Principes d’économie politique/III-II-III-II

II

DE LA LÉGITIMITÉ DE LA RENTE FONCIÈRE.


Si l’on accepte la théorie que nous venons d’exposer, il en résulte :

1° Que la rente foncière est le résultat d’une sorte de monopole ;

2° Que ce revenu est destiné à grandir fatalement en vertu de causes sociales indépendantes du fait du propriétaire.

Or il faut avouer que ces constatations ne paraissent guère favorables a la légitimité du revenu foncier.

Cependant si la légitimité de la propriété foncière était solidement établie, celle du revenu foncier le serait aussi par voie de conséquence, de même que nous avons dit que la légitimité de l’intérêt était inséparable de la légitimité de la propriété capitaliste.

Mais si nous remontons du revenu foncier à la propriété foncière elle-même, la question ne se présente pas sous un jour plus favorable. En effet, non seulement la terre présente les trois caractères sui generis que nous avons énumérés dans le Ch. précédent et qui, à eux seuls, rendraient discutable la légitimité de son appropriation, mais par-dessus tout elle présente ce caractère unique qu’elle n’est pas un produit du travail. Toutes choses sont un produit du travail, hormis elle[1]. Donc si l’on admet que le fondement de la propriété c’est le travail, il faut conclure que toutes choses peuvent être individuellement appropriées, hormis la terre[2].

Cette distinction frappe fortement l’esprit par sa simplicité et sa logique : elle est très ancienne, car nous verrons dans le chapitre suivant qu’elle remonte aux origines mêmes de la propriété : elle est très moderne aussi, car elle a rallié de nos jours non seulement des socialistes, mais un certain nombre d’économistes et de philosophes contemporains.

L’école optimiste nie absolument cette distinction. Elle déclare que la terre est un produit du travail du cultivateur tout aussi bien que le vase d’argile façonné par la main du potier. Sans doute, l’homme n’a pas créé la terre, mais il n’a pas non plus créé l’argile : le travail ne crée jamais rien ; il se borne à modifier les matériaux que la nature lui fournit ; or cette action du travail n’est pas moins réelle ni moins efficace quand elle s’exerce sur le sol lui-même que sur les matériaux tirés de son sein. Et elle nous cite en exemple des terres telles que celles que les paysans du Valais ou des Pyrénées ont rapportées de toutes pièces sur les pentes de leurs montagnes, en les portant dans des hottes sur leur dos. Un auteur ancien nous raconte qu’un paysan accusé de sorcellerie à raison des récoltes abondantes qu’il obtenait sur sa terre, alors que les champs voisins n’étaient que des landes, fut cité à comparaître devant le préteur de Rome, et là, pour toute défense, montrant ses deux bras, il s’écria : veneficia mea hæc sunt ! « voilà tous mes sortilèges ». La propriété foncière, pour se justifier des attaques qu’on dirige contre elle, n’a qu’à répéter aujourd’hui la même fière réponse.

Et si même la terre n’était pas un produit du travail, elle serait du moins, dit-on, le produit du capital. La valeur de la terre et sa plus-value séculaire s’expliquerait suffisamment par les améliorations et les dépenses faites par les propriétaires et on affirme même que si l’on faisait le compte de toutes les dépenses accumulées par les propriétaires successifs, on arriverait à cette conclusion qu’il n’y a pas de terre qui vaille ce qu’elle a coûté[3].

Malgré la part de vérité que contient incontestablement cette argumentation, elle ne nous paraît point suffisante. Sans doute, l’homme et la terre ont été unis de tout temps par le lien du travail quotidien et même du travail le plus dur, celui pour lequel on a inventé l’expression de travailler à la sueur de son front le mot labor est le même que labourer. Mais si la terre est l’instrument du travail, elle n’en est pas le produit. Elle préexiste à tout travail de l’homme[4]. Sans doute, l’homme perfectionne et modifie tous les jours par son travail et ses dépenses ce merveilleux instrument de production que la nature lui a fourni, pour le mieux adapter à ses fins, et en ce cas il lui confère évidemment une utilité et une valeur nouvelles. Nous reconnaissons même qu’au fur et à mesure que l’art agricole fait des progrès, la terre tend à devenir de plus en plus un produit du travail, puisque dans la culture maraîchère, par exemple, le terreau est un composé artificiel préparé de toutes pièces par le jardinier. Mais il est toujours possible, en théorie sinon en fait, de retrouver sous les couches accumulées du capital ou du travail humain la valeur primitive du sol.

Elle apparaît d’abord comme à l’œil nu dans la forêt ou la prairie naturelle qui n’ont jamais été défrichées ni cultivées et qui peuvent pourtant se vendre et se louer à un haut prix ; dans ces plages de sable des départements du Gard et de l’Hérault qui n’ont jamais été labourées que par le vent du large et qui ont fait néanmoins la fortune de leurs heureux possesseurs du jour où l’on a découvert par hasard qu’on pourrait y planter des vignes indemnes du phylloxéra[5] ; dans les terrains à bâtir des grandes villes où jamais la charrue n’a passé et qui ont pourtant une valeur infiniment supérieure à celle de la terre la mieux cultivée (Voy. p. 510).

Même pour les terres cultivées, cette valeur naturelle du sol apparaît encore d’une façon bien sensible dans l’inégale fertilité des terrains, qui fait que de deux terres qui ont été l’objet des mêmes travaux et des mêmes dépenses, l’une

petit rapporter chaque année une fortune, tandis que l’autre paiera à peine ses frais[6].

Quant à l’argument qu’aucune terre ne vaut ce qu’elle a coûté, il repose sur une erreur de comptabilité[7].

Il est certain que si l’on additionnait toutes les dépenses faites sur une terre française depuis le jour où le premier Celte est venu la défricher au temps des druides, on pourrait arriver à un total infiniment supérieur à la valeur actuelle de la terre ; mais pour que le calcul fût juste, il faudrait additionner d’autre part toutes les recettes à partir de la même date ! et il est hors de doute que le compte ainsi rectifié montrerait que la terre a fort bien donné une rente grossissant régulièrement avec le temps.

Alors si la propriété foncière paraît si peu solide au point de vue du droit, pourquoi existe-t-elle de temps immémorial et pourquoi a-t-elle été consacrée par la législation de presque tous les peuples civilisés ? — Uniquement parce qu’elle repose — mais c’est là une base très solide — sur l’utilité publique[8]. Elle doit son origine aux causes historiques que nous exposerons dans le chapitre suivant et qui l’ont dégagée peu à peu de la communauté primitive pour la constituer sous la forme de propriété individuelle et libre, de plus en plus semblable à la propriété des objets mobiliers, et lui ont fait suivre pas à pas, dans ses transformations successives, les progrès de l’agriculture et les développements de la civilisation.

D’une part, l’accroissement de la population a mis les hommes dans la nécessité de pratiquer une culture plus intensive pour obtenir de la terre une quantité de subsistances de plus en plus considérable.

D’autre part, on a senti la nécessité, pour stimuler le travail, d’assurer au cultivateur un droit non seulement sur les produits de sa terre, mais sur la terre cité-même comme instrument de son travail droit d’abord temporaire, mais de plus en plus prolongé à mesure que les progrès de la culture ont exigé des travaux de plus longue haleine, et qui a fini par devenir perpétuel[9].

Ces causes qui ont agi dans le passé pour créer la propriété foncière individuelle, ont-elles perdu de leur force pour la défendre aujourd’hui contre tes attaques de ses adversaires ? — nous ne le croyons pas.

Étant donné le fait de l’accroissement plus ou moins rapide mais continu de la population, il importe aujourd’hui comme aux jours anciens de choisir le mode d’exploitation du sol qui permettra de nourrir le plus grand nombre d’hommes sur une superficie donnée[10]. La Société a, croyons-nous, en droit un domaine éminent sur la terre, mais elle ne saurait mieux faire dans l’intérêt de tous que de déléguer son droit à ceux qui pourront tirer de cette terre le meilleur parti[11]. Or, jusqu’à ce jour, ce sont les individus qui y ont le mieux réussi et, jusqu’à preuve contraire, il y a lieu de penser que ce seront les plus aptes à remplir cette fonction sociale[12].

  1. Un diamant non plus, dira-t-on ? Si, car le diamant n’a une valeur que quand il a été trouvé et dégagé de la terre.
  2. Quelques personnes pensent justifier la propriété foncière et son revenu par un argument enfantin : « la propriété de la terre est légitime parce que, disent-elles, toute terre a été achetée à prix d’argent et par conséquent le revenu de la terre n’est que l’intérêt de l’argent ainsi placé. ». C’est ne rien comprendre à la question.
    Ce n’est pas parce qu’une terre s’est vendue 100.000 fr. qu’elle rapporte 3.000 fr. de rente, mais c’est au contraire parce qu’elle rapportait naturellement 3.000 fr. de rente, indépendamment de tout travail du titulaire, qu’elle a pu se vendre 100.000 fr., et il s’agit précisément de savoir pourquoi elle les rapportait ! C’est comme si à ceux qui critiquent le monopole des notaires ou agents de change et réclament son abolition, on pouvait fermer la bouche en disant que la propriété de ces offices est légitime et indiscutable puisque les titulaires actuels les ont achetés et payés !
    Tout ce qu’on peut conclure de cet argument, c’est que le propriétaire de la terre (comme le titulaire d’un office quelconque acheté à prix d’argent a droit au remboursement du prix s’il est exproprié, — mais c’est là une tout autre question.
    La prescription, souvent invoquée, n’a pas plus de valeur. Dans certains cas particuliers et pour éviter des procès insolubles, les jurisconsultes, il est vrai, ont décidé que la longue possession ferait présumer des titres perdus et suppléerait au droit. Mais il serait grotesque de généraliser cette proposition et de déclarer que la propriété foncière en général repose sur une présomption de titres qu’on ne peut produire !
  3. L’historien Michelet a dit : « L’homme a sur la terre le premier des droits : celui de l’avoir faite ». Les Physiocrates aussi faisaient reposer le droit de propriété sur les dépenses faites pour créer le domaine, ce qu’ils appelaient « les avances foncières ».
  4. L’école de Bastiat, pour démontrer que la valeur de la terre procède uniquement du travail, s’appuie sur ce fait que là où la terre est vierge, par exemple en Amérique, elle est sans valeur. Le fait est exact, mais l’argument qu’on en tire ne prouve rien:si les terres situées sur les bords de l’Amazone sont sans valeur, ce n’est point du tout parce qu’elles sont vierges, mais simplement parce qu’elles sont situées dans un désert, et que là où il n’y a point d’hommes pour utiliser les choses, la notion même de la richesse s’évanouit. Il est clair que la terre n’avait point de valeur avant le jour où le premier homme a apparu à sa surface et qu’elle n’en aura pas davantage le jour où le dernier représentant de notre race aura disparu (Voy. ci-dessus, p. §2), mais leur virginité n’a rien à faire ici. — Et la preuve; c’est que si on pouvait, par un coup de baguette magique, les transporter sur les bords de la Seine telles quelles et sans déflorer leur virginité, elles vaudraient autant que les plus vieilles terres du pays, en dépit du travail de cent générations qui les a fatiguées et remuées. Ou si l’on trouve l’hypothèse trop fantastique, qu’on suppose une terre quelconque en France entourée d’un mur et abandonnée pendant cent ans, comme le château de la Belle au Bois Dormant, jusqu’à ce que toute trace du travail de l’homme se soit effacée et que la nature lui ait refait une virginité, et qu’on nous dise si, en cet état, cette terre aura perdu toute valeur, si elle ne trouvera ni fermier ni acquéreur ! Il y a tout à parier, au contraire, que même laissée dans cet état, elle vaudra beaucoup plus dans cent ans qu’aujourd’hui.
  5. La Compagnie des Salins du Midi, qui ne se servait autrefois de ces plages que pour produire le sel, y a planté des vignobles qui produisent 50 à 70.000 hectolitres de vin représentant un revenu brut de 12 à1.500.000 francs. Sans doute elle a fait des frais énormes, mais le terrain de sable nu qui ne valait rien il y a dix ans, vaut aujourd’hui au moins 2.000 francs l’hectare.
  6. Le Languedoc produit des vins de commerce d’un type assez uniforme et qui, suivant l’année, ont un prix coté qui ne varie pas beaucoup d’une terre à l’autre, soit aux environs de 20 francs. Or sur certaines de ces terres, dites terrains de « grès », les frais de production de l’hectolitre, si l’on tient compte de l’intérêt et de l’amortissement du capital engagé, sont au moins égaux à ce prix sinon même supérieurs, tandis que dans les terres submersibles des plaines les frais de production peuvent descendre jusqu’à 6 francs par hectolitre ! C’est une confirmation remarquable de la théorie de Ricardo.
  7. D’abord il ne se comprend pas pour les terrains à bâtir qui sont toujours des terrains vagues.
  8. Cette différence entre la propriété foncière et la propriété mobilière se trouve parfaitement caractérisée dans le Code de Serbie :
    « Le droit de propriété sur les produits et les meubles acquis par les forces humaines est fondé sur la nature même et établi par les lois naturelles.
    « Le droit de propriété sur les immeubles et sur les fonds cultivés ou non cultivés est assuré par la constitution du pays et par les lois civiles. »
    Mais certains économistes ne se résignent pas à accepter ce divorce entre la Justice et l’Utilité et c’est pour cela que les uns s’obstinent à justifier la propriété foncière en la fondant sur le travail et que les autres (par exemple M. Walras), renonçant la justifier, renoncent du même coup à la maintenir comme droit individuel et veulent la transformer en propriété sociale (Voy. ci-après, p. 529).
  9. Le droit aux fruits emporte le droit au fonds pendant un certain temps du moins. Il faut bien laisser à celui qui a fait les semaines le temps de faire la moisson. Il faut bien six ou sept ans avant que celui qui a planté la vigne fasse les vendanges, et il faut un demi-siècle avant que celui qui a semé le gland puisse couper le chêne. Remarquez d’ailleurs que, même dans les cultures annuelles, pour peu qu’elles soient perfectionnées, il y a des travaux (engrais, amendements, drainages, irrigations) qui ne pourront être récupérés que par les récoltes successives de dix, vingt, peut-être de cinquante années. Il est pourtant indispensable de laisser à celui qui les a faites la possibilité de se rembourser sinon on peut tenir pour certain qu’il ne les fera pas.
    Toutefois il est permis de penser que si la propriété foncière n’a d’autre raison ni d’autre but que l’utilité sociale, on a quelque peu dépassé le but, et cela de deux façons :
    Premièrement il semble qu’il aurait suffi de limiter le droit de propriété aux terres qui ont été l’objet d’un travail effectif. C’est ce qu’a fait la législation musulmane qui plus conforme aux principes de l’économie politique que la nôtre qui l’aurait cru n’admet la propriété individuelle que sur les terres qui ont été l’objet d’un travail effectif et qu’elle appelle les terres vivantes par opposition à la terre en friche qu’elle appelle la terre morte et qui doit rester propriété collective. « Quand quelqu’un aura vivifié la terre morte, dit le prophète, elle ne sera à aucun autre, et il aura des droits exclusifs sur elle ». Et voici les travaux qui feront ainsi passer la terre sous le régime de l’appropriation : « Faire sourdre l’eau pour l’alimentation ou l’arrosage, détourner les eaux des terrains submergés, bâtir sur une terre morte, y faire une plantation, la défoncer par un labour, en détruire les broussailles qui la rendent impropre à la culture, niveler le sol et en enlever les pierres ». C'est par application de ces principes qu’en Algérie et à Java, par exemple, la propriété collective occupe encore une très grande place.
    Mais en France, sur 22 millions d’hectares de terre et de nature (bois, pâturages, friches) — les 2/5 de la superficie de la France — il n'en reste plus que 6 millions appartenant à l’État ou aux communes ; tout le reste a été envahi par la propriété privée, sans autre titre évidemment que l’occupation.
    En second lieu, on peut se demander s’il était nécessaire de conférer à la propriété foncière un caractère perpétuel. Et il semble bien que ce droit ait été étendu au delà de ce qu’exigeaient les nécessités de la culture, car, assurément, l’homme, être de peu de durée, n’a pas besoin d’avoir l’éternité devant lui pour entreprendre les plus grands travaux la preuve, c’est que les entreprises des chemins de fer et les canaux de Suez et de Panama ne reposent que sur des concessions de 99 ans.
    Il est vrai que la logique semblait conduire à cette conséquence, car le droit de propriété dure autant que l’objet ; or, l’objet, ici, a une durée perpétuelle. La terre est même la seule richesse qui ait ce privilège ; le temps qui détruit toutes choses, tempus edax rerum, ne touche à elle que pour lui rendre à chaque printemps une jeunesse nouvelle. Mais la logique n’est ici que spécieuse car ce qui dure éternellement, c’est le fonds et ses forces naturelles les transformations résultant du travail, même incorporées à la terre, ne durent qu’un temps.
  10. On a reconnu au Canada que les populations indigènes qui vivent de la chasse ont besoin de l’énorme superficie de 15 milles carrés (3.800 hectares) par tête pour pouvoir vivre. Au-dessous de cette limite, la famine les décime. Or, l’agriculture, telle qu’elle est pratiquée dans l’Europe occidentale, peut nourrir de 1 à 2 habitants par hectare, c’est-à-dire 4 à 5.000 fois plus.
  11. C’est la conclusion à laquelle, après avoir quelque peu varié, aboutit Herbert Spencer dans son dernier livre, La Justice (1891) (Appendice B). « Je maintiens ma conclusion que l’agrégat collectif est bien le
  12. Les collectivistes nous assurent, il est vrai, que l’exploitation collective du sol donnerait des résultats bien supérieurs à ceux que peut donner la propriété individuelle, parce qu’elle seule pourra permettre d’employer les procédés de la grande production et d’en réaliser les avantages mais ils ne l’ont pas encore démontré. Nous avons vu déjà que l’on ne devait nullement attendre de la grande production dans l’agriculture les mêmes avantages que dans l’industrie manufacturière (Voy. p. 196).