Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/2/14

Séance du 28 mai 1858.


Présidence de M. A. COMBES.


M. F. MARTIN, avocat, est nommé membre ordinaire de la Société.

M. ROUMANILLE, membre correspondant, adresse à la Société trois brochures, en vers patois, intitulées : la Campano mountado, la Part d’au boun Diéu, li Sounjarello.

La Société en renvoie l’examen à M. Bru.


M. le président du Congrès de la propriété littéraire et artistique, qui, doit s’ouvrir à Bruxelles le 27 septembre 1858, transmet le programme des questions dont la solution est poursuivie. Il engage la Société littéraire et scientifique de Castres à se faire représenter par des délégués à ce Congrès, ou à donner son adhésion au but pour lequel il se réunit.

La Société examine les cinq parties du programme, relatives à la reconnaissance internationale de la propriété des ouvrages d’art et de littérature, à sa durée, aux droits de traduction, à la représentation des compositions dramatiques et musicales, à la reproduction des œuvres de dessin, de peinture, de sculpture, d’architecture, et à toutes les mesures qui peuvent sauvegarder les droits des auteurs, et favoriser la libre expansion des productions intellectuelles ou artistiques.

Le but poursuivi par le Congrès est digne à tous les égards de l’attention des hommes sérieux. Il s’agit d’une enquête à faire ; et par qui peut-elle être plus légitimement ouverte, et plus utilement continuée, que par ceux dont les préoccupations s’abandonnent pas les nobles travaux de l’intelligence et de l’art ? Il s’agit de renseignements à recueillir, de vœux à émettre, afin de hâter ou de faciliter le travail des législateurs dans les États qui songent sérieusement à la solution de la question si difficile et si compliquée de la propriété littéraire. Le Congrès a limité son ambition ; il n’a pu limiter sa portée. Les questions sur lesquelles il appelle l’attention sont des plus hautes et des plus difficiles ; et lorsque la spéculation les aura résolues dans le sens le plus large, le plus juste et le plus fécond, il semble bien difficile que l’exécution ne devienne pas une nécessité, car le Congrès sera lui-même l’expression la plus éclatante, la manifestation la plus vive de l’opinion publique.

Chacun sait, à cet égard, ce qu’il désire. Pendant que la propriété mobilière et immobilière est entourée de tant de garanties, n’est-il pas profondément regrettable que des mesures partielles par la limite des temps, ou celle des frontières, aient seules, jusqu’à présent, protégé les productions du génie ? De nobles efforts ont été tentés par ceux des États que l’on est toujours sûr de trouver à la tête des réformes justes et des progrès salutaires. Il s’agit de donner une sanction définitive à ces mesures, et de les faire appliquer, par l’ascendant irrésistible de la vérité, dans les pays où elles n’ont pu encore, obtenir droit de cité. Alors seulement, il sera possible de compter sur la réparation d’une longue injustice, sur l’espérance d’une plus juste rémunération, et l’assurance d’une condition plus honorable pour ceux qui se vouent, au travail si souvent stérile de la pensée.

Le Congrès ne se bornera pas à émettre ce vœu. Il examinera les diverses solutions à proposer, et se placera sur le terrain de la pratique où viennent souvent échouer les meilleures intentions. Sous l’inspiration de quel principe agira-t-il ? Quelle sera celle des formules des économistes qui obtiendra sa préférence ? C’est ce qu’il n’est pas possible de prévoir d’une manière certaine. Mais l’adhésion et la sympathie de tous les amis des lettres et des arts ne peut lui manquer. À ce titre, la Société littéraire et scientifique de Castres adhère au programme formulé par le Congrès de Bruxelles, et fait des vœux pour que ses efforts arrivent à une prompte et complète solution.

M. le président dépose un bulletin de la Société académique des Hautes-Pyrénées. L’examen en est renvoyé à M. Daste.


M. E. CARAVEN fait hommage à la Société d’un tableau orné de dessins à la plume, et contenant les annales littéraires et scientifiques du pays Castrais, avec le nom des hommes qui ont dû leur illustration à des travaux intellectuels.

La Société vote des remerciements à M. Caraven. Elle le félicite de la pensée qui lui a inspiré ce travail, et de la manière dont il l’a exécuté.


M. COMBES dépose le portrait du maréchal Ligonier avec des empreintes de cachets à ses armes.

Jean de Ligonier était né à Castres. Sorti de France à la fin du XVIIe siècle, avec une partie de sa famille, il entra au service dans les armées anglaises, fut pris à la bataille de Lawffeld, se rendit célèbre par sa bravoure et ses exploits, devint feld-maréchal et pair d’Irlande, et mourut en 1760. M. Nayral lui a consacré un article dans sa biographie. Mais son histoire est encore à faire. Sa vie est assez importante, elle a été mêlée à un assez grand nombre de faits historiques, pour qu’il y ait intérêt à l’écrire et à la faire connaître. Le maréchal Ligonier était un grand homme de guerre ; et quel qu’ait été le rôle que des circonstances malheureuses lui ont fait jouer, il n’en est pas moins digne, pour Castres surtout, d’une attention particulière. C’est ce sentiment qui a fait déjà recueillir des documents nombreux. Ils ne tarderont pas à trouver leur place dans une biographie complète, que la Société attend avec impatience et qu’elle demande à l’un de ses membres.


M. A. TERRISSE offre à la Société quinze pièces de monnaie et deux statuettes ou figurines en terre cuite, trouvées dans des tombeaux au plateau de St-Jean.

La Société remercie M. Terrisse. Elle décide qu’il sera ouvert un registre dans lequel seront inscrits, par ordre de réception, les divers objets qui lui seront remis pour ses collections, avec le nom du donateur. Ce nom sera reproduit sur la légende qui accompagnera l’objet.


M. A. COMBES dépose une urne trouvée dans un tombeau aux environs de Labruguière, et diverses pièces de monnaie.


M. PARAYRE remet un fragment de boulet, trouvé au pied du château de Ferrières, dans le canton de Vabre.


M. A. COMBES demande à la Société qu’elle place dans le lieu ordinaire de ses séances, un portrait de Pierre de Fermat. Il tient à ce propos à rectifier une erreur accréditée parmi les biographes qui font mourir cet illustre géomètre en 1664 ; et à faire connaître, d’une manière précise, le lieu de sa mort.

Ce savant, né à Toulouse en 1590, est mort à Castres en 1665, ainsi que le constatent les registres de l’église paroissiale de N.-D. de la Platé, où on lit ce qui suit :

« Le douzième du mois de janvier 1665, décéda, ayant reçu tous les sacrements, messire Pierre de Fermat, conseiller du roi en son parlement de Tolose, commissaire en la chambre de l’édit, séant à Castres, et fut enseveli le treizième, dans l’église des RR. PP. de St-Dominique, où les Messieurs du vénérable Chapitre ont fait l’office. »

L’église des Jacobins a disparu aujourd’hui, et rien n’indique la place où furent déposés les restes d’un homme dont la valeur n’a pas été contestée, et dont les travaux ont puissamment contribué aux progrès des sciences. Fermat fut en correspondance avec les hommes les plus importants de ce siècle, qui a mérité à si juste titre le nom de grand. On sait combien ont été nombreuses et fécondes ses découvertes dans les parties les plus élevées et les plus difficiles des mathématiques. Il poursuivait les mêmes résultats que Descartes dans les sciences positives, et il partage avec lui la gloire d’avoir appliqué l’algèbre à la géométrie. Il a donc sa part dans l’invention d’un procédé qui a multiplié les forces de l’esprit humain, en lui donnant de nouveaux et plus sûrs moyens de marcher à d’utiles conquêtes. Peut-être n’a-t-il pas été étranger, par la méthode qu’il imagina pour la solution de ses problèmes, à la découverte du calcul différentiel. Sa correspondance avec Pascal, cet échange presque journalier de pensées sur les questions les plus hautes, avec un des génies les plus étonnants que la France ait produits, permet de lui restituer ce qui lui revient dans l’exposition raisonnée du calcul des probabilités, dont tant d’esprits superficiels ont abusé sans doute, mais que des intelligences sérieuses et pratiques ont fait servir à des travaux dignes d’estime et de reconnaissance. Ses recherches sur les propriétés des nombres, ses études sur plusieurs mathématiciens de l’antiquité, dont il a expliqué les systèmes, et formulé les opinions, lui ont valu, de la part des hommes compétents, des témoignages qui ne sont pas suspects, et des hommages glorieux pour sa mémoire.

Mais à côté de ces mérites spéciaux, Fermat ne se montra étranger à aucune de ces fortes études qui ont fait tant d’honneur aux hommes du XVIIe siècle. Il avait étudié l’antiquité avec une passion qui l’avait initié à tous ses secrets, et un goût qui lui permettait de tirer parti de ce commercé intime et vivifiant, avec de grands génies. Il avait pénétré toutes les difficultés de la langue grecque. Il aimait la lecture des poètes, des orateurs et des historiens, non moins que celle des mathématiciens et des philosophes. Il y trouvait un aliment pour ses austères travaux, et un délassement au milieu de ces abstractions qui trop souvent, quand elles restent isolées et exclusives, n’élèvent l’intelligence qu’au détriment des autres facultés.

Conseiller à la chambre de l’Édit, à cette cour souveraine dont le rôle a été si important, et la mission si méconnue, même dans le milieu où elle a répandu ses bienfaits, il avait fait une étude spéciale de la science si difficile et si profonde du droit. Il l’aimait pour elle-même, pour l’heureuse influence qu’elle lui semblait appelée à exercer au sein d’une société où il y avait de vieilles haines à éteindre, des préventions à faire disparaître, un régime de calme et de tolérance personnelle à maintenir. C’est au milieu de ces fonctions d’apaisement général qu’il est mort, dans l’exercice de son ministère, travailleur, infatigable, et fidèle au devoir jusqu’au bout.

C’est une belle existence, et Castres ne doit pas l’oublier. Les hommages n’ont pas manqué à la mémoire de Fermat. L’académie des sciences et belles-lettres de Toulouse a empreint son effigie sur ses diplômes et ses médailles. Elle a mis son éloge au concours. L’imprimerie royale a publié en 1843, ses œuvres aux frais de l’État. N’est-il pas juste que Castres conserve au moins le souvenir de celui qui a quelque temps habité dans ses murs, et dont elle a eu tort en 1831, à l’époque de la destruction de l’église des Jacobins, de ne pas recueillir pieusement les cendres.


M. PARAYRE entretient la Société de divers fossiles qu’il avait déposés dans des séances précédentes.

La brêche silico-calcaire de la côte de Sicardens, sur la route de Lautrec, renferme des restes précieux de fossiles anté-diluviens. Dans une carrière de grès-molasse, on a découvert des débris d’ossements, des mandibules de diverses dimensions, dont la plus grande partie des dents existent encore. Ces débris appartiennent à la même espèce fossile des palœotherium.

Au hameau de Molinier, près de Puech-Auriol, on a trouvé, dans une carrière de grès grossier, deux mâchoires de palœotherium, et, à côté d’elles, la carapace presque entière d’une tortue, (Tryonix).

Deux autres empreintes, d’une assez grande dimension, ont été aussi recueillies. Elles appartiennent à la nature végétale et paraissent avoir été produites par des feuilles de palmier. (Rhapsis arundinea, chamœrops humilis.)

C’est à l’histoire paléontologique des végétaux fossiles qu’il faut recourir pour trouver des indices des périodes les plus reculées. À l’époque où la vie commençait à se manifester, et où les animaux étaient tous confinés sous de petites dimensions, dans l’intérieur des eaux, une végétation abondante et vigoureuse, formant d’immenses forêts, couvrait tous les points de la surface de la terre que la mer laissait à découvert.

L’étude de cette faune végétale est accompagnée de difficultés, quand on la compare à celle des populations paléontologiques. La principale tient à cette circonstance : tandis qu’en zoologie, les caractères employés pour la classification sont tirés de parties très-peu sujettes à s’altérer, de la forme des dents et de celle des os, en botanique, ceux dont on se sert appartiennent à des organes très-délicats, dont il ne reste plus de trace dans les végétaux fossiles. Il a donc été nécessaire de recourir à des conditions étrangères à la science, et de chercher, dans les restes conservés, l’indication des organes essentiels qui avaient disparu.

Grâce à ce procédé dont se sont servis avec bonheur des botanistes distingués, et particulièrement M. Adolphe Brongniart, il a été possible d’arriver à une classification exacte et nettement déterminée de tous les fossiles végétaux que les travaux de la terre mettent tous les jours à découvert, et livrent aux méditations de la science.


M. V. CONTIÉ fait un rapport sur un poulet monstrueux provenant du domaine de Rascas, et adressé à la Société par. M. Jauge.

La conformation extérieure permet de ranger immédiatement le poulet parmi les monstres composés doubles parasitaires. Il est composé de deux sujets très-inégaux, dont le plus petit est un parasite, implanté ou greffé sur la face antérieure et sternale du sujet principal. La dissection a fourni les résultats suivants : L’appareil digestif s’est montré partout, quant à son organisation, simple et normal. L’estomac avait un volume relativement considérable. Les annexes du tube digestif étaient dans des conditions régulières.

Une seule hémitérie de connexion se faisait remarquer dans l’appareil respiratoire : c’était l’ouverture de la glotte à mi-cou, et bien au-dessous de la racine de la langue.

Dans l’appareil respiratoire, il était facile de voir l’aorte se bifurquer, dès son point de départ du cœur, en deux branches, dont l’une parfaitement régulière, se rendait au sujet principal, et l’autre allait se ramifier dans la partie du monstre fournie par le parasite. Une veine assez distincte allait aboutir à la veine cave inférieure du sujet principal ; elle était destinées sans doute, à y déverser le sang veineux des membres du parasite. L’abdomen était séparé du thorax par un diaphragme complet. Ainsi, à part quelques anomalies, l’unité et une certaine régularité régnaient dans les organes de la vie végétative.

Il n’en est pas de même pour l’un des appareils de la vie animale : les membres locomoteurs. Les doigts de l’autosite sont au nombre de quatre, dans le pied droit, et de cinq dans le pied gauche. Celui qui correspond au doigt postérieur normal s’est porté à l’intérieur : il est devenu latéral. C’est de la première phalange de ce doigt, que se détache le cinquième.

Les deux pattes du parasite ont chacune cinq doigts, avec une disposition relative identique à celle des doigts du sujet principal. S’il y a là une hémitérie, ce ne saurait être une hémitérie de nombre ; car, dans les phasianés, genre coq, plusieurs variétés ont cinq et quelquefois six doigts. Mais une hémitérie réelle existe dans la région anormale des humerus, des radius et des cubitus des deux ailes du parasite.

La direction des membres pelviens et thoraciques, devait être contraire ; et si le monstre quadrupède avait pu vivre, les pattes du parasite auraient été, sinon tout-à-fait impropres, du moins peu aptes à la locomotion.

Les torses du parasite sont longs et grêles ; le reste du squelette présente, dans ses diverses parties, une unité presque absolue. Malgré des recherches minutieuses, il n’a pas été possible de découvrir de trace du système nerveux.

Deux hypothèses se présentent naturellement à la suite de ces observations. Si le sternum de l’autosite s’est adapté en se modifiant, pour leur servir de base, aux membres constitutifs du parasite, on pourrait voir dans le poulet monstrueux un polymélien. Mais aucun des cinq genres de polyméliens décrits par M. I. Geoffroy St-Hilaire, ne comporte la soudure du parasite dans la région thoracique. La nature, il est vrai, se plaît à varier les genres et les espèces, non seulement des animaux à organisation régulière, mais encore des êtres que la science considère comme anormaux. Il ne serait dès lors nullement impossible que le poulet présentât un cas d’un genre nouveau qui, par analogie, serait le genre thoracomèle.

Mais ce prétendu sternum formé par la base unique et commune des quatre membres du parasite ne serait-il pas plus exactement considéré comme un tronc vertébral rudimentaire ? Dans cette hypothèse, le poulet deviendrait un hétérotypien, du genre hétéradelphe.

Cette conjecture a été appuyée par l’opinion de M. N. Joly, professeur de zoologie à la faculté des sciences de Toulouse.

« Votre poulet monstrueux, écrivait-il à M. Contié, n’est pas un polymélien. Un polymélien à sept ou huit membres, d’après M. I. Geoffroy St-Hilaire, devrait résulter de l’association d’un sujet autosite plus ou moins régulièrement conformé, et pourvu de quatre membres, sans corps. En d’autres termes, il faudrait que le parasite fut constitué par la réunion de deux membres abdominaux à un ou deux membres thoraciques, ou réciproquement, sans les parties normalement interposées entre la partie thoracique et la partie abdominale, c’est-à-dire, sans le tronc. Or, un tel parasite ne peut pas exister… Pour que, chez un monstre double, un parasite puisse être pourvu de trois ou quatre membres, il faut que le tronc soit plus ou moins complètement conservé ; et, s’il l’est, le monstre double n’est pas caractérisé par la simple multiplication des membres, mais par la soudure de deux individus très-inégaux, et tout à fait distincts ; en d’autres termes, ce n’est plus un polymélien, mais un hétérotypien. Or, tel est le cas de votre monstre, que je n’hésite pas à rapporter au genre hétéradelphe. »

M. Contié accompagne la lecture de cette lettre de quelques observations relatives aux caractères qui distinguent le poulet objet de cette note.


M. V. CANET lit une note sur un système de mnémotechnie appliqué à l’histoire universelle, par M. l’abbé Barthe, aumônier à Gaillac. M. Marignac avait déjà appelé sur ce travail l’attention de la Société. Il lui restait à l’apprécier en lui-même, et à signaler les avantages qu’il pouvait offrir dans l’application.

Deux questions se présentent tout d’abord en présence d’un système de mnémotechnie. Faut-il laisser la mémoire à elle-même, et rechercher son développement par l’exercice seul ? ou bien, y a-t-il avantage de profiter des classifications que l’expérience a indiquées, et des systèmes artificiels qu’elle a formulés, pour faire apprendre plus facilement et retenir plus sûrement ?

Il n’est pas possible de s’arrêter à une préférence absolue. Pour quelques-uns, la mémoire trouvera son perfectionnement régulier et un développement considérable, dans l’attention concentrée sur les objets, et dans l’exercice plusieurs fois répété qui, reproduisant les mêmes faits et les mêmes caractères, les confie, d’une manière presque définitive, à l’intelligence qui en garde le souvenir. Pour les autres au contraire, il faut des cadres, des divisions conventionnelles, qui permettent de garder, comme en réserve, ce que l’on a étudié, et d’aller le chercher au moment où la volonté le réclamera.

Cette double disposition explique le rejet absolu des systèmes mnémotechniques par certains esprits, et leur exaltation par d’autres. Chacun juge à son point de vue, et selon ses propres tendances. Ce qui semble résulter positivement de cette observation, c’est que les procédés, féconds dans certains cas, deviennent absolument stériles dans d’autres. Il faut à cet égard, comme pour beaucoup d’autres choses, éviter tout excès, et rester dans un milieu qui est la vérité. Les systèmes mnémotechniques peuvent être utiles : ils ne sont pas indispensables. Quelques esprits y trouvent d’incontestables ressources. N’est-ce pas assez pour les rendre dignes d’attention, et leur accorder l’importance qu’il n’est pas permis de refuser à tout ce qui augmente la puissance de l’homme, en contribuant au développement de l’une de ses facultés.

La méthode de M. l’abbé Barthe ne diffère pas essentiellement de toutes celles qui l’ont précédée. Elle a pour but de renfermer dans des vers les événements historiques, de manière à rappeler, par certaines combinaisons de lettres, les dates correspondantes. Les lettres employées sont peu nombreuses. C’est un avantage pour l’esprit, dont le travail se trouve ainsi simplifié, Mais suivant le nombre des chiffres qui composent la date, les lettres significatives occupent, dans le vers, des places différentes. C’est un inconvénient dans une méthode où l’on doit prendre toutes les précautions pour ne laisser à la mémoire aucun moyen de se soustraire à l’action que l’on veut exercer sur elle.

Ce défaut est moins sensible et moins fâcheux dans le système de M. l’abbé Barthe, que dans beaucoup d’autres ; mais il n’en existe pas moins. Un procédé mnémotechnique ne semble réunir toutes les conditions qui doivent rendre son application réellement utile, que s’il repose sur des règles générales, absolues, sans exceptions. Toute atteinte portée au principe est une faute, parce qu’elle fait tâtonner l’esprit, et que, par conséquent, elle enlève à la mémoire sa sûreté.

Il dépend de M. l’abbé Barthe de reformer ses vers, de manière à n’employer toujours, quel que soit le nombre des chiffres qui composent la date, que les mêmes lettres à la même place, en les faisant précéder de consonnes sans valeur. Ce serait un moyen sûr d’indiquer, au premier abord, le nombre des chiffres qui composent la date indiquée. Toute hésitation serait supprimée ; toute erreur deviendrait impossible. M. l’abbé Barthe est un esprit patient, investigateur, ingénieux. Quelle que soit la difficulté que présente la rectification des vers mnémotechniques régis par des exceptions, il n’est pas douteux qu’il n’obtienne promptement un résultat complet, s’il entreprend la révision avec soin, et s’il la poursuit avec courage. La combinaison de son système et l’application qu’il en a faite, sont une garantie du succès qui l’attend, s’il se décide à faire disparaître les exceptions, et à ramener toutes les histoires aux mêmes règles.

L’histoire sainte est résumée en 40 vers qui signalent les faits les plus importants et renferment la date correspondante. Ces vers sont des têtes de chapitre. Ils sont suivis d’en exposé simple, précis, rapide des événements. On sait l’importance des abrégés historiques bien faits. En renfermant des siècles dans un cadre restreint, ils fournissent à l’esprit des idées générales qui se fixent solidement dans la mémoire : ils permettent de suivre l’enchaînement des faits, de remonter jusqu’à la loi qui les domine, et de les poursuivre jusque dans leurs dernières conséquences. Aussi n’est-ce pas aussi facile qu’on pourrait le croire, de faire un précis historique. Il faut l’habitude de généraliser, pour ne pas tomber dans une confusion qui serait funeste à la mémoire ; et pourtant, il importe de ne négliger aucun anneau de cette chaîne qui rattache entre elles les diverses époques de l’existence d’un peuple, ou de la vie de l’humanité.

L’histoire romaine est résumée en 88 vers ; l’histoire ancienne en 76 ; celle du second empire d’Occident, depuis Charlemagne jusqu’à François II, en 56. Comme pour l’histoire sainte, ces vers sont le cadre qui contient et limite le résumé des faits. Tel est l’ensemble du travail de M. l’abbé Barthe. C’est l’œuvre d’un esprit laborieux, méthodique, préoccupé du désir d’être utile. À ce titre seul, elle mériterait une attention sérieuse. Mais elle a de plus, comme système pratique de mnémotechnie, et précis historique, un mérite auquel on est heureux de rendre justice. Il n’y a qu’une modification à faire subir au système ; et quant au résumé historique, il parait digne, par ses qualités diverses d’exposition, de distribution et de style, de ce témoignage qui ne peut manquer à tout ce qui est simple, exact, consciencieux, et que l’on croit inévitablement destiné à devenir utile.


M. A. de BARRAU lit une note sur le château de Roquefort, dépendant de la propriété du Montagnet, dans le canton de Dourgne.

Le château de Roquefort est situé sur le cours du Sor, un peu au-dessus du riant et industrieux village de Durfort, sur un mamelon granitique qui s’élève au milieu de la vallée, à une hauteur de 150 mètres. Il se rattache à la montagne, du côté du nord-est, par une étroite arête sur laquelle se trouve, au pied des murs, une forte dépression, augmentée probablement par l’art, pour rendre le château plus inabordable.

En traversant cette coupure, on arrive, aujourd’hui, à une porte voûtée à plein cintre, donnant accès dans l’intérieur, mais dominée encore par un rocher sur lequel s’élève la partie la mieux conservée de ces ruines, le donjon. Du haut de ce rocher, se présente une vue admirable.

Le regard embrasse la vallée de Durfort parsemée de petites maisons, dont on n’aperçoit que les toits rouges, ensevelis dans des masses de feuillage ; il s’arrête, à droite, sur les rochers calcaires gris et rouges de Bernicaut ; à gauche, sur les pentes abruptes de la forêt de l’Aiguille, et il s’étend en toute liberté sur la riche plaine de Revel et se repose sur les côteaux de St-Félix-de-Caraman. Du côté opposé, se présente un paysage montagneux des plus pittoresques.

La vallée du Sor, très-étroite et très-profonde, est entourée de forêts et paraîtrait une immense solitude, si l’on n’apercevait, comme manifestation de l’industrie et des travaux de l’homme, un des capricieux détours de la rigole destinée à porter les eaux de la montagne Noire au canal du Midi.

Au pied du donjon resté debout, se développe un plateau de forme irrégulière, entouré d’épaisses murailles qui, en certains endroits, ont encore une élévation de plusieurs mètres. C’était l’habitation principale, le logement du seigneur. La végétation a envahi tout l’intérieur de cette enceinte, et ne permet pas de distinguer les murs qui la divisaient. La tour s’élève à l’angle nord-est de ce plateau, irrégulière comme le rocher sur lequel sont assises ses fondations. Elle n’a d’autre entrée qu’une porte étroite et voûtée, située à près de trois mètres du sol, et qui devait communiquer avec le premier étage du château.

Elle s’ouvre sur une petite pièce, à peu près carrée, de deux mètres en tout sens, surmontée d’une voûte à plein cintre, en partie écroulée, et éclairée par une meurtrière au midi. Sur le sol de cette pièce, une trappe carrée donne accès dans une pièce inférieure, de même dimension, où s’ouvre une meurtrière percée dans un mur de 1 mètre 50 d’épaisseur. Ces deux pièces étaient évidemment deux cachots.

La tour est construite en matériaux de petit appareil, grossièrement taillés. Elle est restée presque intacte, excepté à l’angle qui regarde l’ouest, où les solides micaschistes ont été mêlés à des blocs d’un granit grossier à cristaux de feldspath, pierre peu homogène, qui se délite facilement sous les influences atmosphériques. Cette partie réclame des réparations qui seront faites, car c’est un des monuments les plus anciens du pays ; et le propriétaire qui en connaît la valeur, ne veut pas le laisser disparaître.

Du pied de la tour, vers le sud, part une forte muraille dans laquelle est percée la porte d’entrée.

Elle forme le commencement d’une seconde enceinte plus basse et plus considérable que la première, dans laquelle étaient les logements des gens d’armes, et des serviteurs dû château. Au sud de cette enceinte, on distingue encore une petite barbacane commandant la partie supérieure de la vallée, et percée d’une étroite poterne dont les pieds droits laissent encore voir les trous de la barre destinée à assujétir la porte. Toutes ces constructions devaient former un vaste ensemble dont il n’est pas possible de juger aujourd’hui l’étendue au premier aspect, et que l’on ne peut étudier qu’en détail.

Il n’est pas possible de déterminer l’époque de la construction du château. Mais elle doit être ancienne, si l’on en juge par la grossièreté de la maçonnerie. En 1035, le château existait ; et son propriétaire, Hugues fils de Goylane, en rendit hommage à Frotaire évêque de Nîmes et à son frère Bernard vicomte d’Alby et de Nîmes. En 1062, cet hommage est renouvelé par Hugues fils de Gilla.

En 1159, dans une énumération d’hommages rendus à Roger, vicomte de Carcassonne, pour différents châteaux, on voit trois frères, Hugues, Ayméric et Isarn Escaffré, possesseurs de Roquefort. Ils appartenaient à une famille puissante dont on peut suivre les traces pendant plus de trois siècles. En 1010, Hugues Escaffré fait épouser à ses fils les filles de Guillaume, seigneur du Bousquet dans le Toulousain. En 1023, il est nommé comme noble dans un plaid tend à Narbonne. En 1071, Hugues et ses fils servent de témoins dans un accord fait entre Guillaume, comte de Toulouse et Raynaud, comte de Barcelone, touchant le Lauragais. En 1081, 1125, 1152, plusieurs membres de cette famille servent de témoins dans différents actes concernant les vicomtes de Béziers, de Carcassonne et les comtes de Toulouse. En 1152, les trois frères Hugues, Ayméric et Isarn, ont de graves démêlés avec Raymond Trencavel, vicomte de Béziers. En 1163, dans un plaid tenu à Carcassonne, Raymond Trencavel, juge les différends survenus entre les trois Escaffré et Isarn Jordan, son frère, et leurs deux neveux Hugues et Bertrand de Saissac, au sujet des châteaux de Montréal et de Saissac. En 1261, Bernard Escaffré de Curvale, écuyer, est condamné à une amende de 10 livres tournois, pour fait de guerre illicite dans la sénéchaussée de Carcassonne. Enfin, Pierre Escaffré figure dans l’énumération des gens d’armes des comtes de Foix en 1339.

L’histoire de cette famille paraît liée à celle du château. Les renseignements positifs manquent après 1153. Une des conjectures les plus probables est que cette forteresse aura partagé le sort du château de Puyvert, dont les ruines existent encore sur le sommet de Bernicaut, et qui fut pris et détruit par Simon de Montfort en 1210. Une des tours de ce dernier château s’élevait sur un rocher avancé dans la vallée, en vue de Roquefort. Elle était placée de manière à rendre les signaux faciles entre les deux garnisons.

Un fait ajoute à cette conjecture une grande probabilité. En 1141, Roger vicomte de Béziers, après avoir bâti le château de Bruniquel anciennement nommé Verdun et plus tard Puyvert, le donna en fief aux trois frères Escaffré et aux deux frères de Saissac, qui lui prêtèrent serment de fidélité. La destruction de Roquefort devait nécessairement avoir préparé et rendu plus facile celle de Puyvert.

En faisant disparaître ces deux forteresses, Simon de Montfort attaquait dans sa puissance le vicomte de Béziers, et lui enlevait le secours de vassaux, à qui une forte position à l’entrée du chemin de Carcassonne, ne devait pas donner une médiocre importance.

Il ne reste aujourd’hui de toutes ces constructions que des ruines. En quelques endroits, et pour Puyvert en particulier, c’est à peine s’il est possible de suivre sur le sol la trace des murs. Que de souvenirs se rattachent à ces restes d’un passé si plein d’agitation et de luttes ! Ce sont des témoins, mais le plus souvent muets, et l’on éprouve un sentiment pénible en présence des lacunes qu’ils laissent voir, ou des incertitudes qu’ils font naître. Ces études et ces recherches n’en ont pas moins leur utilité et leur charme. S’il n’est pas possible de tout découvrir, il y a, du moins, des renseignements qu’il ne faut pas laisser perdre, et des faits qu’il est intéressant de recueillir, en attendant qu’il soit possible de les classer et de les compléter.