Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/2/16

Séance du 25 juin 1858.


Présidence de M. A. COMBES.


M. PLAZOLLES, curé de St-Martial, adresse à la Société deux pièces de vers ; l’une en patois, l’autre en français.

La première est une épître aux membres de la Société littéraire et scientifique ; le sujet de la seconde est résumé tout entier dans ce vers :

Du bien que l’on ignore on n’a point de desir.

La Société remercie M. Plazolles de cette double communication.


M. V. CANET lit la dernière partie de son mémoire sur une question de littérature générale. Il formule ainsi la question à examiner :

Tous les peuples modernes ont-ils une littérature ?

Des différences nombreuses et profondes séparent les peuples anciens des peuples modernes. Elles viennent toutes d’un même principe : la religion. Si l’humanité se perpétue à travers les siècles, si une époque se relie à une autre pour continuer, achever, modifier ou refaire son œuvre, il faut qu’une idée générale préside à cette action et dirige ce mouvement. Avant J.-C., l’humanité cherchait sa voie par les efforts de la raison, et les conquêtes qui pouvaient résulter des épreuves qu’elle subissait. Après J.-C, elle marche librement, sûrement, dans le sein d’un progrès qui n’est pas sans doute toujours également appréciable, toujours également réel, mais qui finit par se dégager, et se révéler inévitablement, sous les faits même qui semblent le nier.

La destinée de l’homme et celle de l’humanité ne sont pas modifiées ; elles restent les mêmes, car ce qui tient à la nature d’un être ou d’une agrégation d’êtres, ne peut subir de changement radical, qu’en laissant altérer leur essence. Avant, comme après le christianisme, la mission de l’homme et de l’humanité a été intimement unie à leur constitution physique, intellectuelle et morale. Seulement, comme les moyens ont subi des modifications radicales, les effets ont dû en porter l’empreinte, et en recevoir un caractère nouveau.

Les questions littéraires ont une connexion étroite avec l’état social d’un peuple. Elles servent à jeter un jour plus éclatant sur les faits qui risqueraient de se perdre dans la confusion, ou de s’égarer hors de leur sphère, sans explication comme sans but. Les créations et les préoccupations littéraires, sont l’image vivante d’un peuple. Il est donc certain que si les moyens d’action ne sont pas les mêmes chez les peuples anciens et chez les peuples modernes, si les conditions essentielles de l’existence sociale ou de la vie individuelle sont changées, la littérature portera la trace de cette différence, et signalera, d’une manière éclatante, ce qui tient à chaque époque, et lui donne sa physionomie propre.

Il nous a semblé que les peuples modernes, supérieurs en tout aux peuples anciens, non pas par les créations de leur génie dans les arts, mais par l’ensemble de leur constitution, devaient constater cette supériorité de quelque manière, et la retrouver, en la manifestant par quelque privilége. Ce privilége, nous avons cru le trouver dans cette preuve de vie intellectuelle, active et perfectionnée, que l’on appelle littérature. C’est par là que nous avons été amené à essayer de prouver qu’il pouvait y avoir hors du christianisme, des peuples qui n’eussent pas de littérature, tandis que, sous l’action directe de la vérité religieuse, tout peuple devait nécessairement manifester sa vie intime par un ensemble d’œuvres accessibles à une grande partie de la nation, nées du même principe, dirigées vers le même but, assujetties à des règles formulées de manière à constituer un tout régulier, à former un art. L’art considéré en lui-même, c’est-à-dire, comme réunion de lois dominant une des applications du génie humain, ne se produit que lorsqu’il y a un certain nombre d’œuvres différentes de mérite, de caractère, de nature et de forme, capables de venir à chaque instant, comme preuve vivante de ce que les préceptes établissent, et de ce que les aspirations de la société réclament comme satisfaction, ou exigent impérieusement comme besoin. C’est dans ce sens que M. Nisardapudire : « Il y a une littérature le jour où il y a un art ; et avec l’art, cesse la littérature. »

Ce témoignage, qui n’est pas sans valeur, peut servir à déterminer, d’une manière positive, le sens que nous avons attaché à ce mot littérature. Il justifie l’emploi qui en a été fait, et semble donner à la question elle-même toute sa portée. S’il n’y a de littérature chez un peuple, qu’à l’époque où il y a un art, c’est-à-dire un ensemble nettement défini, formellement accepté de préceptes, tendant au même but, il est évident que la littérature peut ne pas naître dans une nation, qu’elle peut y disparaître ou subitement, ou par une longue et lente décomposition.

Ce premier point établi, il ne reste plus qu’à rechercher et à étudier les raisons pour lesquelles une époque et un peuple sont plus riches et plus favorisés que d’autres.

L’étude de l’histoire depuis la chute de l’empire romain d’Occident, nous permet de constater que, dans le long ou rapide développement des peuples modernes, la littérature apparaît toujours et partout, non pas sans doute avec la même supériorité, avec les mêmes ressources, mais du moins avec les caractères qui constituent essentiellement ce que nous entendons par ce mot.

Le principe de la civilisation antique était en tout et pour tout, le privilége à l’intérieur, l’exclusion au-dehors, l’individualisme égoïste au profit de l’homme, ou au profit du peuple. Le principe de la civilisation moderne est l’égalité au-dedans, l’union par le cœur, par la communauté d’origine et de destinées avec les étrangers, le dévouement généreux pour l’individu comme pour la société. Les conséquences de cette différence se manifestent immédiatement dans les œuvres littéraires. On ne peut pas dire que le génie ait été plus libéralement départi aux temps modernes : ce serait une erreur, car les chefs-d’œuvre de l’antiquité en poésie, en éloquence, en architecture, en sculpture, démontrent trop évidemment le contraire, mais on doit le proclamer hautement : en dehors du génie que Dieu jette, comme il lui plaît, aussi bien au sein de la barbarie, que dans les époques de civilisation les plus raffinées, toutes les autres conditions sont à l’avantage des peuples modernes.

Tout dans le monde physique, comme dans le monde moral, tend à l’unité. C’est que l’unité est la perfection des êtres : non pas sans doute l’unité étroite, restreinte, mais l’unité dans la diversité. Nous la trouvons dans ces conditions, en Dieu, un dans son essence, divers dans ses attributs. Nous la voyons dans la nature et dans les lois qui la régissent, dans l’esprit humain et dans les faits par lesquels il manifeste son action. Plus la tendance vers l’unité sera grande dans une nation, plus sa force sera réelle et son avenir assuré. Les peuples modernes portent en eux-mêmes, et dans les croyances qui font leur vie morale, un besoin d’unité. Ils la retrouvent dans leur origine, dans leurs devoirs, dans leurs facultés ; et si des nécessités de subordination sociale, ou des droits d’une supériorité quelconque, paraissent, avec raison, la restreindre ou la faire disparaître momentanément, ils y reviennent par leur foi dans les destinées postérieures à cette vie, et par la réalité de cet avenir.

Il résulte de cette aspiration de notre nature, un grand fait qui domine la société. C’est que la vérité ne peut pas se cacher, qu’elle ne doit pas être le privilége de quelques-uns.

On comprend que les prêtres supérieurs de l’Égypte, que les initiés aux mystères d’Éleusis, les philosophes de la Grèce et de Rome, pussent se prévaloir d’une croyance plus pure et plus parfaite que celle du peuple. Ils avaient recueilli des traditions anciennes, négligées par l’indifférence, ou dénaturées par la corruption, et ils les gardaient avec un soin jaloux, parce qu’ils avaient à craindre de voir leurs effets méconnus, ou leurs tentatives de propagation attaquées et punies. Ce qu’ils ne pouvaient pas essayer au point de vue religieux, ils n’espéraient pas l’obtenir pour les œuvres littéraires. Aussi se contentaient-ils d’un auditoire borné à quelques amis, et le poète ne craignait pas de le dire :

Odi profanum vulgus et arceo.

Chez les peuples modernes, au contraire, quelle que soit la splendeur de l’enseignement, la sublimité de la création, la hauteur des aspirations, la foule, qui ne pourra pas saisir sans doute tous les détails, s’appropriera avidemment l’ensemble. Elle trouve dans les dogmes religieux, un motif constant d’élévation pour son esprit, dans la morale, un moyen de purifier son cœur, et de le rendre accessible aux sentiments les plus généreux et les plus actifs. Or, l’on sait combien le milieu dans lequel se trouve et vit le génie, influe sur ses élans et détermine ses œuvres. Si une âme échauffée par ces rayons ardents sous lesquels germe, se développe et grandit cette force à laquelle rien ne résiste, est sûre de trouver accueil et sympathie autour d’elle, combien ne sentira-t-elle pas sa confiance et son courage augmentés ? Le génie antique créait pour un petit nombre. Il se réservait un cercle restreint d’admirateurs. Le génie moderne sent qu’il a autour de lui une nation tout entière, dont il parle la langue, dont il interprète les pensées, dont il traduit les sentiments, dont il anime les aspirations secrètes. Rien dans les croyances religieuses, dont il accepte volontiers, ou dont il subit à son insu, ou même malgré lui l’empire, ne lui permet de dédaigner ce qui a une âme comme lui, qui a été estimé au même prix, qui subit les mêmes épreuves et a part aux mêmes récompenses. Cette solidarité puissante, dont on ne se rend pas toujours compte, mais qui n’en est pas moins une des bases les plus fortement assises de la société moderne, devient le principe des inspirations par lesquelles, les œuvres du génie acquièrent les beautés les plus éclatantes et les plus durables, en même temps qu’elle explique l’ascendant qu’elles exercent.

Sous l’empire de ces conditions, les œuvres naîtront donc facilement ; elles se multiplieront, elles trouveront dans cette étude incessante du cœur à laquelle la religion oblige l’homme, des ressources infinies ; elles iront directement du génie à la foule. Grâce à ce lien intime qu’établit une communauté de croyances, elles seront l’expression vivante, non pas de quelques-uns, mais de tous, et, par cela même, elles amèneront bien vite les esprits observateurs à rechercher les lois qui dominent les créations du génie, et à les formuler en préceptes.

Ainsi se trouvent réunies, comme conséquence immédiate et nécessaire de l’état social moderne, toutes les conditions indispensables pour constituer une littérature. Il n’est donc pas possible que là où le christianisme aura établi son action, l’esprit se taise et l’inspiration devienne muette.

Mais est-ce à dire que tout peuple moderne devra avoir des chefs-d’œuvre dans tous les genres, et dans toutes les manifestations de l’art ? Non sans doute. Si le génie trouve plus ou moins de facilité d’expansion, suivant le milieu où il se produit, il est certain qu’une civilisation quelle qu’elle soit, qu’une religion quelque étendu et assuré que soit son empire, ne peuvent le créer. Le génie est une supériorité naturelle qui tient sans doute du travail et des circonstances un mérite particulier, mais que rien ne pourra jamais faire éclore, s’il n’est pas déposé en germe dans une âme. Voilà pourquoi nous trouvons souvent dans les créations de l’imagination des premiers temps d’un peuple, une hauteur et une perfection auxquelles les époques suivantes n’ont pu atteindre. Homère vivait au sein d’un état social de beaucoup inférieur à celui des époques qui ont applaudi Sophocle et Euripide, Virgile et Horace, et dans les temps modernes, le Tasse, Milton, Corneille. Cependant, est-il un de ces génies qui puisse lui être comparé ? Sa poésie n’a-t-elle pas en grandeur, en simplicité, en naturel, une supériorité qu’il n’est pas possible de contester ? Ses créations épiques ne sont-elles pas marquées d’un caractère particulier qui les revêt d’une beauté toujours nouvelle, et le rend, suivant une belle expression

Jeune encore de gloire et d’immortalité ? (Chénier).

Dans les études comparées des temps anciens et des temps modernes, on n’a peut-être pas donné à cette observation l’importance qu’elle a : on ne lui a pas reconnu le rôle qu’elle doit jouer. Les productions du paganisme sont bien supérieures à celles du christianisme, ont dit certains esprits qui ont souvent manqué de raison, parce qu’ils ont presque toujours manqué de foi. Ils ont cité des hommes et des œuvres, et ils se sont écriés : que les temps modernes nous présentent quelque chose d’aussi parfait comme création, quelque chose d’aussi élevé comme génie ! Ils avaient raison pour le fait lui-même ; car si Homère et Sophocle n’ont pas été surpassés, les Vénus de Milo et de Médicis, l’Apollon du Belvédère, et le groupe du Laocoon n’ont pas de rivaux. Mais ils n’étaient plus dans la vérité, dès le moment où ils mettaient sur le compte de l’état social, ce qui ne pouvait être attribué qu’au génie qui n’a pas d’ancêtres, et qui n’a pas de descendants.

Il ne faut pas méconnaître un trait essentiel qui se présente naturellement dans cette étude comparative. La littérature, reproduit deux choses : ou l’état réel d’un peuple, ou ses aspirations. Cette double source est tantôt distincte, tantôt confondue. Dans le premier cas, la littérature tire sa beauté de la vérité dans la représentation des objets, ou de l’harmonie qui rattache leurs diverses parties ; dans le second, de la pureté et de l’élévation auxquelles elle fait arriver les âmes. Au milieu de la société corrompue du paganisme, on comprend que le génie ait voulu vivre d’une vie à part, qu’il se soit soustrait à ces abaissements de l’esprit et du cœur, dans lesquels se perd toute dignité, et se consume toute force. La vérité prise dans le milieu ou il vivait, devait effrayer ou affliger son âme. Il fallait qu’il en sortit pour se réfugier dans un idéal inaccessible à cette corruption dont il se sentait environné. C’est ce contraste qui a donné à certains poètes tant d’amour pour le beau, tant d’enthousiasme pour ce qu’ils voyaient au-dessus des faits, des mœurs, des institutions et des hommes.

Qu’on ne l’oublie pas : c’était un fait exceptionnel. Ce n’est pas parce qu’Homère vivait au sein du polythéisme, qu’il représentait des Dieux envahis par toutes les passions, donnant l’exemple de tous les vices, ne reculant devant aucun crime, qu’il a pu réunir tant de beautés qui n’ont rien perdu pour nous de leur fraîcheur et de leur vérité. C’est parce qu’il s’est soustrait à cette étreinte, qu’il a vécu dans une sphère supérieure, qu’il a dégagé ses créations de tous les préjugés qui devaient les abaisser, de toutes les corruptions qui devaient les dénaturer. Il est grand, parce qu’il n’appartient en rien à la civilisation au milieu de laquelle il a été jeté, et qu’il la domine de toute la hauteur de son génie.

Et maintenant, il nous sera permis aussi d’étudier le rôle d’un esprit supérieur, dans les conditions qui lui sont faites parmi nous. Le spiritualisme est dans nos croyances, il est dans notre morale, il est dans nos aspirations. Nous n’osons pas dire qu’il est dans notre conduite, de peur de nous heurter à des exceptions trop nombreuses. Mais enfin il fait le fond de notre état social, il commande une réserve, une pudeur toujours puissantes sur les mœurs, ou sur les œuvres qu’elles inspirent.

Ce génie, orateur, historien, poète, philosophe, cherchera en tout le beau et le vrai au-dessus des faits ; il aspirera à l’idéal, et le poursuivra sous toutes ses formes, il le reproduira dans son infinie variété. Que de facilités autour de lui ! Que de sympathies ! Comme il deviendra véritablement la voix d’une nation, au lieu de se faire l’interprète d’une secte, ou l’écho d’un petit cercle ! Rien ne le gêne dans son action, rien ne le contraint dans son essor. Il sait que, quoi qu’il dise, quoi qu’il imagine, quoi qu’il chante, la pensée de ceux à qui il s’adresse, ira au-delà, qu’elle comparera toujours ses créations à ce quelque chose de plus parfait, que chacun retrouve en lui-même comme un type, et qu’il conserve comme la plus pure et la plus délicate expansion de son âme. Si le génie lui-même n’y gagne pas, car tout génie a ses bornes, l’esprit général de la nation y trouvera, une satisfaction réelle. Le mouvement se communiquera de proche en proche, le goût aura plus de finesse, le sentiment de l’admiration se développera dans son énergique et ardent enthousiasme. Les œuvres ne resteront pas isolées, les hommes se rattacheront à quelque chose. L’esprit public s’emparera de tous ces faits épars, pour en faire un faisceau étroitement lié. Un même désir, une même aspiration fera vivre tous ces corps : une littérature sortira de toutes ces productions, et se montrera avec une auréole lumineuse de grands hommes et de belles œuvres.

En résumé : il a pu y avoir dans l’antiquité et hors du christianisme, des peuples sans littérature, quoiqu’il n’y ait pas eu une réunion d’hommes sans une manifestation quelconque de vie intellectuelle. Une littérature, expression embellie de la nature et de la société, existe véritablement, lorsque les productions de l’esprit ne sont pas traduites dans une langue réservée à quelques-uns, lorsqu’elles se rattachent à des caractères généraux, et qu’elles tendent vers le même but, lorsqu’enfin elles sont assez nombreuses et assez belles, pour permettre à des esprits patients, de déduire des œuvres les principes qui les ont produites, et les règles sur lesquelles elles s’appuient. Non seulement elle existera, mais elle arrivera nécessairement à un certain développement perfectionné, lorsque les croyances religieuses, les prescriptions morales, les institutions sociales seront entre elles dans une harmonie qui pénètre l’âme, et l’élève à de plus hautes aspirations. Si la part de la société est grande dans la littérature, il est certain qu’un peuple verra grandir et se multiplier ses légitimes espérances de gloire littéraire, à mesure que sa foi sera plus ferme et sa morale plus pure.

Il ne nous est pas permis cependant, de dédaigner les productions du génie qui naissent dans des conditions différentes. Toutes les œuvres de l’esprit humain, quand elles sont sincères et généreuses, quand elles renferment quelques-uns des grands caractères qui forment le beau, ont droit à notre sympathie et à nos respects. Le cœur de l’homme a besoin de donner libre carrière, au sentiment de l’admiration ; il se retrempe dans l’enthousiasme. Laissons-lui en tous les charmes et tous les enivrements. Les études faites tous les jours, la facilité des communications, les explorations nouvelles, nous donneront à chaque instant, des occasions d’applaudir à tout ce qui aura été créé de beau et de bon, dans toutes les parties du monde, chez tous les peuples. En ne niant aucune de ces merveilles, nous aurons soin, cependant, de ne pas en exagérer l’importance ; et nous ne perdrons pas de vue que, si des peuples ont été assez heureux, en dehors de la lumière véritable, pour arriver à de grandes et magnifiques créations, qui réunissent tous les caractères essentiels propres à constituer une littérature, ce sont de glorieuses exceptions ; mais qu’il appartient au christianisme seul, de placer tous les peuples qu’il inonde de ses bienfaits, dans des conditions telles, que leur vie intellectuelle se manifeste nécessairement par un ensemble d’œuvres, digne à tous les égards, de recevoir et de conserver le nom de littérature.


M. R. DUCROS rend compte de deux bulletins de la Société d’agriculture, sciences et arts de la Lozère.

Les bulletins de cette Société se succèdent d’une manière régulière ; ils témoignent d’un travail sérieux et soutenu. La partie agricole est toujours l’objet d’une attention spéciale, et occupe une place assez considérable.

M. T. Roussel poursuit avec une ardeur qui ne se dément pas, et un talent d’investigation patiente, et d’induction aussi pénétrante que sûre, la reconstitution de la grande figure d’Urbain V. Un homme supérieur peut être étudié sous plusieurs aspects. Il est rare que sa grandeur ne se manifeste pas de plusieurs manières, et ne révèle pas d’éminentes qualités qui se présentent peu à peu à l’esprit. Il est rare aussi, quelle que soit l’unité de sa vie, qu’on n’ait pas de divisions à faire, et de phases à signaler. En procédant ainsi, on est sûr de ne rien négliger, et de faire ressortir la vie d’un homme dans toute sa splendeur, et avec toute sa puissance. Urbain V est un grand pape. Il est donc juste que ses actes pontificaux soient étudiés sous tous les points de vue qui peuvent les mettre en relief. Les recherches de M. T. Roussel auront pour effet de n’avoir rien laissé dans l’ombre ; car tout est étudié, discuté, résolu avec ce soin pieux que donne une profonde conviction, et qu’entretient une admiration vivement sentie.

Dans ce bulletin, M. T. Roussel considère Urbain V comme administrateur. La ville d’Avignon éprouva les bienfaits de son sage gouvernement. Il en rebâtit les murs, l’orna d’édifices nombreux, fit régner partout la justice, et assura le bon ordre par des dispositions qui témoignent autant de sa fermeté, que de sa prévoyance et de sa sagesse. La sévérité qu’il avait pour les autres, Urbain V la prit comme règle de sa conduite, et son exemple était plus puissant encore que ses mesures. Il vécut sur le trône pontifical, comme un cénobite, et cette austérité qui faisait l’admiration de tous ceux qui l’approchaient, ne se démentit pas avec l’âge, ni dans les rigueurs de la lutte ou de la maladie.

Les efforts de la Société tendent à faire connaître au dehors la gloire d’Urbain V. Elle tient à recueillir tout ce qui regarde ce grand homme. Aussi, demande-t-elle que le congrès d’Auxerre ajoute au nombre des questions sur lesquelles il veut attirer plus spécialement l’attention, une étude sur l’abbaye de St-Germain, dont ce pape fut longtemps abbé. Il serait possible de trouver à Auxerre, dans ce qui a été conservé des papiers de l’abbaye, quelque chose qui pût concourir à faire connaître plus complètement ce grand pape.

Cette pensée prouve combien les Sociétés peuvent s’aider mutuellement dans leurs recherches, et par conséquent, combien il serait utile de rendre les communications entre elles, plus fréquentes et plus suivies. Les mesures prises par M. le ministre de l’instruction publique, prouvent que ces avantages sont reconnus et appréciés. Le Gouvernement n’a rien négligé pour les réaliser. C’est aux Sociétés à faire le reste, et à se servir, pour leur développement et leur progrès, de tout ce qui a été mis à leur disposition.

Le travail sur la topographie des Gaules jusqu’au IVe siècle, demandé aux Sociétés savantes, est l’objet d’un rapport dans lequel sont analysés les résultats déjà classés. Les indications nouvelles qui sont données peuvent diriger les recherches, et offrent le moyen de marcher avec assurance dans une voie où les erreurs sont si faciles, et où trop souvent l’imagination usurpe la plus large part.

La cathédrale de Mende est l’objet d’une étude minutieuse et savante. Les monuments historiques présentent un véritable intérêt, soit par eux-mêmes, soit par les souvenirs qu’ils rappellent, et les événements dont ils portent pour ainsi dire l’empreinte. Plusieurs sont de véritables poèmes en pierre, dont il faut rechercher la pensée secrète, et poursuivre la portée intime. Le symbolisme qui se manifeste partout, au-dedans comme au-dehors, met à chaque instant, sur la voie de découvertes nouvelles. L’époque avec son caractère, ses tendances, ses aspirations, s’y révèle de manière à ne laisser aucun doute, et à faire naître cet intérêt ardent qui s’attache toujours à la manifestation de la pensée humaine, quelque forme qu’elle revête.

L’histoire de la cathédrale de Mende est complète : les atteintes diverses qu’elle a subies à travers les orages religieux dont les Cévennes ont été le théâtre, sont recherchées avec soin. Des notes accompagnent ce travail, élucident certains points de l’histoire ecclésiastique de la localité, et présentent même des éclaircissements qui pourraient devenir utiles pour l’étude de pareilles questions en d’autres lieux. À ces notes sont joints les dessins de quelques pierres tombales qui ont un certain intérêt historique.


M. L. PAILLÉ, docteur en médecine, adresse à la Société un travail sur cette question : La médecine est-elle un art purement conjectural ?

Ce sujet n’est pas nouveau. La question a été bien de fois posée, débattue, controversée et résolue. Ce qui n’empêche pas qu’elle se produise à chaque instant, comme une nouveauté, parce qu’elle semble donner une satisfaction momentanée à la vanité toujours irritable de certains hommes, et à l’ignorance invincible de quelques autres.

Dans toute science, il y aura toujours des mystères impénétrables ; dans tout art, il y aura toujours des probabilités et des conjectures. Est-ce une raison pour douter de leurs résultats et de leur importance ? Si l’on veut dire que la médecine est immense dans son objet, que ses principes sont compliqués, difficiles dans leur expression complète, plus difficiles encore dans leur application ; qu’ils demandent une méditation profonde, et qu’ils ont toujours quelques points qui ne satisfont pas entièrement l’esprit, on a raison. Les principes tiennent à la nature même de l’homme ; et l’homme est pour lui-même un problème qui sollicite constamment une solution, et qui semble reculer à mesure que l’on avance. D’ailleurs, les faits sont complexes, changeants, irréguliers, contingents ; et ils trompent toute prévision. Les mêmes causes ne donnent pas lieu aux mêmes phénomènes : les phénomènes ne paraissent pas toujours en rapport avec les mêmes causes. En effet, une même cause agissant sur deux individus, ils sont frappés l’un et l’autre de maladies différentes. L’observation pouvait jusqu’à un certain point le soupçonner, pouvait-elle le prévoir avec certitude ?

Cependant, la médecine a des principes : seulement, ils ne sont jamais déterminés par l’évidence, et, comme le dit Zimmermann, c’est au génie seul du médecin qu’il appartient d’en apprécier le plus haut degré de probabilité. Aussi, peut-on affirmer que les propositions sur lesquelles on s’appuie généralement, pour les reproches, que l’on veut adresser à la médecine ; sont complètement fausses, ou qu’elles sont également applicables à toutes les autres sciences.

On peut résumer ainsi ces attaques : On ignore le principe même de la vie, comment peut-on agir sur lui ? Les maîtres ne sont pas eux-mêmes d’accord entre eux : l’étude de la médecine conduit au scepticisme : la médecine ne fait pas de progrès.

Sans doute, on ignore le principe même de la vie : mais est-ce une raison pour qu’on ne puisse pas exercer sur lui une action réelle ? Le physicien connait-il la cause première de la cohésion, du calorique, de la lumière, de l’électricité ? Le chimiste peut-il rendre raison de la cause première de l’affinité, l’astronome de celle du mouvement et de l’attraction ? Et cependant ces sciences existent ; elles formulent des principes, elles classent des observations, elles déduisent des conséquences, elles arrivent à des résultats. Pourquoi la médecine, parce qu’elle ne peut pas tout expliquer, serait-elle condamnée à être pour toujours stérile ?

Sans doute, les maîtres ne sont pas toujours d’accord ; mais est-ce le privilége de la médecine ? Les écoles de philosophie luttent bien entre elles, depuis les premiers temps ; et certes la guerre ne paraît pas sur le point de finir. La jurisprudence a-t-elle quelque chose de plus positif, même dans son point de départ, et dans ses principes essentiels ? Montesquieu, Mably, Filangieri, Bentham, Grotius, Puffendorf, ne s’entendent pas toujours, et l’un combat ce que l’autre a posé : nie-t-on la jurisprudence ?

Les mathématiques semblent à l’abri de pareilles attaques ; et pourtant Fontenelle a dit : Dans le pays des démonstrations, on trouve encore le moyen de se diviser. Buffon prétend que ce qu’on appelle vérités mathématiques se réduit à des identités d’idées, et n’a aucune réalité. Hobbes a écrit plusieurs traités sur l’incertitude de cette science.

On reproche aux plus illustres médecins d’avoir été sceptiques. D’abord une pareille accusation est trop générale pour être vraie. Et, en supposant que l’on puisse citer quelques formules qui les condamnent, ne doit-on pas, pour être fidèle à la vérité, reconnaître que ce scepticisme n’avait rien de définitif, que c’était un levier pour détruire les systèmes antérieurs, afin d’avoir une place nette pour celui que l’on proposait ? D’ailleurs, les plus grands astronomes n’ont pas été à l’abri d’une pareille accusation. Ainsi généralisée, elle a été aussi injuste pour les uns que pour les autres ; et, sans recourir aux faits qui donneraient un démenti éclatant à des adversaires passionnés, peut-on supposer que des hommes habitués à pénétrer tous les jours dans l’œuvre de Dieu, aient pu la nier ? Dieu est présent dans l’admirable structure de l’homme, dans le juste équilibre de ses forces, dans cette admirable harmonie des parties qui le composent, comme il est présent dans cette merveilleuse disposition des astres, dans les lois qui les régissent, dans leur variété de volume, de révolution, de puissance. Non, la médecine, pas plus que l’astronomie, n’engendre que le scepticisme ; non, elles ne sont pas la source d’un matérialisme devant lequel recule toute intelligence un peu élevée. Il ne faut pas que quelques malheureuses exceptions deviennent un motif d’injustice contre la science elle-même.

Enfin, on accuse la médecine de rester stationnaire. Sans doute, elle n’a pas encore trouvé le moyen de prolonger indéfiniment la vie, ni de la soustraire aux atteintes et aux ravages de la maladie. Mais si la découverte de lois nouvelles, d’agents inconnus, de procédés plus sûrs et plus rapides constitue des progrès, pourquoi n’avouerait-on pas que la médecine a marché avec le quinquina, le mercure, la vaccine, la lithotritie, l’action anesthésique ?

D’ailleurs, la médecine touche à tant de sciences, qu’on ne peut pas espérer pour elle un progrès réel, si ces sciences elles-mêmes ne poussent pas plus loin leurs investigations et leurs découvertes. C’est là pour elle, l’obstacle le plus grand et le plus difficile à détruire.

On ne se rend compte d’aucun de ces faits, d’aucune de ces difficultés, quand on attaque la médecine. Du reste, on ne se donne pas même la peine de chercher des arguments nouveaux. Les accusations anciennes sont toujours assez bonnes. Cette science est toujours la plus facilement et la plus universellement jugée. Elle est pourtant, par l’immensité de son objet, par la difficulté d’atteindre à la connaissance, même incomplète de ses applications diverses, hors de la portée du plus grand nombre.


M. C. VALETTE lit la seconde partie de son étude sur les beaux-arts, à l’exposition de Toulouse.

Les difficultés qu’éprouvent les peintres d’histoire à placer leurs œuvres, le prix peu élevé attribué à la peinture religieuse, expliquent la rareté des tableaux de ces genres dans les expositions de province. Paris ne fait pas exception. Les débutants comptent en grand nombre parmi ceux qui consacrent leur temps et leurs études à des sujets si riches, mais en général si peu lucratifs. Aussi n’y restent-ils pas longtemps, et le tableau de genre les attire bientôt d’une manière irrésistible.

Cependant, il faut signaler sous ce rapport un progrès important, et il semble que les sujets religieux et les grandes études reprennent faveur. L’exposition de Toulouse ne permet pas d’en douter.

M. Beaume a envoyé Le paiement de la dîme. C’est une composition bien entendue et parfaitement exécutée. Quelques moines et des paysans sont en scène. Les types sont d’un bon choix ; la couleur est riche de ton et de lumière, la touche correcte et habile. L’action se passe dans un intérieur à moitié ouvert par un grand portail qui donne sur la campagne ; il en résulte une savante combinaison de clair-obscur, qui produit le plus heureux effet.

La jeune mère, du même auteur, est ravissante de forme, de couleur et de sentiment.

M. Robert-Fleury a peint une joyeuse caravane d’artistes, s’arrêtant à Subiaco, et prenant position devant l’église. Leur crayon est en mouvement. Il y a dans ce petit coin de terre, un entrain, une verve et un laisser-aller charmants. Comme œuvre d’art, il ne manque rien à ce tableau. Ce n’est pas cette touche scabreuse, cette sévérité de caractère, ce nerf d’exécution, cette couleur sombre, qui sont les caractères dominants de plusieurs œuvres importantes de M. Robert-Fleury. Ce sont ici des qualités différentes, qui prouvent la facilité de son pinceau et la flexibilité de son talent.

Les peintures religieuses de M. l’abbé Cartier sont remarquables sous le double rapport de l’art et de la pensée. Son Chartreux en méditation est bien étudié et parfaitement éclairé. Sa Ste-Cécile est une composition d’une simplicité biblique et ravissante par l’expression. Les peintures de M. l’abbé Cartier prouvent que, pour réussir dans l’art religieux, il faut autre chose qu’une légende à représenter, et que, si la conviction ne constitue pas à elle seule le talent, elle l’inspire et le seconde d’une manière puissante.

La Fuite en Égypte de M. Romain Cazes est remarquable par le dessin ; la Prière de M. Chaplin par sa couleur brillante et naturelle.

M. Chevet a exposé une Arlésienne, un véritable bijou. Quelle finesse de touche et de couleur ! Quel sentiment délicat ! M. Cibot a peint une Ste-Thérèse en extase. C’est frappant de vérité.

On est copiste de deux manières : ou l’on rend le modèle dans son sujet et sa disposition, ou l’on s’attribue le style, la couleur, le dessin d’un maître que l’on prend en affection. M. Colin n’a pas eu peur de cette dernière imitation. Il a fait du Watteau d’une manière ravissante. Mais quand on est comme lui capable de créer, pourquoi se fait-on simplement imitateur ?

M. Diaz a exposé des Nymphes et des Amours. Il y a certainement dans ce petit tableau, le cachet de cette couleur qui a fait la réputation de cet artiste ; mais on ne peut s’empêcher de regretter que le dessin soit si peu soigné.

M. Duval-le-Camus est un bon dessinateur, un excellent coloriste. Son tableau de Manon Lescaut met en relief de nombreuses et éminentes qualités. M. Gabé a peint des Dénicheurs d’oiseaux, de manière à donner à cette scène une vérité, un mouvement qui la rendent vivante. Son Embarquement de troupes à Oran révèle les mêmes qualités, et se distingue surtout par une variété qui attache aux détails, sans nuire en rien à l’effet de l’ensemble.

La Sortie de l’église de N.-D. de Paris, le jour des Rameaux, par M. Hillemacher, frappe par sa vérité. Une bonne dame est assaillie par les obsessions d’une foule de gens qui lui offrent des rameaux bénits. L’expression de bonté qui éclaire cette vénérable figure, fait deviner que c’est la reconnaissance qui l’entoure ainsi. Un bon dessin, une couleur lumineuse, éclatante, sans oppositions trop tranchées, des personnages bien groupés, constituent le mérite de cette œuvre.

Une Étable et la Marchande de volailles, deux charmants tableaux d’une grande facilité de touche, et d’un coloris sage et brillant, sont dûs au talent de M. Hoguet. Il est impossible de rendre la lumière mieux que M. Horsin-Déon. Une jeune femme peint dans un atelier, qui renferme mille fantaisies d’artiste. Un grand tableau posé sur un chevalet, et vu presque de face, occupe une place considérable. La copiste est placée au centre : elle reçoit la lumière par côté, et l’on peut dire qu’elle paraît détachée de la toile. C’est l’œuvre d’un maître.

M. Huber fait baptiser du vin au cellier, et M. Lafforgue déride les fronts les plus soucieux par Les deux Amis. Ce tableau peint d’après nature est une excellente étude, où tout est soigné et bien rendu.

Deux œuvres de M. Lassale se disputent les éloges des connaisseurs : son Page sous Louis XIII est charmant. Sa Gardeuse de dindons ne laisse rien à désirer. La stupide mutinerie de ces gloutons emplumés, occupe cette pauvre fille, qui semblerait disposée à abandonner son sceptre de roseau. Tout cela est vrai et vivant.

M. Latour a exposé des tableaux de genre, des paysages à l’huile, des mines de plomb, des fusains. Ses Espagnols et ses Étudiants de l’université de Salamanque, sont remarquables de composition et de couleur. M. Jules Laure est l’auteur de la Mélancolie. Ce tableau mérite d’être distingué parmi les meilleurs. Il y a du calme dans l’exécution, et il semble que la brosse n’ait fait qu’effleurer la toile, dans la crainte de troubler cette rêverie. L’artiste a compris que les effets tourmentés enlèveraient quelque chose à la grâce naïve de cette pure et triste physionomie.

Un Conte de buveurs et le Chaperon rouge, de M. Morin, sont deux bons tableaux. M. Pérignon s’est maintenu à la hauteur de sa réputation.

Les grands noms sont souvent un fardeau. M. Poussin paraît vouloir s’élever à la hauteur du sien. Sa Noce de Bretagne est un bon tableau. Le rayonnement de la joie est sur tous les fronts, et le sourire sur toutes les lèvres. Il y a dans cette composition de la finesse, de la vivacité et un entrain remarquable.

M. Quinsac est un bon dessinateur et un coloriste habile.

Mlle de Montpensier et le prince de Condé sont dignes d’une attention particulière. On avait dit que les femmes ne pouvaient pas réussir dans le genre sérieux. On aurait fini par le croire, si Rosa Bonheur et Laure de Léoménil, n’avaient déjà protesté de la meilleure manière, par des œuvres. Mme Sophie Rude vient définitivement consacrer, par un talent aussi solide qu’agréable, le droit d’entrée pour son sexe, dans les musées les plus renommés. À la verve et à l’entrain de la composition, à l’exactitude du dessin, à l’éclat de la couleur se joignent des détails d’une délicatesse inimitable. Greuze n’a rien de plus frais et de plus gracieux. Mme Rude est la digne compagne du statuaire habile, qu’une mort presque subite a ravi aux arts, il y a trois ans.

Si le Retour du marché, de M. Troyon, n’est pas l’œuvre la plus complète de l’exposition, elle est la plus saisissante par l’effet. Ce tableau est de moyenne grandeur. Une jeune fille est assise sur un cacolet porté par un âne qui se présente de face. Des choux, un morceau de citrouille, sont entassés pêle-mêle. La jeune fille est animée par un mouvement des plus aisés et des plus gracieux. À côté, s’avancent quelques brebis, tandis que le reste du troupeau est vigoureusement poussé par un homme. Certainement cette composition est très-simple ; cependant elle intéresse autant qu’un trait historique. On s’explique cet attrait par la vérité de la scène, l’élégance du style, et la puissance de la couleur.

M. Troyon avait débuté par ce réalisme dont l’apparition effraya tant. C’était au moment des grandes luttes. Le jury d’admission pour le salon de Paris, fermait les portes à tous les novateurs. Il suffisait d’appartenir à cette école, pour n’avoir pas droit même à une attention passagère. On avait constaté des excès et on voulait les proscrire par une prohibition absolue.

En 1849, une commission d’artistes élus par leurs confrères, décida que tout serait admis, excepté ce qui serait trop mauvais. Ce coup d’état artistique donna entrée à tous les systèmes qui semblèrent étonnés de se rencontrer. Il en résulta des enseignements qui ne furent pas perdus. Les partis devinrent moins belliqueux ; on se fit des concessions, et ainsi se forma l’école moderne qui manifestera supériorité, en mettant au jour des œuvres splendides de lumière et de couleur, relevées par ce goût et ce sentiment de la forme, qui tend à devenir aussi correct qu’élégant. Le retour du marché, de M. Troyon, est une des merveilles de cette ère nouvelle.

M. Villemsens, a exposé des Gitanos, Cette peinture de la nature dégradée, se fait remarquer par la pureté de la ligne et l’éclat de la couleur.