forces, une société a le droit de le trouver possible ; elle a surtout le pouvoir de le poursuivre avec résolution, et l’espérance, pour ne pas dire la certitude, de l’exécuter dans toute son étendue.
Voilà pourquoi M. V. Canet fait sa proposition avec confiance. Il lui semble que si ce projet est réalisé, les études de toute sorte y gagneront. La Société ne voudra pas être égoïste. Ce qu’elle aura recueilli, elle sera heureuse de ne pas le laisser inutilement enfermé dans ses rayons. Les recherches sur le pays sont difficiles aujourd’hui, pour ne pas dire impossibles, parce qu’il n’y a pas de centre où l’on puisse aller chercher, avec l’espérance de trouver. Elles deviendront faciles, lorsqu’on sera sûr de rencontrer, dans un même endroit, tout ce qui regarde la contrée que l’on veut étudier, ou dont on essaie de recueillir et de coordonner le passé.
Ce sera d’ailleurs un monument élevé à ceux qui nous ont précédés, et un hommage pour les hommes souvent trop peu connus dont les travaux ont préparé ou secondé le mouvement intellectuel qui s’est produit à des époques diverses, et dont nous recueillons aujourd’hui le fruit. Car il ne faut pas oublier que, dans la vie des petits centres, comme dans celle des grandes sociétés humaines, le présent recueille inévitablement, quoiqu’il ne l’accepte pas toujours, l’héritage du bien et du mal que le passé a accomplis ou portés en germe dans ses mœurs, dans ses tendances, dans ses actes et dans ses œuvres.
Lorsque cette bibliothèque sera formée dans une proportion assez considérable, M. V. Canet demande qu’il soit fait une publication sous forme de catalogue. Tous ceux qui travaillent, savent combien l’indication des sources donne de poids à une œuvre. Ils ne peuvent pas ignorer quels avantages elles apportent avec elles, et quel élan elles donnent à un dessein quelconque. Des erreurs ne s’accréditent, des opinions fausses ne s’étendent, que parce qu’il n’a pas été possible de comparer. En réunissant toutes les époques, toutes les opinions, on met sous les yeux la vérité, qui se dégage si naturellement, quand on la cherche de bonne foi, et que l’on veut sincèrement la trouver. Un catalogue de ce genre serait une indication ; le reste serait l’effet de la bienveillance de la Société, qui, on peut le dire d’avance, s’étendrait à tous et ne manquerait à personne.
Un essai de ce genre avait été déjà fait à Gaillac en 1846. M. de Combettes-Labourelie, dont on sait le soin pieux pour l’histoire de la contrée qu’il habitait, et l’amour pour les travaux de l’esprit, avait publié une brochure avec ce titre : Essai d’une Bibliothèque Albigeoise. Cet opuscule, produit par une idée généreuse, renferme des détails précieux ; mais il est incomplet, même pour les temps anciens, et surtout erroné dans un grand nombre d’indications. M. de Combettes n’a pas toujours contrôlé les renseignements qui lui ont été transmis, ou qu’il a trouvés dans des publications contemporaines. D’ailleurs, les œuvres publiées se trouvent mêlées aux manuscrits : il en résulte une confusion fâcheuse. Cependant son opuscule est un service véritable, rendu à la littérature locale. Il pourrait utilement servir ; mais le cadre serait plus vaste, car la publication projetée devrait porter pour titre : Bibliothèque du Tarn ; et les renseignements seraient plus sûrs, car pour des œuvres de ce genre, une association a sur un simple particulier, quelque valeur qu’il ait, par son mérite ou ses œuvres, une supériorité qui est hors de doute.
Une association ne s’enferme pas dans une idée exclusive ; les opinions se complètent par des informations diverses ; elles se redressent par une discussion sérieuse ; et les erreurs qui échapperaient facilement à un individu, sont inévitablement rectifiées ou réparées par un corps.
La Société adhère au vœu exprimé par M. V. Canet. Elle accepte sa proposition, et décide qu’elle se mettra en mesure de l’exécuter, en faisant appel à tous ceux qui pourront l’aider, pour élever ce monument à la gloire du pays, et offrir ce secours aux hommes dont les travaux ont pour but de faire connaître et aimer une contrée aussi riche qu’une autre, mais jusqu’à présent trop peu étudiée et trop peu méconnue.
Il ne fallait rien moins que toutes ces considérations pour déterminer M. V. Canet à faire sa proposition. Il ne doute ni de la sympathie qu’elle rencontrera au-dehors, ni des avantages qui doivent résulter de son exécution, ni des moyens dont dispose la Société, pour faire une riche collection et une publication à la fois complète, et d’une autorité incontestable.
Les expositions sont les fêtes de l’agriculture, de l’industrie et des arts. Elles donnent satisfaction à cette tendance naturelle de notre esprit et de notre cœur, qui demandent des spectacles, et qui ont besoin de se retremper de temps en temps, dans une manifestations publique, pour retrouver leur élan, et conserver toutes leurs forces.
Mais elles ont un côté plus positivement utile, plus directement pratique. Elles rapprochent des produits de même nature, et offrent un moyen assuré de juger en pleine connaissance de cause. La comparaison des procédés et des résultats a cet avantage, qu’elle met en relief les défauts et les qualités, qu’elle permet de peser les caractères divers d’un même produit, ou d’œuvres de même nature, et qu’elle favorise, d’une manière à la fois puissante et sûre, toutes les tentatives de l’esprit, toutes les expériences, qui portent avec elles l’amélioration et le progrès.
Lorsque l’exposition prend de vastes proportions, et qu’elle convoque tous les peuples à se mesurer dans cette lice pacifique, elle offre un grand et magnifique spectacle. Elle est la constatation éclatante des résultats obtenus par l’industrie humaine, dans toutes les branches qui divisent son activité ; elle est la manifestation du génie sous les formes diverses qu’il emprunte, pour tirer parti des productions du sol, ou donner une forme à de plus hautes inspirations.
Tel a été le caractère des expositions universelles de Londres et de Paris. Il en est résulté de nombreux enseignements : elles ont provoqué une noble et généreuse émulation qui portera ses fruits, et dont il ne sera possible de constater la puissance véritable et la portée tout entière, que lorsque tous les peuples seront encore une fois appelés à mettre en présence les produits de leur industrie et les créations des arts.
Mais ces grandes manifestations ont besoin d’être préparées par des essais de détail, par des expositions locales. C’est là que se produisent les premières tentatives de l’invention, que se hasardent le premiers produits d’un art longuement étudié, mais qui n’a pas encore subi la redoutable épreuve du jugement public. Et en même temps que des noms nouveaux cherchent à conquérir leur place, des noms consacrés par le succès, entourés d’une estime sympathique ou de cette auréole brillante qu’on appelle la gloire, vont y chercher des triomphes, et y faire naître une puissante et féconde émulation.
À ce titre, les expositions de province ont rendu à l’industrie, à l’agriculture, aux beaux-arts, des services importants. Celle qui, en ce moment, attire à Toulouse un concours si considérable, est digne, à tous les égards, d’une attention sérieuse. Elle ne sera pas sans effet ; et cet effet ne se bornera pas à un cercle restreint ; il s’étendra, il rayonnera au loin ; s’il n’est pas possible de prévoir tout ce qu’elle apportera avec elle, on peut assurer, du moins, que son action s’est exercée, jusqu’à ce moment, de manière à donner satisfaction, non seulement aux espérances légitimes, mais encore aux exigences des plus difficiles.
M. VALETTE entretient la Société des œuvres d’art envoyées à l’exposition de Toulouse.
Rien n’a été négligé pour donner à cette fête artistique et industrielle, l’éclat que réclame son importance ; et si les salles n’ont pu suffire au nombre vraiment imprévu d’objets envoyés, il faut reconnaître qu’ils ont été classés avec une méthode qui éloigne bien des difficultés, et supplée, par des ressources nouvelles, aux imperfections du local.
M. Valette signale comme l’œuvre capitale de l’exposition, un dessin de M. Bida. Il est composé sur ce texte : « Tous les vendredis, à l’heure où commence le sabbat, les Juifs de Jérusalem et les pélerins de leur religion, se réunissent pour prier et pleurer, au pied d’un grand mur qui supportait autrefois le temple de Salomon. »
En raison de l’importance de cette œuvre, on peut remarquer que les hautes combinaisons de l’art peuvent se rencontrer dans un dessin dont le crayon a fait tous les frais, aussi bien que dans une peinture qui emprunte tant de prestige au coloris. Les dimensions du tableau sont restreintes ; et cependant, l’élégance du style, la perfection de la forme, l’entente du clair-obscur, et la puissance du ton, relevées par une touche inimitable, en font une œuvre magistrale. Le charme est aussi puissant que celui de la plus ravissante peinture. Il ne faut pas s’en étonner : les hommes de goût et de science artistique aiment à étudier Raphaël dans les gravures qui reproduisent ses tableaux, parce qu’ils remontent ainsi directement à l’expression primitive de la pensée.
L’importance et la valeur du dessin de M. Bida, grandissent par les difficultés qu’il a rencontrées. L’heure du sabbat a sonné. Les Juifs sont au pied du mur de Salomon, qui fait le fond du tableau. Quelques broussailles aux racines noueuses, attestent l’antiquité de ce vénérable débris, une science profonde du clair-obscur se révèle dans le reflet répandu sur la surface de cette construction sans ornements. Les croyants sont réunis. L’abattement, la douleur, la résignation, un rayon d’espoir sur les traits des plus jeunes, laissent l’âme sous l’impression d’un sentiment indéfinissable.
Cette scène imposante par les souvenirs qu’elle réveille, majestueuse par la dignité des types, grandiose par la simplicité de la composition et la sobriété du détail, sévère par les costumes, éclairée par un soleil couchant, est vraiment sublime. Les groupes qui la composent, lui donnent une variété qui n’enlève rien à l’unité, nécessaire dans toute composition.
Ce tableau appartient à l’école de transition. L’auteur a tiré du classique, cette force d’expression qui est l’âme de la composition historique, en même temps qu’elle est le nerf de l’exécution. Le réalisme lui a fourni des types d’une vérité saisissante. Cette œuvre est un événement dans l’histoire de l’art. C’est dire ce qu’elle vaut et signaler l’admiration qu’elle provoque.
M. Bida a exposé encore une composition que la gravure a déjà reproduite : c’est le Chant du calvaire. Elle témoigne des mêmes qualités : la finesse du détail s’y allie au moelleux de la touche ; le dessin est d’une correction, d’une pureté irréprochable, et l’ensemble ne perd rien à ce soin qui descend aux plus petites choses.
M. Tournier, de Paris, a exposé plusieurs tableaux. Le principal, qui est le plus grand de l’exposition, représente le martyre des trois sœurs, Ste-Agape, Ste-Irène et Ste-Chionie. Avec des qualités éminentes, M. Tournier n’a pas su éviter certains défauts : mais il comprend la peinture religieuse, et l’on sait les ressources qu’elle offre au talent : on sait les chefs-d’œuvre dont elle peut fournir le sujet. Un portrait du général Laterrade, par M. Tournier est digne d’attention.
Le martyre de St-Vincent, par M. Larivière, de Paris, est sérieusement étudié. La composition est bonne, la couleur brillante, le dessin savant. Il y a trop peu de mouvement.
Le supplice d’Ugolin a été représenté par M. Gilbert, de Bordeaux. Ce sujet, si souvent traité, lui a fourni d’heureuses inspirations. On ne reste pas froid en présence d’un pareil spectacle dont les yeux saisissent toute l’horreur, et dont l’imagination augmente encore les angoisses.
M. Antigna, de Paris, a exposé La halte forcée. Un âne, pauvre serviteur d’une misérable famille s’abat sur le verglas, dans un sentier tortueux. Le désespoir est peint sur les traits de ceux qui le conduisaient : seule une jeune femme flétrie par les souffrances, prodigue à son enfant des soins qui absorbent son attention. La mise en scène est habile et l’effet saisissant.
On remarque aussi, du même auteur, un intérieur breton et une jeune fille lisant la Bible à son vieux père ; ces deux tableaux se recommandent par des qualités sérieuses.
M. V. CANET entretient la Société d’une traduction en vers de plusieurs élégies de Tibulle, par M. A. Crespon, avocat. Cette traduction a été publiée par fragments, il y a dix ans, dans le journal Le Castrais. C’est une œuvre consciencieuse, et qui révèle des qualités auxquelles on est toujours heureux de rendre hommage.
Le nom de Tibulle rappelle un des plus élégants poètes latins. En réveillant les souvenirs d’Horace et de Virgile, de Catulle et de Properce, il conserve une place modeste après les deux premiers ; mais il s’élève au-dessus des deux autres, autant par le mérite relatif d’une réserve réelle, et d’une espèce de pudeur dans la passion et dans sa peinture, que par les qualités éminentes d’une forme qui se plie, avec une souplesse merveilleuse, à tous les tons, et sait prendre, sans efforts, les caractères les plus divers.
On sait combien la vie d’un écrivain se reproduit dans ses œuvres, et combien est profonde l’empreinte qu’elle y laisse. Tibulle avait été privé de son patrimoine sous le dernier triumvirat, et il ne lui resta qu’un petit bien de campagne qui suffisait à peine à son existence. Il ne fut pas heureux dans les attachements de son cœur, ou dans les égarements de ses passions. Délie, Némésis, Néère, l’abandonnent ou le trahissent. Voilà deux aspects dans sa vie : le premier est heureux, calme et pur. Délivré de la richesse qui, par souvenir lui devient importune, — les poètes ont toujours ainsi pensé, dans leurs vers, — il vit dans la médiocrité. La campagne lui plaît ; il en goûte les douceurs, il en célèbre les charmes. L’injustice n’a pas laissé de trace dans son âme. Il ne se plaint pas des hommes qui lui ont fait du mal : il aime ceux qui l’honorent de leur amitié, et le poursuivent de leurs bienfaits. Les noms chers à son cœur viennent, à chaque instant, prendre place dans ses vers. Il les entoure de ses hommages, et il voudrait que chaque Romain leur rendit le culte pieux par lequel se produit l’ardente reconnaissance de son âme.
Tout cela est simple, vif, élégant, naturel : il n’y a pas de trace d’imitation grecque. Ce n’est pas comme poète, que Tibulle chante les plaisirs purs de la campagne, célèbre les douceurs d’une vie sans ambition, et publie les louanges de Messala, avec celles de tant d’amis dévoués ; c’est parce qu’il obéit à un sentiment intime, qu’il se laisse aller à une douce effusion, et qu’il agit sous l’empire d’une de ces sollicitations pressantes, véritable inspiration de la poésie et de l’éloquence.
Le second aspect de la vie et des œuvres de Tibulle est plus agité : il est moins pur. L’amour l’absorbe tout entier, avec ses incertitudes, ses angoisses, ses déceptions, ses tortures. S’il est heureux du présent, il est toujours inquiet pour l’avenir ; si les apparences le rassurent, la réalité l’effraie. Ces sentiments divers se mêlent dans ses élégies, et leur donnent un mouvement que n’a pas ordinairement ce genre d’ouvrage. Au délire de la passion, aux plaintes ardentes que fait exhaler une trahison toujours imméritée, viennent se mêler des tableaux d’une fraîcheur et d’une délicatesse ravissantes, que le contraste appelle de lui-même, et qui prennent leur place sans effort.
Du reste, quel que soit le désordre de cet esprit inquiet, quelles que soient les agitations de ce cœur tourmenté, Tibulle est toujours bien loin du ton licencieux de Catulle. Tout s’idéalise en lui. Ce n’est pas la passion brutale qu’il peint, c’est le transport de l’âme : et sa poésie y gagne en pureté autant qu’en élévation. Ce n’est pas sur des tableaux d’une nudité révoltante qu’il arrête nos regards, mais sur la plaie faite à son cœur par l’oubli des serments, ou par un de ces changements douloureux, qui viennent autant de l’inconstance des choses, que de celle de l’espèce humaine.
Tout, sans doute, n’est pas irréprochable dans Tibulle ; mais sa tendance à nous éloigner toujours des faits et du corps pour nous porter vers les sentiments, et nous faire sonder notre cœur avec le sien, donne à ces petites compositions que le sujet semblerait devoir rendre licencieuses, un caractère de retenue, de gravité décente qui étonne, lorsque surtout on compare ce ton avec les tendances de l’époque et les réalités historiques.
Comme écrivain, Tibulle est d’une grâce constante. Son vers est vigoureusement frappé, et la nature des sentiments qu’il exprime ou des tableaux qu’il trace, ne vient jamais affaiblir sa forme, ni lui donner cette molle indécision que l’on prend trop souvent pour la beauté du genre. La grâce dans le vers vient de la pensée ou du sentiment ; elle réside dans l’image, elle ressort de l’expression, elle jaillit de la tournure ; mais elle suppose toujours une base forte. La mollesse n’est pas gracieuse. Les rêveries de Tibulle sur les charmes de la campagne, dont il se montre amoureux autant peut-être, quoique d’une manière plus calme, que d’autres beautés moins constantes, ne se perdent jamais dans le vague. Sa mélancolie est quelquefois portée jusqu’à l’exaltation : elle ne s’arrête jamais à ce ton fade, langoureux, qui n’annonce jamais autre chose que l’insaisissable son d’une âme timide, rendu par le style avec la fidélité d’un écho, mais aussi avec un timbre plus sourd et un accent plus faible.
M. A. Crespon a beaucoup étudié Tibulle. Il a essayé de pénétrer le secret de ce style si mesuré et si plein, où chaque mot à sa portée, où chaque image est à sa place, où l’art est si parfait, qu’on le trouve partout dans ses effets, sans pouvoir le surprendre nulle part dans ses efforts. Il s’est attaché à ne rien négliger, et s’il n’a pas tout rendu, on sent qu’il n’a rien dédaigné. Ce travail est sensible partout. La traduction a été pour lui une lutte ; et s’il n’est pas étonnant que le génie l’emporte sur un terrain qui est le sien, il y a toujours du mérite à ne l’avoir pas abandonné, après y avoir mis le pied, et à faire constater qu’on y a laissé des traces profondes de sa persistance, de sa souplesse et de sa force.
M. Crespon a adopté un mode libre pour ses vers. C’était le moyen de donner au style plus de variété, et d’éviter un grave inconvénient. Quel que soit le mouvement des élégies de Tibulle, la monotonie serait venue bien vite dans une série de vers de même nature, et de rimes également disposées. D’ailleurs, l’esprit acquiert ainsi une liberté dont il a besoin pour se soustraire à la tentation de multiplier les épithètes ou de tomber dans les redondances. Ce choix est d’abord une preuve de goût, et M. Crespon en a tiré, pour premier profit, une plus grande fidélité dans la traduction.
Ce n’est pas que cette fidélité se retrouve dans toutes les élégies au même degré. Les premières l’emportent sur les autres par la netteté du style, l’exactitude de l’expression, et la vivacité du tour. D’un côté, les allusions sont saisies et rendues, de l’autre, elles ne sont qu’indiquées. Ici, les usages romains revivent avec leurs antiques caractères ; les dieux, avec leurs attributs, se présentent sous leur aspect le plus saisissant ; tandis que là, des termes vagues, des désignations incomplètes, remplacent la sobriété vive et substantielle du poète latin.
M. A. Crespon écrit purement, il manie la langue avec facilité, il en connaît les ressources. Quelques légères taches dans la versification, quelques impropriétés dans les termes, des formes quelquefois indécises ou vagues, et qui sont bien loin de l’élégance exquise de Tibulle, déparent cette traduction qu’un peu de travail aurait rendu pleinement satisfaisante. On sait tout ce que l’étude de l’antiquité donne à la composition de force, de souplesse, de gravité et d’éclat. Elle est pour l’esprit une gymnastique d’où il se dégage plus vif, plus alerte, plus pénétrant et plus nerveux. Aussi, le style en porte toujours l’empreinte, et en reçoit un caractère particulier qui lui donne une netteté précise, et une ampleur élégante que l’on demanderait vainement à un exercice moins fréquent, et à des modèles moins parfaits.
Le style et la facture des vers de M. Crespon, accusent une étude approfondie de la langue latine. Il en a transporté avec bonheur plusieurs tournures dans sa traduction. Il s’est inspiré de son esprit, il s’est retrempé dans cette énergie qui reparait toujours à Rome, même sous les dehors les plus gracieux, et les apparences les plus molles. Il a fait preuve de goût, en repoussant les équivalents : il n’a pas voulu d’à peu près, et il a eu raison ; car l’à peu près est l’exactitude des esprits sans netteté, dont la pensée est toujours incomplète ou indécise, et à qui la langue n’obéit jamais docilement.
Cette traduction qu’il est si regrettable de voir inachevée, révèle des qualités précieuses, témoigne d’une intelligence vive de la langue latine, donne la mesure d’un esprit aimant le vrai, sensible au beau, capable de reproduire dans un langage qui se plie à toutes les exigences de la pensée, à toutes les variétés du sentiment, les inspirations poétiques les plus délicates et les plus profondément empreintes de ce charme auquel on ne résiste pas, malgré tous les changements que les siècles écoulés ont apportés dans la religion, les lois, les mœurs et dans cet ensemble de tendances et de faits que l’on appelle la civilisation.