Principes d’économie politique/III-II-III-V

V

LES SYSTÈMES DE NATIONALISATION DU SOL.


Les caractères de la propriété foncière, tels qu’ils étaient constatés par les économistes classiques eux-mêmes — à savoir ceux d’une sorte de monopole justifié en fait mais difficilement justifiable en droit — devaient faire naître logiquement la préoccupation de rendre le fait conforme au droit.

C’est en effet ce qui est arrivé. Non seulement les socialistes proprement dits, mais des économistes et des philosophes à peine socialisant ou même tout à fait libéraux et individualistes, ont admis, sinon l’illégitimité de la propriété foncière individuelle, du moins l’existence d’une copropriété sociale destinée à lui servir de correctif quelque peu semblable à ce que les jurisconsultes autrefois appelaient « le domaine éminent » de l’État et ont cherché divers moyens pour réaliser cette propriété sociale[1].

Voici les plus importants de ceux qui ont été proposés :

1° Le premier consisterait à supprimer le caractère de perpétuité de la propriété foncière et à en faire une concession temporaire. L’État, propriétaire nominal du sol, le concéderait aux individus pour l’exploiter pour des périodes de longue durée, 50, 70 ou même 99 ans, comme il fait pour les concessions de chemins de fer. Le terme arrivé, l’État rentrerait en possession de la terre (comme il rentrera vers 1948 en possession des chemins de fer) et il la concéderait alors pour une nouvelle période, mais naturellement en faisant payer aux nouveaux concessionnaires, soit par une somme une fois versée, soit par une rente annuelle, l’équivalent de la plus-value dont ils bénéficieraient. De cette façon, l’État représentant la collectivité bénéficierait de toute la plus-value, qui finirait par lui constituer un revenu énorme et lui permettrait un jour d’abolir tous les impôts.

Un semblable système ne serait pas inconciliable avec une bonne exploitation du sol, comme l’affirme M. P. Leroy-Beaulieu, puisque les plus grands travaux modernes (chemins de fer, canal de Suez, etc.) ont été faits sous cette forme surtout si on avait la précaution de renouveler les concessions un certain temps avant l’arrivée du terme. Il faut même reconnaître qu’un tel état de choses serait plus favorable à une bonne culture que la situation présente de beaucoup de pays, dans lesquels la presque totalité de la terre est cultivée par de pauvres fermiers qu’on peut congédier à volonté.

Mais la mise à exécution d’un semblable projet rencontrerait un obstacle insurmontable dans l’opération préalable du rachat, si on voulait la faire, comme on le doit, avec équité. Elle serait en effet absolument ruineuse, puisque la valeur de la terre en France est évaluée à environ 80 milliards et que l’État par conséquent aurait à emprunter pareille somme pour indemniser les propriétaires[2].

2° Le second système, suggéré par Mill père et fils, sinon même par les Physiocrates, et auquel l’américain Henri George avait refait une célébrité sous le nom de « système de l’impôt unique » (single-tax system), consisterait simplement à frapper la propriété foncière d’un impôt croissant, dont la progression serait calculée de façon à absorber la plus-value qu’on appelle rente (ou unearned increment) au fur et à mesure qu’elle se produirait.

La grande objection pratique à ce système, c’est que, dans la plus-value du sol, il y a généralement deux éléments : l’un tient bien à diverses causes sociales et impersonnelles, mais l’autre provient du travail du propriétaire ou du moins de ses avances. En établissant un semblable impôt, il faudrait se garder de toucher à cette seconde part, non seulement sous peine de violer l’équité, mais encore sous peine de décourager toute initiative et tout progrès dans les entreprises agricoles qui ne sont déjà que trop routinières. Or, une telle séparation est impossible en pratique. Le propriétaire lui-même ne réussirait pas à l’établir exactement à plus forte raison un agent du fisc quelconque[3].

De plus, nous retrouvons la même objection que tout à l’heure. La confiscation du revenu par l’impôt devant avoir pour effet, tout aussi bien que la confiscation du fonds en nature, d’anéantir la valeur de la terre, la nécessité d’une indemnité s’imposerait quoique Henri George la nie formellement et les difficultés fiscales seraient les mêmes.

Nous considérons donc tout système de nationalisation du sol comme impraticable en tant qu’il s’appliquerait à la propriété déjà constituée, mais il n’en serait pas tout à fait de même en ce qui concerne la propriété future, je veux dire les concessions de terres nouvelles. Dans tous les pays neufs et dans les colonies, il restait encore il y a un demi-siècle un domaine public, mais qui se réduit rapidement par les concessions démesurées et à vil prix consenties par ces États — et qui, croyons-nous, aurait pu conserver sans inconvénients le caractère de propriété nationale si ces concessions n’avaient été faites qu’à titre temporaire. Par là ces États se seraient ménagés de précieuses ressources pour l’avenir et qui auraient facilité peut-être aux générations futures la solution de la question sociale[4]. Seulement il se trouve que c’est justement là où il serait le plus facile de prévenir les abus de la propriété foncière, qu’on en sent le moins le besoin ! En effet la propriété foncière, quand on la considère dans un pays neuf et à l’état naissant, telle par exemple qu’on peut la voir encore dans les pampas de la République Argentine ou dans l’Australie, n’a que des avantages et point d’inconvénients. Comme d’une part, elle ne porte que sur les terres qui ont été défrichées et ne s’étend que dans la mesure même ou s’étend la culture, elle apparaît comme consacrée par le travail. Comme, d’autre part, elle n’occupe encore qu’une petite partie du sol et que la terre est en quantité surabondante, elle ne constitue en aucune façon un monopole et reste soumise comme toute autre entreprise à la loi de la concurrence.

C’est seulement à mesure que la société se développe et que la population devient plus dense, qu’on voit le caractère de la propriété foncière commencer à changer et prendre peu à peu les allures d’un monopole qui va grandissant indéfiniment, — mais alors il est trop tard pour la racheter.

    auteur du livre sur La liberté), sans aller jusque-là, admet que la propriété foncière a besoin, pour se faire pardonner son usurpation, d’admettre comme compensation pour les non-propriétaires, le droit à l’assistance. — En France, les philosophes Renouvier et Fouillée ont émis des doctrines analogues. En Italie, le professeur Loria soutient non seulement que l’appropriation de la terre est illégitime, mais que toute l’évolution sociale, politique, morale, religieuse, esthétique, des sociétés humaines a été déterminée et viciée par cette cause unique, et que la solution de toutes les questions c’est « le retour à la terre libre », sans qu’il explique bien clairement comment s’y prendre pour effectuer ce retour. Aux États-Unis, Henri George, mort cette année 1897, est l’auteur d’un livre Progrès et Pauvreté et d’un système pour abolir le revenu foncier qui ont eu pendant quelques années une vogue énorme (Voy. p. suivante). — En Angleterre, le naturaliste Wallace et une école de socialistes chrétiens enseignent catégoriquement que toute propriété privée sur la terre est illégitime : « La terre est à moi, dit l’Éternel ». Le célèbre philosophe Herbert Spencer lui-même, l’individualiste à outrance, l’avait aussi formellement condamné dans ses premiers ouvrages, mais il s’est ravisé dans ses derniers (Voy. p. 517, note 2). Plusieurs journaux religieux prêchent ouvertement le programme de la nationalisation du sol et deux sociétés laïques envoient des conférenciers itinérants pour la prêcher dans les campagnes. Les Red Vans (voitures rouges qui servent aux apôtres nomades de cette église) prêchent la confiscation de toute la terre : les Yellow Vans (voitures jaunes) simplement le rachat des terres des lords. — Rappelons que les collectivistes au contraire se posent aujourd’hui en France et même en Allemagne comme les défenseurs de la petite propriété foncière (Voy. p. 427, note 2), ce qui constitue très certainement, quoiqu’ils en disent, une trahison de la doctrine marxiste.

  1. Nous ne parlerons pas ici du socialisme agraire de l’antiquité, bien que son histoire soit importante. C’est le baron de Colins en Belgique, qui paraît avoir créé, il y a un demi-siècle, le premier système complet de collectivisme agraire lequel est représenté encore aujourd’hui en Belgique par une petite école. Il excluait de la propriété privée non seulement la terre, mais aussi les maisons, et d’autres l’ont suivi dans cette voie, la maison pouvant être considérée (et telle est même la doctrine juridique) comme un accessoire du sol sur lequel elle est bâtie. Émile de Laveleye, belge aussi, dans son livre sur la Propriété, que nous avons déjà cité et qui a eu un grand retentissement, regrette les formes collectives de la propriété primitive et cherche les moyens d’y revenir. En Suisse, M. le professeur Walras a proposé un système de rachat du sol par l’Etat, et le philosophe Secrétan mort récemment (ce dernier
  2. Voy. cependant le système de rachat proposé par M. Walras (Économie sociale) comme avantageux pour l’État.
    Nous avions suggéré nous-même autrefois un système de rachat qui ne serait pas bien onéreux (De quelques doctrines nouvelles sur la propriété foncière — Journ. des Économistes, mai 1883). L’État pourrait acheter les terres payables comptant et livrables dans 99 ans, et il est certain que dans ces conditions, il pourrait les obtenir à un prix minime, car le propriétaire mettant en balance d’une part une dépossession à un terme si éloigné que ni lui ni même ses petits-enfants n’auraient à en souffrir, et d’autre part une somme à toucher immédiatement, n’hésiterait guère à accepter le prix, si faible qu’il fût. On peut du reste le calculer mathématiquement par les tables d’annuités : 1.000 francs à toucher dans 100 ans, soit en 1998, au taux de 5 p. 0/0, valent aujourd’hui, en 1898, 7 fr. 98. Donc 100 milliards, en admettant que telle soit la valeur de la propriété foncière en France, livrables dans 100 ans, ne valent théoriquement que 798 millions comptant.
    M. Paul Leroy-Beaulieu, tout en déclarant que ce plan de rachat « est le plus ingénieux peut-être a de tous ceux qui ont été proposés (Collectivisme, 1re édit., p. 176), le rejette néanmoins comme impraticable. Nous n’insisterons pas nous-même beaucoup pour son adoption, par cette seule raison que s’il est vrai que 100 milliards à toucher dans 100 ans ne valent pas grand chose, il est vrai aussi qu’une réforme sociale à réaliser dans cent ans vaut encore moins. Et de plus, le taux de capitalisation s’étant élevé depuis que cet article à paru, les bases de mon calcul se trouvent gravement modifiées. Au taux actuel de 3 p. 0/0, ce n’est plus seulement 798 millions mais un peu plus de 5 milliards qu’il faudrait payer présentement pour avoir l’équivalent mathématique des 80 milliards à toucher dans 100 ans.
  3. Remarquez d’ailleurs que si la Société confisque à son profit toutes les bonnes chances, sous prétexte qu’elles ne sont pas le fait du propriétaire, il serait juste qu’elle prît à sa charge toutes les mauvaises chances, exactement par la même raison (Voir l’article cité dans la note précédente).
  4. C’est ce qu’a fait le gouvernement hollandais dans ses vastes possessions colonies. Il n’a pas vendu les terres, mais les a concédées pour des périodes de 75 ans environ. En Australie, une ligue s’était constituée pour faire adopter le même système, mais elle n’a pu aboutir. La Nouvelle-Zélande a tenu à affirmer, au moins d’une façon platonique, le principe de la propriété nationale en les concédant pour 999 ans ! — Le gouvernement de Madagascar ne concédait les terres que pour 90 ans. Mais au lieu de consacrer ou au moins d’expérimenter cette législation, nous allons imposer à cette société africaine la propriété romaine !
    Même dans les pays vieux, ce système pourrait recevoir une application en ce qui touche les concessions de mines. La propriété des mines est très distincte, économiquement et juridiquement, de la propriété foncière.