Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/2/13
Séance du 14 mai 1858.
M. le maire assiste à la séance.
M. le président donne lecture d’une lettre de M. l’inspecteur d’académie, en résidence à Albi.
D’après le désir exprimé par M. le Ministre de l’instruction publique, les Facultés des sciences et des lettres de Toulouse, se sont chargées de rédiger, pour la Revue des Sociétés savantes, un exposé des travaux accomplis en 1857, dans le ressort académique. M. l’inspecteur demande que la Société transmette, aussitôt que possible, un exemplaire de chacun des ouvrages ou mémoires qui ont été lus ou publiés dans le courant de l’année.
Il est déposé un exemplaire des publications de la Société d’agriculture, commerce, sciences et arts, de la Marne. L’examen en est confié à M. R. Ducros.
M. PARAYRE remet deux pièces de monnaie et plusieurs fossiles sur lesquels il fera un rapport. Ces fossiles ont été trouvés au hameau de Molinier.
M. V. CANET, après avoir rendu hommage aux efforts de ses collègues, et au concours des personnes étrangères qui veulent bien contribuer à la réalisation d’une pensée émise presque immédiatement après la formation de la Société, indique la portée, le but et les moyens d’exécution du projet de collection.
Il constate avec plaisir que l’appel fait plusieurs fois à la Société, dans des occasions différentes, est entendu, et que la collection commencée le lendemain de son existence, acquiert tous les jours quelques nouveaux objets. Il espère que ce mouvement ne s’arrêtera pas, et, qu’après les membres, les personnes qui sont heureuses de rien laisser perdre de ce que le passé a produit, viendront en aide à la Société. Les études de toute sorte auxquelles elle se livre ont besoin de témoignages qui leur servent d’appui, et deviennent une espèce de démonstration permanente.
Il ne s’agit pas de recueillir et de collectionner dans un esprit étroit de vaine curiosité. Un pareil motif qui peut être le mobile de quelques particuliers, ne convient pas à un corps qui veut se livrer à des études sérieuses et à des recherches suivies. Ce que le passé nous a laissé, et que l’indifférence n’a pas encore détruit, a une plus haute portée et une plus importante signification. La pensée de l’homme, les tendances d’une société, le caractère d’une époque, se manifestent et revivent souvent dans des objets devant lesquels on passe avec dédain.
C’est par les détails que se forment les vues d’ensemble ; c’est par des particularités que l’on peut remonter à quelque chose de général. Le passage ou la domination d’un peuple sur un territoire, ne se constatent pas uniquement par les faits dont l’histoire a conservé le souvenir. Il y a souvent sur le sol ou dans son sein, des témoignages qui ne sont pas moins authentiques, et qui deviennent plus précieux, lorsqu’une investigation patiente les a découverts et classés. Ce sont les preuves matérielles de l’histoire, et il n’est permis à personne de les négliger ou d’en contester la valeur.
Le pays Castrais peut remonter assez haut dans le souvenir des faits historiques dont il a été le témoin ou le théâtre. Pourquoi serait-il moins riche que d’autres, en antiquités de toute sorte, médailles, monnaies, inscriptions, monuments, mémoires, titres, objets servant à la vie usuelle ? Les guerres civiles l’ont désolé, les destructions se sont multipliées d’une manière souvent désespérante, parce qu’elles ont eu une grande étendue, et qu’elles se sont exercées avec une rage qui ne voulait rien laisser debout. Mais les passions humaines n’atteignent pas toujours leur but. Elles sont souvent trompées dans leur attente ; et là où elles avaient cru n’avoir laissé que des cendres et des ruines, l’œil du curieux explorateur est ravi de trouver encore quelque chose que le feu n’a pas atteint, ou que le fer n’a pu complètement renverser.
C’est ce que l’on est heureux de constater tous les jours. Quelques résultats déjà obtenus contiennent en germe de plus grandes espérances ; l’on devient plus exigeant, à mesure que l’on obtient davantage, et il semble qu’il ne soit pas possible de s’arrêter dans cette voie, où chaque effort a sa récompense, et où chaque découverte apporte sa satisfaction, parce qu’elle apporte son utilité.
Sous l’empire de ces pensées et de ces sentiments, la Société a fait appel au zèle de chacun de ses membres, elle espère que cet appel sera entendu au-dehors. Une salle qu’elle tient de la bienveillante sollicitude de l’administration municipale, a déjà reçu les objets qu’elle a recueillis. Ces objets sont classés, avec une désignation précise, suivie du nom du donateur. Ils forment le commencement bien modeste encore, et pourtant précieux pour la Société, d’une collection qu’elle sera heureuse de livrer au public, lorsqu’elle renfermera un nombre assez considérable d’objets de toute nature, capables de fixer l’attention, ou de satisfaire la curiosité.
Peut-être sera-t-elle obligée d’attendre longtemps encore, car les innovations n’acquièrent que péniblement le droit d’exister ; mais elle trouvera des forces et de la confiance dans la conviction qu’elle poursuit une œuvre qui ne sera pas un jour sans utilité. Elle a, d’ailleurs, devant elle, et comme encouragement, l’exemple d’un certain nombre de villes du midi qui, dans des conditions à peu près pareilles à celles de Castres, se sont rapidement enrichies d’objets d’art et de curiosités archéologiques.
Ainsi, le pays sera exploré à tous les points de vue. Les témoignages du passé se multiplieront ; ils viendront en aide aux travaux qui se préparent ; ils complèteront en les confirmant ou en les modifiant, les travaux déjà accomplis. Ils seront pour tous, des souvenirs ; et l’on sait combien est grand leur intérêt, combien est étendue leur puissance, combien est consolant leur contact.
Lorsque la Société aura pu nommer des membres correspondants dans les divers cantons de l’arrondissement, elle leur demandera de s’occuper avec soin de tout ce qui regarde l’histoire locale. Combien de choses disparaissent encore tous les jours, qui seraient précieuses pour l’éclaircissement de points historiques, ou pour l’indication de faits nouveaux ! On est trop peu jaloux dans les maisons des vieux papiers. Ils ne semblent bons à rien, parce qu’ils sont peu lisibles, ou que leur aspect n’est pas séduisant. Mais les pièces les plus insignifiantes en apparence, peuvent acquérir une valeur réelle, en servant de terme de comparaison, ou en permettant, par voie d’induction, d’aller plus loin, et de compléter les indications qu’elles fournissent.
La Société offre un centre à tous ceux que la curiosité ou le désir de fournir des documents à l’histoire, déterminera à chercher ce qu’il peut y avoir d’intéressant ou d’utile dans de vieux documents. Elle acceptera avec reconnaissance les dons qui lui seront faits, les indications qui lui seront fournies, les simples renseignements qui lui seront donnés. Elle s’est constituée, parce qu’elle sait combien l’association donne de forces à l’activité individuelle, et multiplie son impulsion. Elle sera heureuse de voir s’associer à ses efforts, tous ceux qui aiment l’étude, et qui comprennent les avantages que l’on peut retirer d’un secours mutuel.
M. A. COMBES offre à la Société la série complète des poids de la ville de Castres, portant la date de 1639. Cette série, la dernière émise, est moins rare que les précédentes de 1380 et de 1594. L’exemplaire qui entre dans la Collection de la Société est en très-bon état. Il porte d’un côté l’écu armorié de la ville, et autour, la désignation de la valeur du poids ; de l’autre côté, au centre, l’écu de France aux trois fleurs de lys, et en exergue : Louis XIII roi de F. et N. 1639.
M. A. COMBES dépose le plan des plantations faites en 1784, sous l’administration de M. Sers, avocat, depuis la porte de l’Albinque jusqu’à la porte des Messourgues, sur quatre rangs et une longueur de 565 toises. Ces ormes existent encore en partie.
M. R. DUCROS rend compte d’un bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie.
Cette Société a pour but l’étude des antiquités locales. Elle vient de faire reproduire des cadres remarquables qui entourent les œuvres d’art de la confrérie de N.-D. du Puy. Ses bulletins renferment une notice sur le sieur de St-Preuil, maréchal de camp, sous Louis XIII, des notes sur St-Firmin premier évêque d’Amiens ; une étude sur une tour de cette ville, appelée le Pilori, et un examen minutieux d’un missel de 1325. Ce missel remarquable par l’écriture, les ornements et les enluminures, appartenait autrefois à l’église de St-Jean d’Amiens ; il est aujourd’hui à La Haye. Cette étude signale d’une manière particulière le contraste qui existe entre la nature du livre et le caractère des dessins qui occupent toutes les pages. Ces dessins portent l’empreinte d’une liberté naïve qui peut, avec plus de justice, être considérée comme une licence que le temps explique peut-être, mais qu’il ne justifie pas.
Le comité de Noyon qui se rattache à cette Société, publie un travail sur la seigneurie de Lassagny, et sur un conflit d’autorité entre l’évêque et les puissants comtes de Vermandois.
Un second rapport de M. R. Ducros signale les travaux contenus dans plusieurs bulletins de la Société d’agriculture, sciences et arts de la Lozère.
L’agriculture y tient une grande place, et les études historiques locales y sont nombreuses. La plus importante est la vie de Guillaume de Grimoard, né à Florac, devenu pape en 1362, sous le nom d’Urbain V, et mort en odeur de sainteté à Avignon en 1370. M. Th. Roussel, qui, en 1840, avait déjà publié des recherches sur la vie et le pontificat d’Urbain V, venge cette grande figure historique de l’oubli systématique où elle a été trop longtemps laissée.
Ces bulletins contiennent encore une étude sur la restauration de la cathédrale de Mende bâtie par Urbain V, une dissertation sur l’origine des droits des évêques du Gévaudan, la description d’un monument antique à Lavuéjols, des réflexions sur une dyssenterie épidémique à Mende, et des observations météorologiques régulières et complètes.
M. V. CONTIÉ rend compte d’une brochure adressée à la Société, par M. E. Barry, professeur d’histoire à la faculté des lettres de Toulouse.
M. E. Barry est parvenu à réunir une collection considérable de poids inscrits des villes du midi de la France. Il signale l’intérêt qui s’attache à des titres divers, à ces petits monuments trop longtemps dédaignés. Ils ont cependant une importance qui ne peut pas échapper à ceux qui s’occupent d’études historiques.
La plupart des villes du midi n’ont jamais frappé monnaie ; et celles qui ont eu ce privilége, l’ont perdu au douzième ou au treizième siècle. C’est aux poids ou aux sceaux, que l’on est réduit, aujourd’hui, pour expliquer ou pour éclaircir une foule de faits obscurs dont on chercherait vainement ailleurs le sens.
Depuis le milieu du treizième siècle, à la suite de la réforme consulaire, le régime municipal n’a point eu une bonne ou une mauvaise fortune qui ne se traduise ou ne se réflète sur ces petits monuments. Tantôt, c’est la vie intérieure des cités qu’ils nous transmettent ; tantôt, c’est le contre-coup des événements extérieurs qu’ils subissent. Ils permettent ainsi de suivre la marche et les progrès du mouvement municipal, à travers ses phases diverses.
C’est là ce qui fait leur valeur et établit leur utilité. C’est par là que s’explique l’intérêt que M. E. Barry attache à compléter une collection déjà si riche et si considérable. Au moment de publier, sous forme de catalogue raisonné, une monographie qui puisse servir de guide, et de relever ainsi d’un injuste oubli une branche intéressante des sciences archéologiques, il fait appel à tous ceux qui pourraient encore sauver de la destruction, des témoignages positifs d’un passé que l’on a tant de peine à pénétrer et à reconstituer.
Cet appel doit être entendu : il doit surtout trouver de l’écho au sein des Sociétés qui, par la nature de leurs études, peuvent à chaque instant apprécier l’importance d’une pareille collection. La Société littéraire et scientifique de Castres sera heureuse de seconder M. Barry, autant qu’il dépendra d’elle, et de mettre à sa disposition tout ce qui pourra lui être utile dans le travail qu’il entreprend.
L’Albigeois, démembré depuis en deux diocèses, Albi et Castres, était riche en poids inscrits. Albi, Rabastens, Gaillac, Castelnau-de-Montmirail, Cordes, possèdent des séries importantes. Castres en a quatre : 1380, XVme siècle, 1594, 1639. Les deux premières sont rares. Il serait possible cependant, de recueillir encore des collections, sinon complètes, du moins assez considérables et en assez bon état.
M. A. COMBES, lit un mémoire sur les noms propres des habitants de la ville de Castres.
Il établit d’abord le principe des dénominations individuelles ; il le trouve dans la définition là plus exacte des personnes, par leurs qualités physiques, leur profession urbaine ou agricole, leurs fonctions, les particularités de leur existence. Il cherche à rattacher ces diverses observations au point de vue historique idéal.
À Castres, les noms propres paraissent au XIIe siècle, à la suite des affranchissements, qui firent entrer dans la classe des bourgeois les anciens serfs. Cinq familles de noms apparaissent presque partout à cette époque.
1° Ceux des affranchis venus des professions industrielles ou mécaniques : Molinié, Fabre, Bourrel, Granié, Fournier, Sabatier.
2° Ceux des affranchis attachés aux travaux agricoles, qui rappelaient un souvenir ou désignaient une spécialité : Boyer, Cavalié, Biau, Bacquié, Auriol, Bosc, Lafon, Fontés, Pech, Prat, Prades, Pradal, Garrigues, Castanié, Gineste.
3° Les noms venus d’une fonction municipale : Le Prévôt, Le Doyen, Le Maire. Ces noms sont rares dans le pays Castrais.
4° Ceux qui rappellent une difformité physique, ou une particularité extérieure : Le Grand, Le Petit, Le Sourd, Le Bègue, Nègre, Le Blanc.
5° Les noms de baptême, transmis et conservés : Henri, Bernard, Mathieu.
Quoique ces conditions puissent se retrouver partout, il y a pourtant dans chaque contrée des noms spéciaux, qui portent un caractère facilement reconnaissable. Le nom est ce qu’il y a de plus local, et par conséquent de plus fixe dans l’ancienne organisation municipale et politique de la France.
Les premiers noms propres connus dans l’histoire de Castres, sont ceux qui figurent dans la charte d’affranchissement de 1120 : Guillabert, Escot, Raymond, Bernard, Isarn. Leur origine est presque toute germanique.
En 1454, la ville de Castres comptait parmi les places fortifiées : elle avait 108 habitants contribuables, désignés par, 51 noms, en général de provenance ou de signification romane.
À la fin du XIVe siècle, les notaires s’établissent dans la ville ; en conservant le nom de leurs clients, ils constatent surtout les leurs par une succession non interrompue depuis 1388, jusqu’à nos jours. Ces noms sont latins dans le principe, ensuite italiens, plus tard essentiellement Castrais.
Il est probable qu’ils ont subi à Castres les modifications que l’on constate partout dans la désinence. Le nom reste le même pour la racine. Aussi, des dénominations qui paraissent distinctes, et quelquefois complètement étrangères, se rapprochent-elles, lorsqu’on a dégagé les lettres accessoires que l’ignorance, l’usage ou la négligence ont autorisées, et se rattachent-elles à la même souche.
Les actes des notaires permettent de suivre cette altération subie par certains noms. Il n’est pas rare de voir les membres d’une même famille, transmettre un nom qui, défiguré successivement, perd complètement après une série d’années, tout caractère de ressemblance.
Sous Henri IV, les noms propres des habitants au nombre de 5,355, peuvent être définitivement classés, d’après leur position sociale. Les plus nombreux sont ceux qui commencent par une des trois premières lettres de l’alphabet, ou par la septième. Ils admettent la classification suivante :
Familles nobles ne résidant pas dans Castres | 15 |
Nobles ayant dans la ville des biens roturiers | 8 |
Bourgeois avec droit complet de cité | 80 |
Artisans contribuables | 108 |
211 |
Tous ces noms peuvent être étudiés sous le rapport 1° de leur origine ; 2° de leur emploi usuel ; 3° de leur disparition progressive ; 4° de leur permanence locale ; 5° de la classification des personnes, suivant le privilége de la naissance, le droit de bourgeoisie, ou l’exercice d’un métier.
Les causes qui ont agi dès le commencement exercent encore leur influence. Il y a peu de noms dont on ne puisse retrouver l’origine, et qu’il ne soit facile de rattacher à l’un des principes signalés. C’est que les dénominations nouvelles ne se forment pas autrement que les premières.
La Réforme eut une influence indirecte sur les noms propres, en prenant droit de cité dans Castres. Quatre grandes institutions s’élèvent, et appellent un certain nombre de personnes dont l’origine n’était pas Castraise. Ce sont : la Chambre de l’édit, le Collége commun aux deux religions, l’administration municipale à la fois catholique et protestante, et l’académie de Castres, fondée en 1648. Plusieurs noms propres nouveaux furent attirés et naturalisés à la suite de ces établissements. Plusieurs devinrent de véritables illustrations. En 1670, la physionomie des répertoires publics, s’en trouva tout-à-fait changée. Louis XIV put la consacrer d’une manière authentique et définitive, au moyen d’anoblissements, justifiés d’avance par le mérite ou les services. D’autre part, la classe déjà nombreuse des avocats, fut honorée de distinctions honorifiques, qui tournèrent au profit de la cité.
La révocation de l’édit de Nantes apporta peu de changements à cet état de choses. À la suite de ce grand fait politique, arrivèrent à Castres de nouvelles familles, qui y introduisirent l’esprit commercial, avec tous les avantages de considération et de fortune qu’il apporte ordinairement avec lui.
À compter du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789, le mouvement des dénominations personnelles, dans la ville de Castres, participe du développement régulier ou irrégulier, normal ou trop précipité, de la réorganisation municipale. Les noms propres des maires, lieutenants de maire, premiers consuls-maires, assesseurs, etc., successivement inscrits sur les registres des électeurs ou des nominations annuelles, donnent à l’histoire locale son véritable caractère. Là apparaissent toutes les notabilités créées tour-à-tour par le choix du monarque, la vénalité des charges, le mérite individuel, la bonne renommée, la richesse honorablement acquise. Aussi M. Combes termine-t-il ce catalogue qui a une importance historique, par la nomenclature des autorités locales depuis 1680, jusques au commencement de la révolution française : tableau exact, authentique, instructif et qu’il serait heureux de voir reproduire, sur les murs de quelque salle, destinée à des réunions publiques, afin de signaler à nos contemporains, les noms propres, les plus dignes à la fois de leur vénération et de leur reconnaissance.
Voici cette liste :
Il est bon qu’une liste complète de ces noms, soit connue. Plusieurs subsistent encore, et sont honorablement portés. Il y a d’ailleurs, de l’intérêt à savoir quels sont les administrateurs de la ville de Castres, qui ont contribué, à ses améliorations et à ses progrès. D’autres noms ont pu disparaître, mais les bienfaits restent, et il est juste que le présent rende hommage au passé pour tout ce qu’il lui doit.
M V. CANET complète la première partie de son travail sur cette question : Tous les peuples anciens ont-ils eu une littérature ?
Quand on étudie l’ensemble des œuvres littéraires d’un peuple, les questions de forme, quelque intéressantes qu’elles soient par elles-mêmes, deviennent bientôt secondaires. Le fond reste l’objet principal de l’attention ; il se présente sous une si grande variété d’aspects, l’horizon s’éloigne si bien à chaque pas, qu’il n’est pas possible d’avoir le dernier mot de cette investigation intime, où un résultat amène toujours de nouveaux désirs ; et l’on a besoin de se rendre compte de toutes les causes, à mesure que l’on en constate l’existence par des effets.
Après avoir fait deux grandes parts dans l’histoire de l’humanité, et avoir mis d’un côté les nations qui, par les propres forces de leur raison et de leur génie, grâce aux débris des traditions primitives qui ne se sont jamais complètement perdues dans le monde, ont reconquis quelques-unes des vérités qui font la dignité humaine, et assurent la fécondité, de ses travaux ; après avoir placé en leur présence les peuples qui, guidés par une lumière divine, se sont avancés dans une voie tracée d’avance à leur activité et à leurs efforts, il est facile de reconnaître que si ces deux grandes phases de la vie sociale sont séparées par des différences radicales au point de vue religieux et politique, ces différences ne sont ni moins tranchées ni moins fécondes dans les créations littéraires et artistiques.
Une littérature est la vie intellectuelle d’un peuple. C’est par elle qu’il se révèle tout entier, et qu’il se manifeste avec les caractères qui constituent sa nationalité, et lui conservent à travers le temps, et malgré les changements qu’il apporte avec lui, une physionomie particulière. Il est naturel à l’homme de produire, sous l’action d’une première inspiration, certaines œuvres qui traduisent les impressions sous lesquelles vit et s’agite son âme. Si ces créations quelque belles qu’on les suppose, pour le fond ou pour la forme, quelque, parfaites qu’elles soient dans leur conception ou dans les détails de leur exécution, sont exprimées dans une langue accessible seulement à un petit nombre d’hommes, si elles se renferment dans un ordre d’idées ou de croyances, qui sont le domaine exclusif de quelques-uns, si elles ne se rattachent à aucune aspiration générale, si elles ne se dirigent pas vers un même but de progrès individuel et de moralité sociale, peut-on dire que cet ensemble, quelque harmonieux et divers qu’il soit, constitue une littérature ?
La littérature considérée au fond, c’est-à-dire dans son essence, est l’expression, embellie de la nature et de la société : considérée dans la forme, elle est la connaissance de l’ensemble des œuvres de l’esprit humain traduites dans une langue, de la vie des hommes qui les ont écrites ; et des règles sur lesquelles elles reposent.
Tous les peuples, comme tous les hommes, peuvent peindre les scènes de la nature physique dans leur infinie variété ; ils peuvent combiner, avec plus ou moins d’art, toutes les conceptions de l’intelligence, et rendre, avec une vérité plus ou moins saisissante, les émotions les plus délicates et les passions les plus terribles du cœur. C’est le fond de toutes les littératures ; et comme ce fond est dans l’homme et dans le milieu où se passe son existence, il n’est pas probable qu’il le dédaigne ou le méconnaisse. Voilà pourquoi on le retrouve chez tous les peuples, quel que soit leur degré de civilisation et de perfectionnement intellectuel ou moral.
À côté de cette première inspiration, ou de ce que l’on pourrait appeler la matière de la littérature, vient se placer l’influence de la société. De toute agglomération d’individus régis par les mêmes lois, protégés par la même autorité, défendus par la même force, ressort un ensemble de pensées, de sentiments et d’aspirations, un courant extérieur qui est comme l’émanation de toutes ces âmes, le souffle de toutes ces existences. C’est ce qui donne à une époque et à un peuple, leur physionomie propre et distincte. C’est ce qui fait qu’en conservant les caractères généraux qui accusent partout, dans tous les arts, une même origine et une même destinée à la nature humaine, les œuvres littéraires nous offrent des signes nombreux et éclatants, par lesquels se révèle cette variété infinie qui, dans la création, accompagne toujours l’unité sans la contraindre ni la détruire.
Si la nature est la même d’une manière générale, pour tous les temps et pour tous les degrés de civilisation, elle peut subir dans la forme dont elle se sert pour exprimer ses impressions, des modifications importantes. C’est ce qui donne à l’histoire de la littérature un si grand intérêt et une si saisissante variété. L’homme se peint en reproduisant la nature, les hommes se révèlent suivant les caractères que donne à cette inspiration première, l’influence de leur civilisation.
Jusque-là, il n’est pas possible de penser qu’un peuple existe, sans produire des œuvres où se trouvent réunies l’action de la nature, comme puissance créatrice, et celle de la société, comme direction particulière imprimée à ces manifestations de l’esprit et du cœur.
Mais il faut encore embellir la nature ; il faut présenter la société sous un aspect qui approche de cet idéal que chacun de nous sent vivre au-dedans de lui, qu’il poursuit comme la réalisation de ses désirs les plus intimes, comme l’expansion la plus généreuse et la plus active de son âme, et auquel il compare les créations du génie et les œuvres de la médiocrité. Si la littérature reproduisait la nature telle qu’elle est, sans choix, et sans exclusion, elle ne ferait plus de distinction entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid ; le goût n’aurait pas d’action, la loi et l’accident se confondraient, et la littérature ne deviendrait jamais un art.
C’est ce qui est arrivé pour la plupart des peuples de l’antiquité ; et c’est une des causes par lesquelles s’explique leur infériorité, relativement aux peuples modernes.
Il en résulte que, chez les nations même les plus privilégiées, soit à cause de leurs conditions sociales, soit à cause du rôle qu’elles ont joué dans le monde, l’art, quand il avait pu naître, n’existait que pour quelques-uns, et ne s’adressait qu’à un petit nombre.
Nous nous obstinons à croire que le génie était parfaitement apprécié à Rome et dans Athènes. Nous oublions ainsi les dispositions du peuple, son état général d’ignorance, la nature de ses préoccupations, cette division constante qui formait sa vie politique, mais qui devait être si peu favorable à sa vie intellectuelle. Nous nous méprenons, d’un autre côté, sur le but des écrivains qui ont fait la gloire de l’antiquité et sur la part qu’ils assignaient eux-mêmes à leur ambition, dans les suffrages de leurs contemporains.
Pindare dédaigne le peuple et déclare qu’il ne veut être entendu que des savants. Thucydide, que Cicéron se plaint de ne pas comprendre toujours, se réserve un auditoire choisi. Dans le dialogue de Cicéron sur l’orateur, Antoine dont on vient de louer l’habileté dans les lettres grecques, avoue qu’il ne saisit pas le plus souvent, le sens des philosophes et des poètes.
Or si ces faits, et bien d’autres qu’il serait facile de citer, sont vrais pour la Grèce et pour Rome, qui seules ont eu une littérature conservée après la chute de leur puissance, qui seules ont le glorieux privilége de présenter en elles, comme le résumé complet de ce que l’antiquité tout entière avait conquis par la patience et vivifié par le génie, est-il possible de croire que les peuples moins favorisés, et privés de ce précieux talent d’assimilation qui enfante des prodiges, soient arrivés à produire un ensemble d’œuvres animées de cet esprit général, soutenues par cette admiration intelligente, par cette espèce de participation qui unit si étroitement l’écrivain au lecteur, et devient le caractère le plus marqué, une des conditions essentielles de l’existence d’une littérature ?
Mais cette condition n’est pas seule : bien d’autres doivent s’y joindre. Une littérature se formera réellement, lorsque les procédés de l’art devinés et appliqués par le génie, auront été formulés par une de ces intelligences patientes et fermes, qui semblent jetées de distance à distance dans les siècles, pour constater le point où l’homme s’est arrêté dans la voie de ces découvertes successives qui lui livrent, un à un, les secrets féconds de la naturel et lui permettent ainsi de s’élancer plus loin.
Elle se développera, si la langue qui sert d’interprète au génie est accessible à une portion considérable de la nation ; et si, par sa nature même, elle ne porte pas un caractère exclusif. Des œuvres qui ne s’adresseraient pas à une nation tout entière, peuvent avoir leurs beautés ; elles n’auraient point de caractère social : elles ne contribueraient pas d’une manière efficace à ce mouvement des esprits qui est la vie réelle et, après les siècles, le souvenir vivant d’un peuple.
Une littérature grandira lorsqu’elle s’inspirera dans les croyances générales, dans les idées les plus communes. Dès lors, il y aura expansion entre les âmes : et de même que l’éloquence n’a de puissance, que lorsqu’il s’est établi comme un courant actif entre l’orateur et l’auditeur, de même, il ne pourra y avoir, pour un peuple, de véritable littérature, que lorsque les écrivains seront devenus les interprètes heureux et habiles des aspirations générales.
Une littérature se constituera, lorsqu’elle rattachera entre elles, par une idée générale ses diverses œuvres. L’isolement ne vaut rien pour l’homme : or l’isolement est inévitable pour les productions littéraires, lorsque dans la société, l’organisation n’est pas assez forte, pour constituer un tout, dont les parties soient étroitement liées entre elles. Tous les peuples surtout, sont-ils parvenus à cette unité ? Tous les peuples surtout, ont-ils su la rendre féconde, en évitant ce qu’elle a de tyrannique, et en s’emparant des avantages qu’elle offre et des garanties qu’elle donne ?
Enfin, une littérature aura une vie complète, elle existera dans la plénitude de son action et de son influence bienfaisante, lorsque toutes ses œuvres tendront à un même but de progrès individuel et d’amélioration générale. L’homme a pour mission de se perfectionner. La vie n’est pour lui qu’une épreuve plus ou moins longue, plus ou moins dure, mais toujours réelle, pendant laquelle il ne doit pas perdre de vue son origine et ses destinées. Créature déchue, il cherche à se réhabiliter ; et si
nous savons qu’il aspire à y remonter, et à reconquérir son premier empire. Les créations intellectuelles sont pour lui un moyen de perfectionnement pour son esprit et pour son cœur. Tant que les œuvres de toute sorte ne sont pas dirigées vers ce but, elles n’ont pas de portée réelle, elles ne peuvent constituer véritablement une littérature, car elles ne sont pas d’accord avec les destinées de l’humanité.
Ainsi tous les peuples ont des œuvres littéraires ; tous les peuples n’ont pas une littérature. Parmi les nations antérieures au christianisme, les Grecs et les Romains seuls, ont un ensemble d’œuvres placé dans des conditions particulières aux écrivains, ou dépendant de la société, qui en font d’éclatantes et riches littératures. Il a pu exister, en dehors d’eux, des peuples réunissant tous les caractères que nous croyons indispensables pour former une littérature. Mais rien dans ce que nous a transmis l’antiquité ne nous permet de l’affirmer avec certitude. L’Égypte, l’Inde et la Chine semblent posséder des trésors assez nombreux et d’un assez grand prix, pour qu’elles puissent être exclues de cette espèce de proscription, et rapprochées des peuples assez heureux ou assez habiles, pour avoir donné de leur civilisation une image complète dans les productions de leur esprit. Mais ces exceptions n’infirmeraient nullement cette proposition générale, dont la preuve ressort de la situation intellectuelle et de la condition sociale de toutes les civilisations : les peuples en dehors du christianisme, peuvent avoir une littérature : sous l’action directe ou indirecte du christianisme, ils doivent avoir une littérature.