Principes d’économie politique/III-II-III-VI

VI

LA DIVISION DE LA PROPRIÉTÉ.

L’évolution déjà signalée, qui tend à assimiler de plus en plus la propriété foncière à celle des capitaux ou des marchandises (Voy. p. 523), atténue tout naturellement dans une grande mesure les abus de la propriété foncière individuelle :

d’une part, en facilitant la division de la terre, elle l’éparpille sur un grand nombre de têtes et alors que reste t-il d’un monopole quand des milliers d’hommes, la majorité même des citoyens, comme en France, y ont accès à volonté ?

d’autre part, en facilitant la mobilisation de la terre, c’est-à-dire son transfert rapide et fréquent d’une tête sur l’autre, elle enlève à la plus-value de la terre le caractère d’un privilège perpétuel et grandissant. En effet cette hausse étant toujours très lente et même intermittente, ne peut produire que des effets insensibles pendant la courte période de temps où la propriété reste sur la tête du même titulaire, et d’ailleurs elle est escomptée au fur et à mesure dans chaque achat.

Les causes qui tendent à ce double résultat sont surtout économiques, mais le législateur peut assurément exercer une action très efficace par divers moyens, soit pour favoriser ce mouvement, soit pour le contrarier.

D’abord par l’établissement d’un régime protectionniste ou libre-échangiste. Il est évident que le premier tend à aggraver le caractère de monopole et le second au contraire à l’atténuer par la concurrence des terres d’outre-mer.

Ensuite par les lois de succession.

En Angleterre, par exemple, le législateur, préoccupé d’assurer le maintien de l’aristocratie qui a fait la grandeur du pays, a établi le droit d’aînesse avec une extraordinaire complication de substitutions et de formalités qui mettent la terre hors commerce et la maintiennent en quelque sorte de force dans la même famille. Aussi, en nul lieu du monde, la propriété foncière n’y apparaît-elle sous un jour plus odieux. Marquée d’une tache originelle et indélébile, tant par les confiscations qui ont suivi la conquête normande ou celles même plus tardives de l’Irlande, que par les usurpations des xv et xvie siècles qui ont fait passer aux mains des landlords de vastes terrains autrefois communs (enclosures), elle a donné le spectacle scandaleux de fortunes colossales acquises sans travail et grandissant dans la mesure même où grandissaient les besoins de ta masse déshéritée.

En France, au contraire, depuis la Révolution de 1789, le législateur a décidé que les biens seraient dévolus par égales parts entre tous les enfants ou, à défaut d’enfants les autres parents[1]. Ce système n’a pas été moins efficace que le précédent, quoiqu’en sens inverse. Il a amené en effet une très grande division de la terre[2]. Malheureusement ce ne sont pas seulement les grandes propriétés qu’il dépèce impitoyablement, ce sont aussi les petites et par là il pousse le morcellement des héritages fort au delà de la limite voulue par les intérêts d’une bonne production. Il compromet gravement les intérêts de l’agriculture sans pouvoir même alléguer l’intérêt démocratique. Il va même contre son but, car les petits héritages sont souvent vendus à vil prix dans les partages ou pour éviter les partages, et sont alors rachetés par les gros propriétaires.

  1. L’art. 826 du Code civil n’exige pas seulement l’égalité des parts en valeur, mais l'égalité en nature, c’est-à-dire que le plus petit morceau de terre ou la plus humble maison doit être partagée et, si elle ne peut l’être, elle devra être vendue en justice avec des frais énormes.
  2. D’après la Statistique agricole de 1892 le nombre des propriétaires ruraux (nous ne parlons pas des propriétaires urbains qui sont encore plus nombreux) est de 3.387.245, ce qui, si l’on tient compte des membres de la famille, doit représenter une douzaine de millions d’habitants, c'est-à-dire près du tiers de la population. Sur ce chiffre, 2.183.129 cultivent eux-mêmes leurs terres et constituent ainsi ce qu’on appelle les propriétaires paysans. Ceux qui font partie de la population agricole sans être propriétaires, c’est-à-dire comme journaliers, fermiers ou métayers, ne sont qu’au nombre de 1.427.625. Cela revient à dire qu’en France, dans la population agricole, il y a 70 p. 0/0 de propriétaires et 30 p. 0/0 seulement de non-propriétaires.