Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/1/15

Séance du 12 Juin 1857.


Présidence de M. A. COMBES.


Deux pièces de vers patois ont été adressées à la Société.

La première, sans nom d’auteur, est intitulée : Les Tables tournantes. C’est évidemment une de ces pièces de circonstance qui ne survivent guère à l’accident qui les a provoquées. Ce n’est pas qu’elle ne renferme quelques bons vers, et que le sujet n’ait été envisagé à un point de vue fécond ; mais ces deux mérites seuls ne constituent pas une œuvre importante.

La Société ne juge pas à propos de s’arrêter à un examen détaillé de cette pièce. Les œuvres qui lui sont transmises doivent être signées : c’est la seule condition à laquelle elle donnera désormais de la publicité aux communications qui lui seront adressées.

La seconde pièce est de M. Alexandre Plazolles, horloger à Castres. Elle a pour titre : Epitro à mous Councitouyens. Cette composition ne manque pas de verve et d’un certain éclat. Elle témoigne d’une grande facilité pour la facture du vers. Le plan est nettement tracé, les idées se suivent, s’enchaînent avec ordre et se développent sans embarras. Des idées neuves, des réflexions justes, quelques tableaux heureusement placés, donnent de l’intérêt à cette pièce.

Quant au style, M. Combes fait remarquer l’influence trop évidente de la langue française. La forme patoise n’est, en quelques endroits, qu’une traduction. Elle n’a rien, par conséquent, de la vivacité, du charme et de l’entrain d’une première inspiration. La langue patoise a un génie parfaitement marqué. Il faut rester fidèle à ses inspirations, ou se résigner à renoncer à ses richesses. Quel que soit le mérite du fond, on doit toujours, dans des vers, tenir à la forme, car elle seule peut mettre en relief les pensées et les sentiments : elle seule peut donner à la poésie cette grâce indéfinissable, cette force éclatante que l’on chercherait vainement dans un langage sans délicatesse et sans élévation.

La Société remercie M. Plazolles de son envoi.

Elle nomme une commission chargée de formuler un projet relatif à des prix qui doivent être distribués, conformément à l’art. 9 des statuts fondamentaux.

Cette commission est composée de MM. A. Combes, de Barrau, Serville, Grasset, Tillol et V. Canet.

Une seconde commission, formée de MM. de Lavalette, E. Ducros et Marignac, a pour mission de régler tout ce qui est relatif à la salle des séances et à la conservation des livres et des manuscrits.

Conformément à l’art. 13 des statuts, la Société publiera à la fin de l’année un bulletin contenant le procès-verbal de ses séances. Les secrétaires sont chargés de la rédaction et de la surveillance de cette publication.


M. V. Canet lit une note sur une inscription trouvée dans des fouilles faites à l’endroit où s’élevait autrefois le couvent des Trinitaires. Cet emplacement est occupé aujourd’hui par le palais de justice, la gendarmerie et la maison d’arrêt.

L’ordre des Trinitaires, fondé en 1199 par Saint-Jean de Matha et Félix de Valois, avait pour mission de racheter les esclaves faits par les infidèles. Il vivait d’aumônes. On ne sait pas d’une manière positive à quelle époque il s’établit à Castres. Des documents authentiques permettent d’affirmer qu’il était en 1250 hors des murs de la ville. En 1369, on le trouve porté à l’intérieur. Le 7 mai 1666, il cède à la ville des terres d’une assez grande étendue, près de la porte de l’Albinque, afin d’augmenter l’esplanade où se tenaient les foires, et où les consuls présidaient aux réjouissances publiques.

C’est probablement à cette époque que leur couvent fut agrandi et qu’il eut, en bâtiments, l’importance qu’on lui connaissait à la révolution. La pierre trouvée dans les fondations avait été posée, par Mgr de Meaupou, évêque de Castres, à l’un des angles d’une chapelle qui a été détruite dans les dernières années du xviiie siècle.

Cette pierre, longue de 76 centimètres, large de 69, épaisse de 12, est taillée et polie avec soin. Elle porte en tête une croix de Saint-André ; on lit au-dessous :

LAPIDEM HVNC
ANGVLARE. POSVIT
ILL. DOM. AVGVSTIN.
DE MEAVPOV CAST.sis
DESIGNAT. EPISCOP.
HVMILL. PRECIB. FR.
GVILL. POMAREDI
HVI. DOM. SS. TRINI
TATIS MINISTRI.
1688.

M. V. Canet demande à la Société de prendre des mesures pour conserver ce souvenir du passé. Sans doute, il est peu important par lui-même ; mais il renferme une date et la constatation d’un fait. N’est-ce pas suffisant, pour appeler l’attention d’une Société jalouse de ne rien laisser perdre de ce qui se rapporte à l’histoire d’une cité, dont le rôle n’a pas été sans importance ?

Ces témoignages risquent de disparaître un à un. Ainsi se brisent, chaque jour, les liens qui nous rattachaient au passé : nous devenons un peuple sans traditions, parce que nous ne savons pas conserver les symboles qui les manifestent extérieurement. Sans respect pour ce qui a été, indifférents pour tout ce qui n’a pas à nos yeux un intérêt direct dans le présent, comment pourrions-nous concevoir des espérances pour l’avenir ? Comment pourrions-nous entretenir en nos cœurs ces sentiments qui attachent à tout dans la patrie, et qui lui donnent une si grande puissance, parce que tout nous ramène à elle ?

Il ne faut pas se le dissimuler : tout se lie dans la vie intime des peuples. L’indifférence et le dédain pour le passé sont des signes de décadence, parce qu’ils manifestent l’oubli de cette grande loi qui unit entre elles toutes les parties de l’existence d’une nation. Ce n’est pas tout d’abord que l’on arrive à l’indifférence et au dédain ; mais c’est une pente que l’on descend avec rapidité. Il faut donc lutter contre cette disposition qui devient quelquefois un système engendré par l’égoïsme, soutenu par la vanité. Que l’on sache descendre jusqu’aux plus petits détails, s’intéresser aux objets les moins précieux, pourvu qu’ils se rattachent de quelque manière à l’histoire générale ou particulière de notre patrie. Ce ne sera pas une vaine satisfaction de curiosité, mais l’accomplissement d’un devoir. Cette sollicitude, d’ailleurs, en même temps qu’elle plaira au cœur, fournira inévitablement à l’esprit des termes de comparaison, des points sur lesquels il s’arrêtera pour aller plus loin, pénétrer plus profondément, s’éclairer avec plus de certitude.

La Société littéraire et scientifique s’est engagée dans cette voie. Elle doit y marcher avec persévérance. Elle parviendra ainsi à refaire, pièce par pièce, l’histoire de Castres ; et, en rendant à la science ces services qu’elle est en droit d’attendre des études locales, elle contribuera peut-être à faire aimer un peu plus à chacun sa petite patrie, au milieu du mouvement qui entraîne à l’émigration et au cosmopolitisme.

M. V. Canet termine sa note en exprimant le désir que cette pierre soit recueillie. Ce serait pour la Société un premier acte qui deviendrait un engagement, et lui vaudrait peut-être plus tard, d’utiles et précieuses collections.

La Société accueille ce vœu et confie à M. Serville le soin de prendre toutes les mesures nécessaires pour arriver à sa réalisation.


M. V. Canet lit ensuite un mémoire sur un livre de l’abbé Sabatier intitulé : Apologie de Spinoza et du Spinozisme.

Ce livre a été écrit en Allemagne, et publié à Paris en 1810. Il est moins connu que les autres ouvrages de l’abbé Sabatier, auxquels il donne sous le rapport de la doctrine philosophique un démenti complet.

Ce n’était pas la première inconséquence de l’adversaire passionné de Voltaire. Déjà, en 1779, l’amitié reconnaissante lui avait inspiré une ardente apologie de ce livre de l’Esprit que, dans sa vieillesse, Helvétius se reprochait comme une mauvaise action, et dans lequel il professe le matérialisme le plus abject et le plus décourageant. En 1804, dans le Véritable esprit de J.-J. Rousseau, il fait bon marché de la vérité philosophique, pour s’engager à la suite du rêveur de Genève, dans un système plein de contradictions. Il va plus loin : la réforme philosophique ne lui suffit plus, et il ne craint pas de formuler quelques doutes sur la vérité religieuse, dont il donne des interprétations au moins étranges et téméraires, si elles ne sont pas radicalement fausses et coupables.

Est-il étonnant dès lors, qu’il défende Spinoza contre l’accusation d’athéisme, et qu’il se porte garant de sa parfaite orthodoxie ? Est-il étonnant qu’il ne se rende pas compte de la portée de ce système, et qu’il présente comme l’explication la plus formelle et la plus satisfaisante des problèmes philosophiques et des dogmes religieux, le panthéisme le plus absolu et le plus nettement formulé ? Quand on fait une première concession et qu’on s’est éloigné de ce terrain où se rencontrent la bonne foi et la vérité, il n’y a pas de raison pour qu’on ne descende pas aux erreurs les plus grossières et les plus condamnables.

L’Apologie de Spinoza n’est pas une exposition complète des principes du juif hollandais. Il n’y est nullement question ni du Traité théologico-politique, ni de la Réforme de l’entendement, ni des lettres qui, écrites à différentes époques, pour expliquer les doctrines exposées à des attaques de toute sorte, les aggravent et les présentent sous un aspect plus simple, plus dégagé et par conséquent à la fois plus franc et plus complet.

L’abbé Sabatier n’examine que les deux premières parties de l’Éthique, qui traitent de Dieu et de l’âme. Encore même se borne-t-il à l’exposition plutôt qu’à une discussion étendue des principes de Spinoza, relatifs à la nature de Dieu, à sa corporéité et à la création du monde. Pour lui, non seulement il n’y a pas d’erreur dans cette manière alors toute nouvelle, et devenue trop commune depuis, de considérer Dieu, mais il y trouve encore l’accord le plus complet et le plus désirable entre la philosophie et la religion. Aussi déclare-t-il que, loin de favoriser l’impiété, il la combat sur son terrain.

Ce système n’est pas nouveau : on sait combien en ont usé tous les novateurs. Ou de bonne foi, ou par calcul, ils ont prétendu, lorsque leur secte n’était pas encore formée, et que l’opinion publique était puissante contre eux, qu’ils désiraient avant tout ne rien détruire de ce qui existait, ne rien combattre de ce qui était entouré de vénération. Quelques esprits faciles se laissent prendre à ces protestations. Il est pourtant impossible de les admettre, lorsque la contradiction est si évidente, l’opposition si marquée, la négation si absolue, la séparation si complète, qu’il faut vouloir fermer les yeux pour ne pas reconnaître la vérité.

D’ailleurs, au moment même où ils protestent de leur soumission, ces novateurs se révoltent : lorsqu’ils parlent d’accorder entre elles des choses radicalement inconciliables, ils se donnent à eux-mêmes le démenti le plus formel, par les contradictions dans lesquelles ils s’agitent, et que tous les efforts d’une logique flexible et spécieuse, sont impuissants à faire disparaître ou à conjurer.

Le signe le plus visible de l’erreur, c’est la contradiction. La vérité est une : en elle, point de lutte ; elle peut être difficile à prouver, car la raison humaine est trop souvent viciée dans ses applications, incomplète dans ses vues, altérée même dans son principe, par l’acceptation de fausses doctrines ; mais lorsque la vérité paraît dans sa simplicité, dans sa netteté, dégagée de toute opposition sérieuse, de toute contradiction intérieure, il faut bien la reconnaître et s’incliner humblement devant des caractères qui n’appartiennent qu’à elle.

L’erreur, au contraire, vit dans les oppositions ; elle se soutient par les expédients, acceptant pour le besoin de sa cause ce qu’elle vient de nier, niant ce qu’elle a défendu avec ardeur. Elle n’a point de terrain défini, parce qu’elle sait bien qu’elle ne pourrait pas s’y maintenir. Aussi, est-elle obligée, tantôt de fuir devant son ennemie, espérant l’embarrasser dans les détours d’une agilité que rien n’arrête, tantôt de la devancer avec une audace qui s’attaque à tout, et qui espère donner le change, en faisant accepter comme signe de force la preuve la plus complète de son inconséquence et de sa faiblesse.

Sans doute, les hommes se prennent souvent à ces apparences qui leur imposent. Mais il vient un moment où les systèmes retombent sur eux-mêmes de tout le poids de leur fausseté, et où ils mettent à nu le principe qu’ils avaient voilé avec un soin jaloux. Aussi, un homme dont le témoignage n’est pas suspect, parce qu’il a pu vérifier, par sa propre expérience, combien il est difficile de ne pas se contredire soi-même, quand on est hors de la vérité, Bayle fait cette réflexion, en jugeant le philosophe tant loué par Sabatier : « Il est arrivé à Spinoza ce qui est inévitable à ceux qui font des systèmes d’impiété ; ils se couvrent contre certaines objections, mais ils s’exposent à d’autres difficultés plus embarrassantes. » (Dictionnaire critique, tome III, page 1083.)

L’attention de l’abbé Sabatier se concentre sur les propositions de Spinoza relatives à l’existence et à la nature de Dieu.

Il cherche, avant tout, à venger l’objet de son admiration, du reproche d’athéisme : il est amené alors à formuler des propositions d’où ressort évidemment le panthéisme le plus complet. Il ne discute pas, il énonce ; et, heureux d’avoir répondu à ce qu’il considère comme la seule accusation intentée contre Spinoza, il conclut que le juif hollandais est au-dessus de tous les reproches que l’ignorance et la mauvaise foi ont accumulés contre lui.

Ce livre est médiocre pour le fond, plus médiocre encore pour la forme. Sabatier paraît bien peu familier avec les questions philosophiques. Il les aborde sans principe arrêté, il les suit sans méthode, il conclut sans discussion. Son Apologie de Spinoza méritait pourtant d’être signalée. Sa lutte longue et éclatante avec Voltaire avait entouré son nom d’une certaine célébrité. Il était rangé au nombre des défenseurs de l’ordre religieux, moral et social, qu’une philosophie de négation attaquait de tous côtés et par tous les moyens. Comment est-il devenu un des premiers défenseurs d’un système qui allait avoir en France tant d’adeptes ? Comment a-t-il, un moment, en 1810, justifié le reproche d’inconséquente légèreté si souvent formulé contre lui par ses adversaires du xviiie siècle ? C’est ce qu’il importe de rechercher.

Sabatier, — car il convient de lui enlever une qualification qui n’est pas juste, puisqu’il n’entra pas dans les ordres, et ne fut que tonsuré, — Sabatier était-il de bonne foi ? On doit le croire. Tout, dans son passé, repousse des doctrines pareilles à celles qu’il défend dans son Apologie de Spinoza. Les écrits des sept dernières années de sa vie n’en laissent pas voir la moindre trace.

Ce livre est donc un fait isolé, mais regrettable, car il rompt profondément l’unité d’une vie qui n’était pas sans quelque éclat. Il n’est pas l’expression d’une conviction arrêtée. Sabatier vivait à Altona, où pendant son émigration il avait trouvé un asile honorable, dans un monde qui s’était fait, au nom d’une prétendue religion de progrès, le défenseur ardent et le propagateur zélé des doctrines de Spinoza. Sabatier, chrétien et catholique, n’aurait pas dû s’y laisser tromper. Mais il était du nombre de ces esprits sans fermeté, que la contradiction fortifie dans le bien, et que des ménagements habiles détournent infailliblement vers le mal. Il ne sut pas résister. Quelques propositions spécieuses au fond, d’une rigueur géométrique dans la forme, le séduisirent. Il ne vit pas tout ce qu’elles renfermaient, car il n’y a rien dans son livre qui fasse supposer qu’il ne soit préoccupé de quelque manière, des conséquences auxquelles devaient nécessairement conduire les principes qu’il posait. Que l’on joigne à cette cause la reconnaissance qui trop souvent aveugle et qui, loin de la patrie, devait être toute puissante sur le cœur de Sabatier, et l’on aura, non pas sans doute la justification, pas même l’excuse, mais l’explication d’une triste et regrettable inconséquence.