Principes d’économie politique/III-II-III-III

III

ÉVOLUTION DE LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE.


Non seulement l’appropriation de la terre est consacrée aujourd’hui par toutes les législations, mais encore elle est considérée comme la propriété type ; quand on parle de « la propriété », sans autre qualificatif, chacun sait que c’est de la propriété foncière qu’il s’agit.

Cependant on peut considérer comme démontré, malgré de nombreuses controverses engagées surtout dans ces derniers temps[1], que la propriété foncière est de date relativement récente, et qu’elle a eu même beaucoup de peine à se constituer.

On peut distinguer dans l’évolution de la propriété foncière comme six étapes successives que nous allons brièvement indiquer[2] :

1° Il est facile de comprendre d’abord que la propriété foncière ne peut se constituer dans une société qui vit de la chasse ou même chez les peuples pasteurs qui vivent à l’état nomade. Elle ne peut naître qu’avec l’agriculture. Et même dans les premières phases de la vie agricole, elle ne se constitue pas encore : — d’abord parce que la terre durant cette période étant en quantité surabondante, personne n’éprouve le besoin de délimiter sa part ; — ensuite parce que les procédés agricoles étant encore à l’état embryonnaire, le cultivateur abandonne son champ, sitôt qu’il est épuisé, pour en prendre un autre. La terre est cultivée sinon en commun, du moins indistinctement : elle appartient à la Société tout entière ou plutôt à la tribu. Les fruits seuls appartiennent au producteur.

2° Cependant la population devient peu à peu plus sédentaire et se fixe davantage sur le sol : elle devient plus dense aussi et éprouve le besoin de recourir à une culture plus productrice. Alors à la première phase en succède une seconde, celle de la possession temporaire avec partage périodique[3]. La terre, quoique considérée toujours comme appartenant à la Société, est partagée également entre tous les chefs de famille, non pas encore d’une façon définitive, mais seulement pour un certain temps : d’abord pour une année seulement puisque tel est le cycle ordinaire des opérations agricoles, puis petit à petit au fur et à mesure que les procédés agricoles se perfectionnent et que les cultivateurs ont besoin de disposer d’un plus long espace de temps pour leurs

travaux pour des périodes de temps de plus en plus prolongées. Ce régime du partage périodique se trouve aujourd’hui encore dans un grand pays d’Europe, en Russie, sous la forme bien connue du mir, et même dans divers cantons suisses sous le nom d’allmend. C’est la communauté des habitants de chaque village, qui possède la terre et en répartit la jouissance entre ses membres par partages dont la périodicité varie d’une commune à l’autre[4].

3° Un jour vient où ces partages périodiques tombent en désuétude — ceux qui ont bonifié leurs terres ne se prêtant pas volontiers à une opération qui les dépouille périodiquement, au profit de la communauté, de la plus-value due à leur travail — et on arrive à la constitution de la propriété familiale, chaque famille restant alors définitivement propriétaire de son lot. Toutefois ce n’est point encore la propriété individuelle, le droit de disposer n’existant pas : le chef de la famille ne peut ni vendre la terre, ni la donner, ni en disposer après sa mort, précisément parce qu’elle est considérée comme un patrimoine collectif et non comme une propriété individuelle. Ce régime se retrouve encore aujourd’hui dans les communautés de famille de l’Europe orientale, notamment dans les Zadrugas de la Bulgarie et de la Croatie qui comptent jusqu’à 50 et 60 personnes, mais elles tendent à disparaître assez rapidement par suite de l’esprit d’indépendance des jeunes membres de la famille[5].

4° L’évolution de la propriété foncière passe par une phase qui, bien qu’accidentelle de sa nature, n’a malheureusement jamais manqué dans l’histoire des sociétés humaines, je veux parler de la conquête. Il n’est pas un seul territoire, à la surface de la terre, qui n’ait été, à une époque quelconque, enlevé par la force à la population qui l’occupait pour être attribué à la race conquérante[6]. Toutefois les vainqueurs, précisément parce qu’ils étaient les vainqueurs et les maîtres, ne se sont point souciés de cultiver la terre et s’attribuant simplement la propriété légale, le « domaine éminent comme on disait autrefois, ils ont laissé la population soumise la possession du sol sous forme de tenure. Cette tenure a ressemblé plus ou moins à une véritable propriété, mais elle a été cependant toujours limitée par les conditions mêmes de la concession qui avait été faite au cultivateur, par les servitudes qui pesaient sur lui, par les redevances qu’il était tenu de payer au propriétaire supérieur, par l’impossibilité d’aliéner sans l’autorisation de celui-ci. Ce système qui, pendant plusieurs siècles, a servi de fondement à la constitution sociale et politique de l’Europe sous le nom de régime féodal, a laissé aujourd’hui encore des traces en maints pays. En Angleterre surtout presque toute propriété a conservé, en droit, la forme d’une tenure et est encore entravée par une multitude de liens dont on s’efforce à grand’peine de la dégager[7].

5° Le développement de l’individualisme et de l’égalité civile, la suppression du système féodal, notamment dans tous les pays qui ont subi l’influence de la Révolution française ; de 1789, ont amené une cinquième phase, celle-là même qui s’est réalisée de notre temps : la constitution définitive de la propriété foncière libre avec tous les attributs que comporte le droit de propriété. Cependant même cette propriété foncière, telle qu’elle est constituée par exemple dans le Code Napoléon, n’est pas encore de tous points identique à la propriété mobilière : elle en diffère par de nombreux caractères qui sont familiers aux jurisconsultes, mais le trait distinctif ce sont surtout les difficultés plus ou moins grandes imposées au droit d’aliénation et d’acquisition[8].

6° Il ne restait donc plus, pour assimiler complètement la propriété foncière à la propriété mobilière et marquer ainsi le dernier terme de cette évolution, qu’une seule étape à franchir : c’était la mobilisation de la propriété foncière, c’est-à-dire la possibilité pour tout individu, non seulement de posséder la terre, mais encore d’en disposer avec la même facilité que d’un objet mobilier quelconque. Ce dernier pas a été franchi dans un pays nouveau, en Australie, par le système célèbre connu sous le nom de système Torrens[9], qui permet au propriétaire d’un immeuble de mettre en quelque sorte sa terre en portefeuille, sous la forme d’une feuille de papier, et de la transférer d’une personne à une autre avec la même facilité qu’un billet de banque ou tout au moins qu’une lettre de change. On fait campagne depuis quelque temps déjà pour introduire ce système dans nos vieux pays d’Europe et il est probable que la logique des faits et la suite naturelle de l’évolution que nous venons d’esquisser finiront en effet par le faire triompher partout.

La conclusion qui se dégage de cette rapide revue, c’est donc que la propriété foncière a évolué progressivement et constamment de la forme collective vers la forme individuelle et a tendu à se rapprocher de plus en plus de la propriété des choses mobilières et des capitaux jusqu’à se confondre avec elle[10].

    propriétaire suprême du sol, conclusion qui est du reste en harmonie avec notre doctrine juridique (anglaise) toutefois, un examen plus approfondi m’a conduit à la conclusion qu’il faut également maintenir te droit individuel de la propriété de la terre, mais en l’assujettissant à la suzeraineté de l’État ».

  1. Voy. dans le sens de la propriété collective : — de Laveleye, La propriété et ses formes primitives ; Viollet, Du caractère collectif des premières propriétés ; Esmein, Nouvelle revue historique du droit, — et dans le sens opposé : Fustel de Coulanges, Nouvelles recherches ; Guiraud, La propriété foncière en Grèce.
  2. Il s’agit ici d’un ordre de succession au point de vue logique plutôt que chronologique. Nous ne prétendons nullement affirmer que par tout pays la propriété ait revêtu chacune de ces formes successivement. Ainsi le dominium ex jure Quiritium, forme de propriété libre et absolue, a précédé historiquement la propriété féodale, quoiqu’il représente logiquement une forme supérieure.
  3. « Arva per annos mutant : ils changent de terre tous les ans », dit un texte fameux de Tacite en parlant des anciens Germains. Il est vrai qu’on a contesté récemment le sens de ce texte en donnant une traduction nouvelle et assez paradoxale « ils changent leurs cultures tous les ans ». En tout cas, ce régime de la propriété collective de la tribu se retrouve aujourd’hui en divers lieux et notamment dans la terre dite arch des tribus indigènes en Algérie.
  4. Le territoire de la commune est partagé généralement en trois catégories : — le terrain bâti avec les jardins, qui constitue la propriété héréditaire (mais inaliénable toutefois et non soumise au partage) ; — la terre arable qui est partagée périodiquement en parcelles aussi égales que possible suivant le nombre des habitants ; — la prairie ou la forêt, qui reste généralement indivise tant pour la jouissance que pour la propriété. C’est l’assemblée des chefs de famille, le Mir, qui règle souverainement la répartition des lots et l’ordre des cultures. (Voy. pour les détails, la Russie, par Anatole Leroy-Beaulieu, La propriété, par Laveleye). — C'est une question très controversée dans la littérature économique russe que celle de savoir si cette institution n’est qu’une survivance destinée à bientôt disparaître comme dans le reste de l’Europe, ou au contraire une forme supérieure.
    La constitution d’une propriété foncière absolue est peut-être le trait le plus caractéristique du droit romain, et pourtant même à Rome, dans les premiers temps, il semble démontré que la propriété individuelle ne s’étendait qu’à la maison et à un enclos d’une superficie très limitée, 1/2 hectare.
  5. Voy. Les communautés de famille et de village, par de Laveleye, dans la « Revue d’Economie politique », août 1888.
  6. Comme preuve de l’influence que la conquête a exercée sur l’évolution de la propriété foncière, Herbert Spencer fait cette curieuse remarque que les contrées dans lesquelles les formes anciennes de la propriété collective ont pu le mieux se maintenir, sont précisément les contrées montagneuses et pauvres qui, par leur situation même, ont échappé à la conquête.
  7. « C’est ainsi que s’établit, dans notre droit anglais, la maxime fondamentale en fait de possession du sol, à savoir que le Roi est le seul maître et le propriétaire originaire de toutes les terres du royaume ». Commentaires de Blackstone.
  8. Il suffit de rappeler l’inaliénabilité des immeubles des femmes mariées sous le régime dotal ou des enfants en tutelle, les formalités exigées pour le transfert des immeubles, les droits énormes qui frappent ces mutations, etc.
  9. Le système Torrens, ainsi désigné par le nom de l’homme qui l’a fait adopter dans les Nouvelles Galles du Sud, il y a 40 ans environ, consiste essentiellement : — 1° dans un registre, semblable à nos registres de l’état civil, dans lequel chaque immeuble a une page qui lui est spécialement affectée avec son plan, son signalement, et sur laquelle est relatée en quelque sorte l’histoire de l’immeuble depuis le jour où il est entré dans le domaine de la propriété privée ; — 2° dans un titre, reproduction exacte, quelquefois même photographiée, de la feuille du registre, qui, remis entre les mains du propriétaire, représente absolument l’immeuble lui-même, et peut à sa place être cédé, donné en gage, etc. — Le but de ce système, comme le déclarait l’auteur lui-même, est de débarrasser la propriété foncière de toutes les entraves qui en empêchaient le libre accès, « semblables à ces herses, ponts-levis et fossés qui défendaient l’accès des châteaux de nos ancêtres ». Ce système, adopté successivement dans toutes les colonies australasiennes, ainsi que
  10. Il y a là évidemment une présomption grave contre le collectivisme — pourtant non absolument décisive, puisque nous avons signalé à diverses reprises dans ce livre maints cas d’évolution régressive.