Principes d’économie politique/III-II-II-IV

IV

LES LOIS DE L’INTÉRÊT.


Nous entendons par là non pas les lois écrites qui peuvent fixer un maximum au taux de l’intérêt ou punir l’usure et qui n’ont qu’une importance secondaire, mais les lois économiques et naturelles qui déterminent le taux de l’intérêt comme le taux des salaires et comme le prix des marchandises.

Si les capitaux étaient loués en nature, sous la forme d’usines, machines ou instruments de production quelconques, il s’établirait pour chacun d’eux un prix de location différent suivant leurs qualités, durée et productivité respectives, de même que varie le prix de location des maisons suivant qu’elles sont plus ou moins bien situées ou des terres suivant qu’elles sont plus ou moins fertiles[1]. Ce prix de location serait déterminé par un débat entre l’entrepreneur et les possesseurs de capitaux analogue à celui que nous avons analysé à propos de la valeur d’échange (Voy. p. 74).

Mais les capitaux se présentent toujours sous forme de monnaie (ou de ses équivalents en titres de crédit), parce que l’emprunteur préfère toujours toucher de l’argent plutôt que des capitaux en nature qui pourraient ne pas bien s’adapter aux usages auxquels il les destine, et aussi parce que c’est nécessairement sous cette forme qu’ils sont offerts sur le marché par tous ceux qui ont fait des économies et cherchent les placer. On ne saurait en effet créer par l’épargne des capitaux en nature, mais seulement un capital argent. Or cette substitution, qui transforme la location en prêt d’argent, produit certains effets remarquables.

D’une part, elle fait intervenir dans la détermination du prix de location une cause nouvelle de variation qui prend une importance énorme, le plus ou moins de solvabilité de l’emprunteur. Si cette solvabilité est douteuse, il y aura de ce chef un risque pour le prêteur qui le déterminera à demander un intérêt plus élevé comme prime d’assurance contre le risque qu’il court de perdre son capital. C’est uniquement cette prime d’assurance qui fait les différences entre les taux d’intérêt de tous les placements en fonds publics ou valeurs de Bourses.

D’autre part, elle tend, dans des conditions de sécurité égale, à éliminer toutes les autres causes de variation et à égaliser le prix de location pour tous les capitaux, car tous les capitaux étant désormais prêtés et empruntés sous une forme identique, en monnaie, se valent. Il n’y a plus entre eux de différences qualitatives mais seulement quantitatives[2]. D’ailleurs les capitaux sous cette forme étant essentiellement mobiles, se transportent presque instantanément partout où un taux plus élevé les attire, ce qui fait que s’il y a des différences elles sont rapidement nivelées. Aussi n’y a-t-il, à un moment donné, sur le marché national et même international, qu’un même taux d’intérêt.

Quant aux deux éléments essentiels qui déterminent la valeur en général, quantité et utilité, ils se retrouvent aussi dans le prêt d’argent, mais avec des caractères spéciaux.

La quantité du capital offerte sous forme de monnaie ou de titres de crédit, dépend : — 1° de la puissance d’épargne du pays, secondée de bonnes institutions d’épargne et de crédit pour faciliter cette épargne et lui ouvrir des débouchés ; — 2° de la sécurité sans laquelle, comme en Turquie ou au Maroc, les capitaux au lieu de s’offrir s’enfouissent dans une thésaurisation stérile ; — 3° de l’existence d’une nombreuse catégorie de personnes ne pouvant ou ne voulant utiliser leurs capitaux par leur industrie personnelle ; car dans une société où chacun ferait valoir lui-même les capitaux qu’il possède, il est clair que, si abondants fussent-ils, ils ne seraient pas offerts.

Quant à l’utilité, elle se confond évidemment, puisqu’il s’agit d’un capital de production recherché par un entrepreneur, avec sa productivité[3]. Mais il ne peut plus être question de la productivité spéciale à tel ou tel capital déterminé, comme de la fertilité d’une terre — l’argent se prêtant indifféremment à un emploi quelconque, — mais d’une productivité générale. Si, par exemple, on se trouve dans un pays neuf doté de toutes les ressources de terres vierges à défricher, de mines à exploiter, d’un réseau de voies de communication à créer, ou si, même dans un pays vieux, on se trouve au moment d’une grande poussée industrielle, comme celle quia caractérisé le milieu du XIXe siècle, la productivité étant générale, le taux de l’intérêt, ainsi que l’expérience d’ailleurs l’a déjà démontré, sera fortement relevé[4].

Le prêt à intérêt est, comme le salaire et le fermage, un contrat à forfait, c’est-à-dire que le préteur se désintéresse de tout droit sur les profits de l’entreprise moyennant une annuité fixe qui dans l’usage est calculée en tant pour cent du capital, 3 %, 10 %, etc[5].

Cependant pour les prêteurs qui préfèrent les chances de gain et de perte à la sécurité d’un revenu fixe, le crédit moderne a créé une autre combinaison : au lieu de leur garantir un revenu fixe, l’emprunteur leur promet seulement une part des bénéfices, s’il y en a, et rien s’il n’y en a pas. Et si même il y a des pertes, c’est sur leur capital prêté que ces pertes retomberont d’abord. En ce cas, la créance de ces prêteurs, au lieu de s’appeler une obligation, s’appelle une action, et leur revenu, au lieu de s’appeler intérêt, s’appelle dividende[6]. Naturellement le taux du dividende doit être supérieur au taux de l’intérêt puisqu’il représente un revenu plus aléatoire, mais nous retrouverons cette question au moment où nous nous occuperons des profits.


  1. Cependant si l’on suppose des capitaux multipliables à volonté (machines par exemple), les prix de location finiraient par s’égaliser par l’action de la concurrence comme s’égalisent par la même cause le prix de vente des produits : on s’empresserait de multiplier ceux qui se loueraient le mieux.
    S’il s’agit de capitaux non multipliables (chutes d’eau, par exemple, ou cafés sur les boulevards à Paris) les prix de location resteraient toujours différents, mais le taux du revenu ou le taux de capitalisation s’égaliserait tout de même par la raison que la valeur capitale se règle toujours sur le revenu. Une maison située aux Champs-Élysées et une située dans un village se louent à des prix prodigieusement inégaux, mais tout de même elles peuvent rapporter le même taux, soit 5 ou 6 %.
  2. Il semble même qu’il ne doit plus y avoir entre eux la différence de l’inégale durée qui, pour ceux qui empruntent des capitaux en nature, se traduit par la nécessité d’un entretien plus ou moins onéreux, d’un renouvellement plus ou moins rapide qui s’ajoute au prix de location. Le capital argent étant par nature inusable et perpétuel, toute différence dans le prix de location due à l'amortissement devrait disparaître.
    Toutefois pour un emprunteur la nécessité de rembourser le capital au bout de dix ans, par exemple, équivaut à sa destruction dans ce même laps de temps. S’il est prévoyant, il doit donc l’amortir tout comme s’il avait en main un capital en nature. Et c’est ce que ne manquent pas de faire toutes les sociétés industrielles.
  3. S’il s’agit d’un prêt de consommation, alors la productivité est hors de cause et le taux de l’intérêt n’est plus détermine que par l’utilité finale pour l’emprunteur, aussi peut-il devenir exorbitant !
  4. Le fait que le capital se présente toujours sous forme de monnaie devrait avoir encore, semble-t-il, une autre conséquence : c’est que le taux de l’intérêt. le prix de location du capital, devrait dépendre de la plus ou moins grande quantité de numéraire. C’est d’ailleurs ce que croit le public. Il dit que quand l’argent est abondant, l’intérêt est bas.
    Et cela est exact, en effet, quand il s’agit du prêt à court terme sous forme d’escompte. Nous avons vu, en effet, qu’il y avait une relation nécessaire entre la rareté du numéraire et la hausse de l’escompte (Voy. p. 358).
    Mais cela est faux quand il s’agit des prêts à long terme sous forme de placements, les seuls qui nous intéressent ici puisque nous nous occupons des revenus. Il suffit de remarquer, en effet, que le revenu se présente toujours sous la forme de monnaie aussi bien que le capital, et, par conséquent, le taux de l’intérêt, c’est-à-dire le rapport entre le capital et le revenu, ne saurait être affecté par une cause qui, comme les variations de valeur de la monnaie, agit également et simultanément sur les deux termes du rapport.
  5. Autrefois on calculait d’une façon différente : on cherchait quelle
  6. Il y a aussi ce qu’on appelle les arrérages qui ne sont autre chose que les intérêts des emprunts dans lesquels le capital n’est pas remboursable, les rentes sur l’État généralement.