Procès des grands criminels de guerre/Vol 1/Section 23

RÉPONSE DU MINISTÈRE PUBLIC AMÉRICAIN
À LA REQUÊTE DÉPOSÉE
AU NOM DE KRUPP VON BOHLEN.
TRIBUNAL MILITAIRE INTERNATIONAL.
La République Française,
Les États-Unis d’Amérique,
Le Royaume Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord,
L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques,
contre

Hermann Wilhelm Göring et autres,

accusés.
RÉPONSE DES ÉTATS-UNIS
à la requête déposée au nom de Krupp von Bohlen.

Les États-Unis émettent respectueusement un avis défavorable à la requête présentée au nom de Gustav Krupp von Bohlen und Halbach, et tendant à ce que son jugement soit « différé jusqu’à ce qu’il puisse être en état de comparaître devant le Tribunal ».

Si le Tribunal donnait satisfaction à cette requête, l’effet pratique en serait d’annuler de façon définitive toute la procédure engagée contre Krupp von Bohlen.

Il semble que Krupp ne doive pas être mis en état d’arrestation et comparaître à l’audience. Mais la requête implique que le Tribunal dispense aussi l’accusé d’être jugé par défaut. Cette forme de procès est expressément autorisée par l’article 12 du Statut du Tribunal. Évidemment, ce procès par défaut, dans les circonstances données, est une procédure qui n’est satisfaisante ni pour l’Accusation ni pour la Défense. Mais la requête tendant à ce que Krupp von Bohlen ne soit ni amené devant le Tribunal, ni jugé par défaut, est basée sur l’argument selon lequel « l’intérêt de la Justice » exige que l’accusé soit ainsi dispensé de toute forme de procès. L’intérêt général qui prévaut sur toute considération privée exige que Krupp von Bohlen ne soit pas relâché, sauf si d’autres représentants des intérêts de la firme d’armement et de munitions Krupp lui sont substitués et ceci pour les raisons suivantes :

Quatre générations de la famille Krupp ont possédé et exploité le puissant matériel d’armement qui a été la source principale des approvisionnements de guerre de l’Allemagne. Depuis plus de cent trente ans, cette famille a été le foyer, le symbole et le bénéficiaire des plus sinistres forces qui ont menacé la paix de l’Europe. Durant la période comprise entre les deux guerres mondiales, la conduite de ces entreprises a été principalement assurée par l’accusé Krupp von Bohlen. De tout temps cependant, l’affaire a constitué une entreprise de la famille Krupp ; la femme de von Bohlen, Bertha Krupp, possédait à elle seule la majeure partie des actions. Aux environs de 1937, leur fils, Alfried Krupp devint le Directeur des usines, participa activement à l’élaboration des plans d’ensemble et ensuite à la direction effective de l’affaire.

En 1940, Krupp von Bohlen, qui prenait de l’âge, devint Président honoraire du Conseil d’administration, laissant ainsi la place de Président effectif à son fils Alfried.

En 1943, Alfried Krupp devint seul propriétaire des entreprises Krupp par suite d’un accord intervenu entre la famille et le gouvernement nazi, en vue d’assurer la continuité de l’affaire contrôlée par la famille Krupp. Il est évident que la menace que crée pour l’avenir ce consortium repose sur la continuité de la tradition que perpétue Alfried, actuellement interné par l’Armée britannique du Rhin.

Abandonner le cas de Krupp von Bohlen sans lui substituer Alfried, revient à abandonner le cas de la famille Krupp tout entière et met en échec tout jugement effectif contre les fabricants allemands d’armement. Que cela soit « dans l’intérêt de la Justice » ressort de la citation suivante qui ne fait usage que des éléments de preuve les plus significatifs se trouvant actuellement en la possession des États-Unis au sujet de l’activité de Krupp von Bohlen à laquelle son fils Alfried a, de tout temps, collaboré, ainsi que d’autres personnes associées dans cette vaste entreprise d’armement ou tous conspiraient à amener la seconde guerre mondiale et à aider à sa conduite brutale et illégale.

Après la première guerre mondiale, la famille Krupp et leurs associés ne se soumirent pas aux conventions du désarmement allemand, mais tous au contraire conspirèrent secrètement et sciemment à s’y soustraire.

Dans le numéro de la publication Krupp du 1er  mars 1940, l’accusé Krupp a déclaré : « J’avais le désir et le devoir en dépit de toute opposition, de maintenir l’affaire Krupp comme usine d’armement pour l’avenir, même si ce devait être sous une forme camouflée. Ce n’est que dans les milieux restreints et intimes que je pouvais expliquer les raisons véritables qui me faisaient entreprendre la transformation des usines consacrées à certaines branches de production… Les commissions de contrôle alliées furent elles-mêmes dupées… Après l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler, j’eus la satisfaction de rendre compte au Führer que les usines Krupp étaient prêtes, après une courte période de démarrage, à commencer le réarmement du peuple allemand sans que leur expérience ait souffert de lacunes… »

Krupp von Bohlen (aussi bien qu’Alfried Krupp) prêta son nom, son prestige et son appui financier au parti nazi, dont le programme avoué était le renouvellement de la guerre, lui permettant ainsi de dominer complètement l’État allemand. Le 25 avril 1931, von Bohlen présidant l’association de l’industrie allemande, fit en sorte de mettre cette association en concordance avec les directives nazies. Le 30 mai 1933, il écrivit à Schacht qu’il était question d’organiser une collecte dans les cercles les plus influents de l’industrie allemande, comprenant l’agriculture et le monde de la Banque, afin de mettre les fonds à la disposition du « Chef de la NSDAP » sous le nom de « Fonds de Hitler » « … J’ai accepté la présidence du Conseil de direction ».

Krupp versa 4.738.446 mark provenant de la trésorerie de la principale société Krupp, au fonds du parti nazi. En juin 1935, il versa 100.000 mark, pris sur son compte personnel, au parti nazi.

Le parti nazi ne réussit à dominer l’Allemagne que lorsqu’il obtint l’appui des intérêts industriels, dans une grande mesure, grâce à l’influence de Krupp. Alfried, le premier, devint membre du parti nazi et, plus tard, von Bohlen fit de même. L’influence de Krupp contribua puissamment à mettre en œuvre le plan nazi visant à déclencher une guerre d’agression en Europe.

Krupp von Bohlen défendit et appuya fermement la décision que prit l’Allemagne de se retirer de la Conférence du Désarmement et de la Société des Nations. Il fit personnellement, à plusieurs reprises, des déclarations publiques, approuvant et soutenant le programme hitlérien d’agression.

Le 6 et le 7 avril 1938, il approuva dans deux déclarations, l’annexion de l’Autriche, le 13 octobre 1938, l’occupation par les nazis du territoire des Sudètes, le 4 septembre 1939, l’invasion de la Pologne ; il célébra le 6 mai 1941 le succès des armes nazies à l’Ouest. Alfried Krupp fit des déclarations dans le même esprit.

Les Krupp furent ainsi l’une des forces les plus constantes et les plus influentes qui provoquèrent la guerre. Ils furent également le facteur essentiel de la préparation de la guerre. En janvier 1944, dans une déclaration faite à l’Université de Berlin, von Bohlen se vanta de ce que « après des années de travail secret, des bases scientifiques et administratives furent jetées, de telle sorte que les usines Krupp furent prêtes à travailler de nouveau pour les forces armées allemandes, à l’heure fixée, sans perte de temps ni d’expérience ».

En 1937, avant que l’Allemagne soit entrée en guerre, Krupp enregistra des commandes destinées à équiper des gouvernements satellites avec l’approbation du Haut Commandement allemand.

Krupp versa à l’accusé Rosenberg 20.000 mark pour répandre à l’étranger la propagande nazie. Dans un mémorandum du 12 octobre 1939, une personnalité de la firme Krupp, offrit d’expédier à l’étranger des brochures de propagande, aux frais de Krupp.

Une fois la guerre déclarée, les deux Krupp, von Bohlen et Alfried, directement responsables, poussèrent l’industrie allemande à violer les traités et le Droit international, en employant des travailleurs réduits en esclavage, requis et importés de presque tous les pays occupés par l’Allemagne, et en obligeant des prisonniers de guerre à fabriquer des armes et des munitions, destinées à être utilisées contre leur propre pays,

Il est amplement prouvé que les ouvriers détenus chez Krupp étaient sous-alimentés et surmenés, traités de façon abusive et inhumaine. Des documents saisis montrent qu’en septembre 1944, les usines Krupp employaient 54.990 travailleurs étrangers et 18.902 prisonniers de guerre.

De plus, les Sociétés Krupp ont profité largement de la destruction de la paix dans le monde, en soutenant le programme nazi.

Le réarmement de l’Allemagne procura à Krupp d’énormes commandes et des profits correspondants. Avant que les nazis aient commencé à menacer la paix, les Krupp supportaient un déficit important, mais les bénéfices nets, déductions faites des impôts, des dons et des réserves, s’accrurent constamment avec l’effort du réarmement nazi. Les voici :

  Pour la fin de l’année :
30 septembre 1935 
57.216.392 mark.
30 septembre 1938 
97.071.632
30 septembre 1941 
111.555.216

Le chiffre d’affaires des usines Krupp est passé de 75.962.000 mark, au 1er  octobre 1933, à 237.316.093 mark, le 1er  octobre 1943. Ces chiffres comprennent même plusieurs usines en activité dans les pays occupés, portées en comptabilité pour un mark seulement chacune. Ils sont sujets au réajustement et aux discussions habituels dans les bilans de chaque entreprise importante, mais reflètent approximativement l’état du capital et des opérations.

Les services rendus par Alfried Krupp, von Bohlen et leur famille en vue de la réalisation des buts de guerre du parti nazi ont été si exceptionnels, que les entreprises Krupp ont été exemptées des nationalisations d’industries prévues. Hitler déclara qu’il était « disposé à prendre toutes les mesures possibles destinées à sauvegarder la continuité de l’affaire sous sa forme d’entreprise familiale ; le plus simple serait de promulguer une loi Krupp pour commencer ». Après de courtes négociations, ce fut fait.

Un décret du 12 novembre 1943 conserva à l’affaire Krupp sa forme d’entreprise familiale, dirigée par Alfried Krupp et précisa que cette mesure était prise en considération du fait que « depuis cent trente-deux ans la firme Alfried Krupp, sous sa forme d’entreprise familiale, avait rendu d’éminents services à la force militaire du peuple allemand ».

Ce fut toujours l’avis des États-Unis que les grands industriels allemands étaient coupables des crimes mentionnés dans l’Acte d’accusation, tout autant que les hommes politiques, les diplomates et les militaires. Le 7 juin 1945, leur Procureur Général, dans un rapport au Président Truman, approuvé par ce dernier, a déclaré que les accusations de crimes visaient les autorités de la vie financière, industrielle et économique de l’Allemagne, aussi bien que les autres.

En application de ce principe, les États-Unis ont proposé avec l’approbation du Secrétaire d’État, d’inculper Alfried Krupp fils de Krupp von Bohlen, lui-même président et propriétaire de l’affaire Krupp. Le Ministère Public de l’Union Soviétique, de la République Française et du Royaume-Uni, s’est unanimement opposé à l’inclusion d’Alfried Krupp. Je n’entends pas critiquer son opinion. La nécessité de limiter le nombre des accusés a été considérée par les représentants des trois autres nations comme un empêchement à l’adjonction du cas d’Alfried Krupp. Quand, dès la signification de l’Acte d’accusation, ils ont appris l’état grave de Krupp von Bohlen, les États-Unis ont à nouveau provoqué une réunion du Ministère Public et proposé un amendement en vue d’inclure Alfried Krupp parmi les accusés. Cette fois encore la proposition des États-Unis a été mise en échec par un vote de trois contre un. Si maintenant le Tribunal fait usage de son pouvoir discrétionnaire pour exclure du Procès le seul membre de la famille Krupp qui soit inculpé, l’un des buts principaux des États-Unis ne sera pas atteint, et il faut remarquer qu’un tel résultat n’est pas dans « les intérêts de la Justice ».

Les États-Unis exposent respectueusement au Tribunal qu’on ne peut pas rendre de plus mauvais service à la Paix future du monde que d’exclure entièrement la famille Krupp et les fabricants d’armement de ce Procès, dans lequel on cherche à condamner les auteurs de la guerre d’agression.

Les « intérêts de la Justice » ne peuvent être sauvegardés si l’on ne se préoccupe pas des droits des hommes de quatre générations dont les vies ont été sacrifiées ou menacées par la faute des munitions de Krupp et de l’armement de Krupp, et de ceux des hommes de demain qui ne pourront se sentir en sécurité si des personnes telles que Krupp échappent à toute condamnation, à la suite d’un procès tel que celui-ci.

Puisque évidemment les États-Unis ne peuvent pas, sans le secours d’une autre puissance, poursuivre un accusé supplémentaire, ils peuvent seulement dans le cadre des Statuts, faire connaître leurs protestations par la présente motion. Les États-Unis insistent respectueusement pour que, si la faveur actuellement sollicitée par Krupp von Bohlen doit lui être accordée, ce soit à la condition qu’Alfried Krupp lui soit substitué ou adjoint comme accusé, de telle sorte qu’il puisse y avoir un représentant des intérêts Krupp devant le Tribunal.

On peut objecter que le fait d’inculper un autre accusé, provoquerait un retard dans le Procès. En admettant en tout cas, qu’un retard qui n’excéderait pas quelques jours puisse être occasionné, il est respectueusement suggéré que la date précise à laquelle le Procès doit commencer est une considération moins importante que le fait de ne pas atteindre l’un des principaux buts proposés.

Le personnel du Ministère Public américain est, de beaucoup, et depuis longtemps, le plus éloigné de chez lui dans l’accomplissement de sa tâche. Pour des raisons personnelles aussi bien que pour des raisons d’intérêt public, il déplorerait un nouveau délai, mais nous pensons que le monde de l’avenir, aussi bien que le monde contemporain, serait choqué si l’empire industriel des Krupp était complètement épargné par toute condamnation dans un procès où l’on veut condamner les guerres d’agression.

Le dossier d’audience complet de l’accusation des États-Unis contre Krupp von Bohlen avec la copie des documents sur lesquels sa culpabilité est démontrée, sera mis à la disposition du Tribunal s’il désire l’avoir à titre de preuve contre Krupp, son fils Alfried et le consortium Krupp.

Respectueusement transmis,
Signé : Robert H. Jackson,
Procureur Général américain.
12 novembre 1945.