Principes d’économie politique/III-II-III-IV

IV

DU FERMAGE.


Le fermage, c’est le revenu de la terre tel qu’il est déterminé par la location de la terre à un entrepreneur, et par conséquent dans des conditions semblables à celles qui déterminent le revenu du travail appelé salaire et le revenu du capital appelé intérêt. Ici de même, il s’agit d’un contrat à forfait par lequel le propriétaire dé la terre abandonne tout droit sur le produit moyennant le paiement en argent d’une annuité fixe qui s’appelle précisément le fermage[1]. Mais si en droit les situations sont identiques, en fait elles sont fort différentes, car tandis que dans le contrat entre le salarié et cet entrepreneur qui s’appelle le patron, c’est celui-ci qui a la situation prépondérante, au contraire dans le contrat entre le propriétaire et cet entrepreneur qui s’appelle le fermier, c’est le premier qui a incontestablement l’avantage. Aussi tandis que l’histoire ne nous offre guère d’exemples de patrons exploités par leurs ouvriers, elle nous offre d’innombrables exemples de fermiers exploités par les propriétaires et tandis que le législateur tend d’une part, comme en Belgique, à établir un taux minimum des salaires, il se voit obligé d’établir, comme en Irlande, un taux maximum des fermages. Le fermage ne coïncide pas nécessairement, comme on pourrait le croire, avec la rente foncière proprement dite, c’est-à-dire avec cette part du revenu foncier qui est distincte du revenu du travail ou du capital et due uniquement à des causes indépendantes du fait du propriétaire. Le fermage représente généralement une valeur supérieure à celle de la rente foncière, soit parce qu’il comprend en outre un intérêt pour les capitaux engagés dans la terre et loués en même temps qu’elle, soit aussi parce que, sous la pression de la nécessité, le fermier est obligé de céder au propriétaire non seulement la part due aux causes naturelles et sociales, mais encore une part du revenu de son propre travail. Cependant il peut arriver en sens inverse, quand par aventure les fermiers peuvent faire la loi, que le fermage soit inférieur à la rente foncière en ce cas le fermier garde pour lui une part des avantages naturels de la terre.

Le taux du fermage est réglé par les mêmes lois que le taux du salaire ou de l’intérêt, puisqu’aussi bien ces revenus sont de même nature, c’est-à-dire par la loi de l’offre et de la demande. Dans des pays neufs, comme les colonies, où les terres sont surabondantes et où chacun peut en trouver de


vacantes pour s’établir comme propriétaire, on ne trouvera aucun fermier qui consente donner plus que l’intérêt du capital engagé dans la terre. Là au contraire où la population est très dense, la terre toute occupée et la richesse uniquement agricole, comme en Kabylie ou en Irlande, le taux du fermage s’élèvera au point de ne plus laisser au fermier que le strict nécessaire pour vivre misérablement[2].

Le fermage est un mode de revenu qui, bien que consacré par des titres vénérables, nous paraît anti-social comme le salaire du reste et nous pensons que comme celui-ci il est destiné à disparaître ou tout au moins à se transformer en contrat d’association.

Notre premier grief contre le fermage, c’est qu’il compromet la propriété foncière en lui enlevant le principal argument qu’on peut faire valoir en sa faveur. Nous avons vu en effet que si la propriété foncière existe, ce n’est pas en vertu d’une sorte de droit divin, mais parce qu’elle a été reconnue comme le mode d’exploitation du sol le plus productif, le plus conforme à l’intérêt général. On présume que nul ne saura mieux tirer parti de la terre que le propriétaire individuel. Bien ! mais que devient cette présomption quand on voit, comme dans le cas de bail à ferme, le propriétaire se décharger sur un délégué du soin de cultiver la terre pour aller dans une grande ville ou à l’étranger manger ses rentes ?

Il semble que le propriétaire s’acquitte bien mal de cette mission sociale qui lui a été confiée quand, au lieu d’exploiter le sol, il s’en fait un instrument de lucre et un moyen de vivre sans rien faire. Il paraît difficile d’admettre que la terre ait été distribuée à certains hommes à seule fin de leur procurer un revenu, fruges consumere nati, comme ces bénéfices ou ces prébendes que le roi autrefois distribuait aux fils de famille. Les mêmes raisons qui ont paru justifier le droit de propriété semblent donc se retourner contre le fermage.

Un second grief, c’est que cette séparation entre les rôles de propriétaire et de cultivateur, qui résulte du contrat de bail, est funeste aux intérêts de la culture. Pour tirer tout le parti possible de la terre, il faut l’aimer et s’y attacher. Or, quand la terre est touée, cet amour de la terre ne peut être que très diminué, tant chez le propriétaire qui n’y réside pas et quelquefois même ne la connaît pas, que chez le fermier qui n’est qu’un hôte de passage et s’y sent étranger[3].

A cela, que répondre ?

1° Qu’il est rare qu’un propriétaire, à moins d’être absentéiste, se désintéresse absolument de sa terre ; que le fermage constitue une division du travail, tout à fait conforme à une bonne organisation de la production Le propriétaire, dit M. Leroy-Beaulieu, représente les intérêts futurs « et perpétuels du domaine, tandis que le fermier n’en représente que les intérêts actuels et passagers[4] » — On ne saurait mieux dire, mais en admettant même que le propriétaire comprenne aussi bien son rôle, néanmoins, comme les intérêts actuels eL futurs peuvent se trouver en conflit, mieux vaudrait tout de même, semble-t-il, qu’ils fussent réunis dans les mêmes mains.

2° Que si l’on interdisait le bail à ferme, ce serait condamner à une aliénation forcée et interdire la propriété foncière à beaucoup de propriétaires qui, à raison de leur âge, ou de leur sexe, ou de leur profession, ou de leur éloignement forcé, ou de l’étendue et de la multiplicité de leurs domaines, ne peuvent les faire valoir eux-mêmes. — C’est possible, mais ce serait un bien et non un mal. Puisque ces personnes ne peuvent exercer leur fonction de propriétaire foncier, qu’elles cessent de l’être !

Si on veut sauvegarder la propriété foncière, il faut qu’elle devienne un métier, une profession, une fonction. Or, on n’afferme pas une fonction. Il faut tendre par tous les moyens économiques et même légaux (sans pourtant aller jusqu’à une prohibition légale du fermage) à réaliser un état social dans lequel la fonction de propriétaire ne sera dévolue qu’à ceux qui voudront réellement l’exercer, c’est-à-dire qui exploiteront eux-mêmes leurs terres[5].

Les lois civiles concourent à ce but lorsque, comme en France, elles facilitent la constitution de la petite propriété[6].

Ces lois vont, au contraire, à l’encontre de ce but quand, comme en France aussi, elles multiplient les conditions d’inaliénabilité pour les immeubles appartenant aux mineurs, aux femmes dotales, aux personnes morales. Elles rendent, en ce cas, le bail à ferme en quelque sorte obligatoire, puisqu’elles maintiennent bon gré mal gré la charge de la propriété foncière sur la tête de personnes qui sont dans l’impossibilité de faire valoir directement. Sous prétexte de sauvegarder quelques intérêts privés, elles compromettent l’intérêt public[7].

    dans quelques autres colonies anglaises et en Tunisie, est à l’étude dans d’autres pays. Diverses tentatives législatives ont été faites, sans succès d’ailleurs, pour l’introduire en Angleterre. — Voy., pour plus de détails, notre Étude sur l’Act Torrens (Bulletin de la Société de Législation comparée, 1886).

    d’association dite dividende, de même à côté du fermage, il y a la forme d’association dite métayage et qui occupe une place considérable en France et divers pays.

  1. Cependant, de même qu’à côté du salaire il y a la forme d’association appelée participation aux bénéfices, — à côté de l’intérêt la forme
  2. En Kabylie le fermier, qui s’appelle Khammés, ne garde pour lui que le 1/5 de la récolte ! En Irlande, on sait que l’élévation du taux des fermages a été tel qu’une partie de la population a péri de misère, qu’une autre a dû émigrer, que ce qui reste est l’état d’insurrection permanente et que depuis 1881 toute une législation agraire a dû être promulguée à seule fin de ramener le fermage des conditions humaines.
  3. Voyez ce que dit Michelet du paysan propriétaire « A trente pas il s’arrête, se retourne et jette sur sa terre un dernier regard profond et sombre, mais pour qui sait bien voir, il est tout passionné ce regard, tout de cœur, plein de dévotion ». La terre ne sera jamais regardée de cet œil-là ni par le fermier, ni même par le propriétaire qui l’a affermée !
    Cependant le métayage ne donne pas prise tout à fait aux mêmes griefs. On reproche au métayage d’être un mode d’exploitation du soi propre aux sociétés barbares ou peu civilisées et de n’être compatible qu’avec une culture pauvre et arriérée. Mais cela dépend des cultures et des conditions du contrat qui sont très élastiques. En Toscane il peut se prêter à une culture très avancée, et il a été employé avec succès en France pour la reconstitution d’un certain nombre de vignobles du Gard et de l’Hérault. Il présente d’autre part cette double supériorité sur le fermage ;
    d’empêcher le propriétaire de se désintéresser de la culture ;
    de ne jamais mettre le fermier dans l’embarras pour le paiement, puisqu’il paie seulement en nature, avec la récolte quand il y en a.
  4. Essai sur la répartition des richesses, ch. I.
  5. Il ne faut pas cependant prendre notre formule dans le sens de « la terre aux paysans ». Ce serait non moins fâcheux. Il n’est pas nécessaire que toutes les terres d’un pays se trouvent uniquement entre les mains de ceux qui poussent la charrue ou manient la pioche. S’il n’y avait eu d’autres viticulteurs dans le midi de la France que les paysans, il est probable qu’ils n’auraient pas réussi à vaincre le phylloxéra. Ils n’ont fait que suivre — et encore avec combien de résistance ! — l’initiative des grands propriétaires.
  6. Ainsi en France, il n’y a guère plus du tiers des terres, 36 p. 0/0 seulement, qui soient sous le régime du fermage, 12 p. 0/0 en métayage, et 52 p. 0/0 exploitées directement par le propriétaire lui-même. C’est une proportion très favorable il y a peu de pays (sauf les pays neufs ou colonies) dans lesquels l’exploitation par fermage se trouve si réduite.
  7. La loi défend même aux administrateurs de ces biens (tuteurs, maris, etc.) de consentir des baux de trop longue durée, ce qui aggrave encore le mal.