Procès des grands criminels de guerre/Vol 1/Section 22

RAPPORT MÉDICAL
DE LA COMMISSION DÉSIGNÉE POUR L’EXAMEN
DE L’ACCUSÉ GUSTAV KRUPP VON BOHLEN.[1]
7 novembre 1945.

Nous, soussignés, au cours de la matinée du 6 novembre 1945, avons examiné, en présence de sa femme et de son infirmière, le malade identifié par les autorités militaires compétentes comme étant Gustav Krupp von Bohlen.

Nous nous accordons unanimement à déclarer que le malade souffre de ramollissement sénile du cerveau, affectant particulièrement les lobes frontaux du cortex cérébral et le corpus striatum, dû à la dégénérescence vasculaire.

Notre opinion unanime, réfléchie et professionnelle, est que l’état mental du malade Gustav Krupp von Bohlen est tel, qu’il est hors d’état de suivre les débats devant le Tribunal, et de comprendre un interrogatoire ou d’y coopérer.

L’état physique du malade est tel qu’il ne peut, sans danger pour sa vie, être transporté.

Nous estimons, après réflexion, que cet état n’est pas susceptible de s’améliorer, mais plutôt de s’aggraver.

En conséquence, nous sommes unanimement d’avis qu’il ne sera jamais en état physique ou mental de comparaître devant le Tribunal Militaire International.

Signé : R. E. Tunbridge,
Brigadier O. B. E., M. D., M. Sc,
professeur médecin consultant,
Armée britannique du Rhin.
Signé : René Piedelièvre,
Docteur en médecine,
professeur à la Faculté de médecine de Paris
expert près les tribunaux.
Signé : Nicolas Kurshakov, M. D.,
Professeur de médecine,
médecin-chef
interne à l’Institut médical de Moscou,
commissariat à la Santé Publique, URSS.

Signé : E. Sepp, M. D.,
Professeur emeritus de neurologie,
Institut médical de Moscou,
membre de l’Académie des sciences médicales, URSS.
Signé : Eugène Krasnushkin, M. D.,
Professeur de psychiatrie,
Institut médical de Moscou
Signé : Bertram Schaffner,
commandant-médecin neuropsychiatre,
Armée des États-Unis,
RAPPORT SUR L’EXAMEN MÉDICAL
DE HERR GÜSTAV KRUPP VON BOHLEN.

1. Antécédents. Les renseignements suivants ont été obtenus en interrogeant Mme Krupp von Bohlen, femme du malade, le domestique de Krupp et Mlle Krone, secrétaire particulière du malade.

Le malade a eu des activités physiques nombreuses. Il chassait, montait à cheval et jouait au tennis. À l’aide de guides, il chassait le daim, pas plus tard qu’en 1943. Il était sobre dans ses habitudes personnelles, ne fumait pas et ne buvait pas d’alcool, il se couchait tôt et veillait rarement après 22 heures. Il eut huit enfants, six fils et deux filles. Il n’y a dans la famille aucun cas de désordre mental ni de penchant à l’égard des stupéfiants.

Maladies précédentes : Il n’y a aucun antécédent de maladie grave. Depuis 1930, il faisait une cure tous les ans pour l’arthritisme dorsal et pour l’hypotension. Il n’y avait pas d’installation de radiographie pour déterminer l’état pathologique véritable de son épine dorsale. Le domestique a déclaré que le malade, sur recommandations de ses médecins, avait fait très attention à son régime pendant les dix dernières années.

Maladie actuelle : pendant plusieurs années, le malade fut sujet à des vertiges. En conséquence, sa femme craignait toujours, lorsqu’il allait chasser, qu’il n’ait une attaque au bord d’un précipice, ne tombe et se tue. Deux guides sûrs l’accompagnaient toujours dans ses randonnées de chasse et, en 1942, madame Krupp prenait part aussi aux expéditions pour le surveiller.

Il y a quatre ans, le malade eut des troubles de la vue, dus principalement à un mauvais fonctionnement des muscles des yeux. Pendant une certaine période, il fut atteint de double vision. Apparemment, la guérison de ces troubles fut complète. Il y a deux ans, il eut une attaque accompagnée d’une infirmité du côté gauche de la face et d’un affaiblissement du côté droit du corps. À la suite de ce dernier incident, des difficultés locomotrices, une faiblesse générale et un affaiblissement des fonctions mentales devinrent de plus en plus apparents. À partir du milieu de 1944, le malade dépendait de plus en plus de sa femme ; elle était la seule personne qui paraissait comprendre pleinement ses paroles et ses besoins.

Le 25 novembre 1944, il allait du jardin à la maison, et soudain parut courir (locomotion automatique). Juste avant d’atteindre la maison, il tomba et se blessa au bras. À la suite de cet accident, il fut soigné à l’hôpital local, s’y rendant en voiture. Le 4 décembre, tandis qu’il se rendait à l’hôpital de Schwarzach-St-Veith et qu’il dormait dans le fond de la voiture, le chauffeur fut obligé de se ranger pour éviter un autre véhicule et de freiner brusquement. Krupp von Bohlen fut projeté en avant et il se heurta le front et l’arête du nez à une barre en métal qui se trouvait derrière le siège du chauffeur. Il ne perdit pas connaissance, mais son état était tel qu’il fut gardé à l’hôpital pendant huit semaines environ. Pendant son séjour à l’hôpital, il reconnut sa femme, sa famille et son personnel ; il leur parla, quoique avec hésitation.

Depuis l’accident mentionné ci-dessus, l’état général du malade s’aggrava rapidement. Il devenait de plus en plus difficile pour le personnel de le comprendre. D’abord, avec l’aide de deux personnes, il put faire quelques pas ; jusqu’à il y a deux mois, il a passé de courts moments assis sur une chaise. L’aide des domestiques était nécessaire pour ce travail. Il est affligé d’incontinence d’urine et de fèces depuis son retour de l’hôpital, en février 1945. Depuis cette date, il n’a prononcé que de rares paroles sans suite ; ces paroles étaient simples et sans aucune association rationnelle, à l’exception de jurons, comme « Ach Gott ! » et « Donner Wetter » quand on le dérangeait. Il était parfois excessivement irritable et il eut d’inexplicables crises de larmes. Pendant ces deux derniers mois, il est devenu de plus en plus apathique, et il ne reconnaissait plus sa famille et ses amis. Mme von Bohlen pense qu’il peut encore la reconnaître en tant que visage familier, mais il n’exprime aucune preuve de réaction émotionnelle en sa présence. Elle pense qu’il réalise parfois que des étrangers sont dans la pièce ; par exemple des représentants des armées alliées et ses réactions sont très tendues.

Mlle Krone, secrétaire du malade, déclara qu’à son retour de Blühnbach, en septembre 1944, après avoir été absente depuis mai 1944, elle ne pouvait plus prendre les lettres dictées par Krupp von Bohlen. Normalement, c’était un homme très pointilleux et sa diction et ses écrits étaient corrects et très précis. Elle déclare que, après septembre 1944, le cours de ses idées était fréquemment interrompu, sa syntaxe était défectueuse et parfois il ne paraissait pas se rendre compte du sens de certains mots. Elle tirait de lui une idée de ce qu’il voulait dire, puis elle écrivait la lettre elle-même, selon ce qu’elle avait compris être ce qu’il voulait dire. Son écriture aussi devint de plus en plus illisible, il eut des difficultés à signer son nom quand il donna une procuration à sa famille en janvier 1945.

Le domestique a été au service personnel de Krupp pendant vingt ans et voyagea partout avec lui dans le monde. Il décrit son maître comme étant un homme très actif physiquement et mentalement, extrêmement pointilleux sur tous les détails personnels. Il portait une grande attention à ses habits et s’attachait au moindre défaut. Il s’abstenait habituellement de tout excès, ne buvait jamais d’alcool et n’était pas fumeur. Bien que très sportif et physiquement capable de hauts faits d’endurance à la chasse, au tennis, ou en escalade, jamais il n’en abusa, et il prenait soin de lui-même sans attacher une importance excessive à sa santé. Le domestique remarqua pour la première fois de sérieux changements dans les habitudes personnelles du malade il y a deux ans, bien que, à son avis, Krupp ait décliné lentement pendant quatre ou cinq ans environ. L’importance du changement, antérieurement aux deux dernières années était cependant si peu apparent, et son maître était, selon lui, un tel « surhomme » que ces changements n’auraient pas été apparents pour un observateur inattentif. Il y a deux ans, il commença à ne plus attacher d’intérêt aux détails de ses vêtements et ne fit plus attention à sa tenue à table. Par exemple, un jour qu’on lui servait de la soupe, il prit sa cuillère à soupe et s’en servit pour prendre de l’eau dans son verre. Récemment, il se mettait à table et demandait qui était là, bien que les seules personnes qui se trouvaient dans la pièce fussent les parents proches. Il se plaignait d’un bruit de sonnerie de téléphone et des paroles qu’on lui adressait ; ces hallucinations devinrent plus fréquentes au cours de la deuxième moitié de 1944. Le domestique fut employé comme gardien de la maison principale par le Gouvernement Militaire américain après la cessation des hostilités en Europe et il ne vit plus régulièrement son maître après juin 1945. Le 7 août 1945, à l’occasion de l’anniversaire de Gustav Krupp von Bohlen, il vint présenter ses respects ; pour la première fois, il ne fut pas reconnu. Son maître ne parut pas se rendre compte de sa présence, ni de ce qu’il disait.

2. Aspect général. Le malade était couché, rigide, dans son lit dans une position parkinsonienne avec de petits tremblements de la mâchoire et des mains. La peau était atrophique et sèche, et la face externe de la main était pigmentée. Les artères temporales ressortaient et étaient sinueuses. La face est comme un masque, les veinules sont dilatées sur les joues. On remarque une considérable déperdition des tissus du corps, notamment aux extrémités, qui montrent aussi des modifications trophiques et acrocyanotiques.

3. Examen neuropsychiatrique. Le malade est couché dans son lit, sur le dos, dans une position d’immobilité, sa face est comme un masque. Les jambes sont partiellement fléchies, ainsi que les coudes, qui sont fermement pressés contre le tronc. La rigidité musculaire est générale et due à l’hypertonus d’une lésion de la région extra-pyramidale.

Lorsque les docteurs entrèrent dans la pièce, le malade fixa sur eux son regard, répondit à leur salut par « Guten Tag » et leur donna la main quand ils lui tendirent la leur. Il leur serra la main normalement, mais il ne put relâcher son étreinte ni retirer sa main et il continua à serrer la main de son médecin ; ceci était dû à la présence d’un réflexe d’étreinte, qui était plus marqué à la main gauche qu’à la main droite. Lorsqu’on lui demanda comme il se sentait, « Gut » répondit-il, mais il ne répondit pas à toutes les autres questions. Il était silencieux et ne montrait aucun signe de réaction aux autres questions et ne sembla pas les comprendre, non plus qu’à de simples injonctions comme « Ouvrez la bouche », « Tirez la langue », « Regardez par ici ». Seules des excitations douloureuses et désagréables provoquaient une réaction, et il avait simplement alors sur le visage une expression de mécontentement, accompagnée parfois de grognements de désapprobation.

Les troubles dans sa réaction verbale n’étaient pas dus à une dysarthrie, car le malade pouvait prononcer très distinctement les mots qu’il employait. Ils n’étaient pas dus non plus à une aphasie motrice, car les quelques mots qu’il dit furent prononcés correctement, et lorsqu’il essaya de répondre aux questions, il n’employa jamais le jargon inintelligible du véritable aphasique.

Le malade était indifférent, apathique et ses relations avec le monde extérieur étaient déficientes ; il manquait d’initiative, manifestait une insuffisance d’émotion. Il ne parlait pas spontanément, et sa réaction, en réponse à des excitations douloureuses, était élémentaire.

L’examen neurologique montre les anomalies suivantes : il y avait faiblesse du côté droit de la face, d’origine supranucléaire. Les pupilles réagissaient vivement à la lumière et apparaissaient normales, sauf que la gauche était un peu plus grande que la droite. L’examen ophtalmoscopique du fundus, examen limité par le manque de coopération de la part du malade, montrait des humeurs claires et les vaisseaux de la rétine normaux. Le disque droit, le seul qui fut examiné à fond, semblait normal. Les mouvements extra-oculaires ne purent être examinés ; il n’y avait pas de strabisme évident. Tous les réflexes profonds des bras et des jambes existaient et étaient rapides. On ne trouvait pas le clonus. Les réflexes plantaires étaient fléchisseurs.

Les réflexes abdominaux manquaient, sauf le droit supérieur. Il y avait incontinence d’urine et de fèces, du type se rapportant à la démence sénile. Il s’y joignait un faible degré associé d’intertrigo. À cause du manque de coopération du malade, on ne put faire un examen sensoriel complet, mais le malade réagit à la piqûre d’épingle, à une pression appuyée et aux mouvements musculaires dans tout le corps.

4. Examen cardio-vasculaire. Pouls : vitesse 100, rythme irrégulier. L’irrégularité était due à des extra-systoles. Les artères radiales étaient juste palpables, sans trace d’épaississement pathologique ni de tortuosité.

Pression artérielle : systolique 130 m/m de mercure ; diastolique 80 m/m de mercure. Cœur : Le cœur n’était pas agrandi au sens clinique du mot. Les bruits cardiaques étaient faibles. Il n’y avait aucune accentuation du second bruit dans la zone aortique, et on ne pouvait pas entendre les murmures cardiaques. Il n’y avait pas de changements vasculaires perceptibles dans les vaisseaux des fundis. Il n’y avait pas d’indication d’œdème ni de défaillance cardiaque d’origine congestive.

5. Examen respiratoire. Mouvements du thorax satisfaisants. Aucune altération à la percussion. L’auscultation ne révéla aucune altération à l’entrée d’air, aucune altération des sons respiratoires, et l’absence de tout son anormal.

6. Examen alimentaire et rénal. Il y avait une légère distension de l’abdomen, due à un accroissement des gaz intestinaux. Il n’y avait pas de trace d’hydropisie. La rate n’était pas palpable et il n’y avait pas de trace d’inflammation glandulaire. On pouvait tout juste palper le foie à un doigt au-dessous de la dernière côte droite, mais il n’y avait pas de trace d’inflammation vers le haut.

Analyse d’urine : pas de sucre, pas d’albumine.

7. Examen du squelette. La rigidité du malade réduisit l’examen des articulations. Il y avait restriction des mouvements du cou, due à un hypertonus musculaire. L’hypertonus était suffisamment marqué dans la région inférieure dorsale et la région lombaire pour produire la rigidité de la colonne vertébrale. Des essais de faire marcher les articulations du malade provoquaient des contractions involontaires des muscles. Il y avait des craquements non douteux dans les articulations des deux genoux.

Discussion. Les indications cliniques présentées par ce malade montrent un désordre cérébral organique, avec complication prédominante des lobes frontaux et des glandes basales. La désintégration mentale du malade le rend incapable de savoir ce qui l’entoure et de réagir, en conséquence, normalement. Il reste complètement apathique et désintéressé, intellectuellement retardé à un degré très marqué, et ne montre aucun signe d’activité spontanée.

Les constatations ci-dessus se trouvent dans la dégénérescence qui accompagne la sénilité. Les constatations faites dans les organes viscéraux sont, de même, compatibles avec le diagnostic de dégénérescence sénile.

La marche clinique, d’après les preuves obtenues, a été celle d’un déclin progressif pendant un certain nombre d’années, avec une aggravation plus rapide pendant l’année passée. Cette aggravation continuera, et s’accélérerait rapidement, avec danger immédiat pour la vie du malade, s’il devait être enlevé de sa résidence actuelle.

Diagnostic. Dégénérescence sénile des tissus du cerveau affectant sélectivement les lobes frontaux du cortex cérébral et les glandes basales, accompagnée d’une dégénérescence sénile des organes viscéraux.

Signé : R. E. Tunbridge,
Brigadier O. B. E., M. D., M. Sc, F. R. C. P.,
médecin consultant,
Armée britannique du Rhin.
Signé : René Piedelièvre,
Professeur à la Faculté de médecine de Paris,
Expert près les tribunaux.
Signé : Nicolas Kurshakov, M. D.
Professeur de médecine,
médecin-chef interne à l’institut médical de Moscou,
Commissariat à la Santé Publique URSS.
Signé : Eugène Sepp, M. D.
Professeur emeritus de neurologie,
Institut médical de Moscou,
membre de l’Académie
des sciences médicales URSS.
Signé : Eugène Krasnushkin, M. D.
Professeur de psychiatrie,
Institut médical de Moscou.
Signé : Bertram Schaffner,
Commandant médecin neuropsychiatre,
Armée des États-Unis.

  1. Au cours d’une réunion du Tribunal Militaire International tenue le 30 octobre 1945 : « il a été décidé qu’une commission de quatre médecins-experts, chacun nommé par un membre du Tribunal, serait désignée si les Procureurs n’y faisaient pas d’objection pour examiner Krupp et qu’elle aurait le droit d’avoir recours à des spécialistes en cas de nécessité ». Le rapport de cette commission médicale a été présenté le 7 novembre 1945.